Art | Bien profond | Ciné | Livres | Musik | Liens



John and Jane. Ashim Ahluwalia
Jeunesse indienne sous influence, quand la fiction informe le réel





Si l’Inde peine à se frayer un chemin sur la cartographie bien balisée du cinéma documentaire, c’est peut-être qu’elle lui préfère les chemins de traverse. Terré dans les gratte-ciel de Bombay, John and Jane noie les conventions du genre au fond du Gange, prétexte une enquête sur la fièvre consumériste qui contamine le pays à vitesse grand V pour délivrer un objet hybride où la fiction prend constamment le pas sur le réel. Au final, un grand film et six portraits d’employés modèles en forme d’encéphalogrammes intimistes avec en ligne de mire l’aliénation identitaire.

Que savons-nous du documentaire indien aujourd’hui ? Question en forme de casse-tête, John and Jane fait figure d’OVNI dans la sélection internationale. Au départ une idée toute simple. Nous sommes en 2000. Le pays fonctionne jusque là en quasi autarcie. Le gouvernement décide d’ouvrir les vannes aux investisseurs étrangers. A Bombay, l’onde de choc transmise par cette nouvelle donne n’épargne personne.

L’ère du consumérisme contamine la ville entière. Les buildings arrogants et anonymes fleurissent. Parmi ceux-ci, la société Amway donnent dans la télévente : trousse médicale de secours, abonnements téléphoniques...A chaque extrémité du fil, de jeunes indiens font l’article aux retraités de l’Iowa, aux veuves du Michigan. C’est à partir de ce postulat qu’Ashim Ahluwalia décide de sonder le phénomène en captant le quotidien de six employés engagés dans l’aventure.

L’Inde si loin, si proche

Après la Russie où les pays de l’ancien bloc communiste, c’est donc à l’Inde d’entrer sur le grand terrain de jeu de la globalisation, du consumérisme effréné et de l’American Way of Life. Cette transition au forceps, le cinéaste y consacre trois ans. La première à caster ses protagonistes. Sur les cinquante employés pressentis, six seulement feront parti du film. Si le tournage est rapide, une vingtaine de jours, le gros du travail consiste à monter pendant deux ans les centaines d’heures de rush.

Ce qui frappe d’emblée, c’est l’aspect totalitaire du dispositif auquel sont soumis les télé conseillers. En une série de plans fixes, cadrages serrés, pellicule immaculée, nous sommes dans le quotidien de Sydney qui essuie stoïquement les refus successifs de ses interlocuteurs. Dans le vif du sujet, toute la révolte rentrée et l’amertume de l’apprenti exploité. Impassible au travail, Jayson et son acolyte Glen déballe leur rancœur au bar du coin, au volant d’une voiture en plein Bombay, propos salaces et joints un guise d’exutoire.

Se démarquer à l’identique, le syndrome de Moebius

Si le propos du film convainc par son acuité là où il pourrait se contenter d’enfoncer les portes ouvertes, c’est sans doute qu’il s’appuie sur une structure construisant une véritable gradation dans l’aliénation des protagonistes à leur nouveau mode de vie. Plus le film avance, plus se profile le portrait de l’employé modèle, totalement investit dans et par son nouveau moi. Des deux rebelles du dieux néon, conscients de l’exploitation dont ils sont victimes, en passant par Niki Cooper/ Nikesh Soares et ses lubies New Age, jusqu’à Naomie/Namrata, la vraie fausse blonde, parfaitement américanisée, c’est une surenchère dans l’autodénigrement à laquelle se livrent ces enfants de la globalisation.

S’ils sont aussi velléitaires, c’est aussi parce que tous les indicateurs de la société indienne pointent vers cet absolu, et qu’en guise d’alternative, le retour à l’ordre religieux traditionnel et réactionnaire apparaît plus effrayant encore. Un leitmotiv travaille le film au corps, celui de la réplique, du semblable. Des idéaux convergent vers un même archétype : celui du consommateur américain moyen. Pour satisfaire à son désir, Sydney et ses collègues acceptent les horaires de nuit où le jour ne sert qu’à dormir, affichent une obsession toute tendue vers la réussite sociale, l’enrichissement, l’auto persuasion de sa capacité à reproduire le modèle du Self Made Man. Même omniprésence du matériel, de l’objet jusque dans l’intimité des personnages. Autant d’artefacts qui agissent comme des substituts prompts à combler le grand vide opéré au cœur de l’amnésie générale. Ce motif du semblable contamine la narration du film et, si elle frappe le spectateur de par sa dimension hégémonique, elle semble, au final, s’inscrire dans l’ordre naturel des choses.

Un grand saut vers nulle part

A l’image de Sydney et Glen, seuls réfractaires à la lobotomisation ambiante, la vision d’une certaine Amérique traverse le film, s’éloigne des réflexes consuméristes aseptisés, prends les chemins de traverse et s’échappe brièvement du côté du road-movie statique, le temps de rouler un joint dans les rues de Bombay, de le fumer, assis sur le capot de leur guimbarde, à fixer les rives de l’océan Indien.

Comme un besoin urgent d’ailleurs quand celui qui leur est proposé dégage des relents de palimpseste frelaté. Comme pour mieux illustrer le vide abyssal qui travaille l’évolution de chaque personnalité, le film alterne les scènes désincarnées au coeur du call-center et les tranches de vie plus intimes au sein des appartements. Aux ambiances High Technology succèdent un brutal retour à la réalité où l’exiguïté du cocon familial le dispute au dénuement d’intérieurs délabrés. Si le dévouement et la foi totale en ce nouvel eldorado idéologique s’apparente à une fuite en avant, c’est aussi certainement parce que le passé, le retour aux sources indiennes apparaît comme une impasse. Impossible pour cette jeune génération de choisir entre un passé colonial dévastateur, et une tradition des castes patriarcale et archaïque.

Le genre hybride où, la contamination fictionnelle du réel

La singularité et la réussite du film tiennent dans le rapport ouvertement dissident qu’il entretient avec la tradition du film documentaire. Objet quasiment unique au sein de la compétition, en compagnie de l’effrayant Arcana, John and Jane se joue des impondérables pour emmener le spectateur du côté de la (science) fiction. Loin de tout dogmatisme, le réalisateur questionne avec pertinence le rapport du documentariste au réel. Réfutant l’idée d’un enregistrement objectif et brut de la réalité, il construit chaque plan, amène chaque mouvement de caméra, impose une temporalité qui, loin de dénaturer son propos, le rendent d’autant plus percutant.

Faut-il se contenter d’une caméra numérique, d’une image tremblante, d’une bande-son inexistante pour se targuer d’enregistrer LA réalité ? Ici, le cinéaste et le cinéma sont omniprésents, revendiquent un traitement subjectif du réel auquel tout matériau documentaire est finalement sujet. Ce que le film perd en pseudo-objectivité et en linéarité, il le gagne en acuité, en rythme et en poésie visuelle. Deux ans de travail sur les rushes pour finalement atteindre à un montage aux coupes chirurgicales. C’est dans ce choix de cinéma que le film fait corps avec son sujet. Dans les deux cas, la fiction contamine et dépasse la réalité. Pour le plus grand plaisir du spectateur qui esquive une énième variation sur le thème de la mutation sociologique en tant que pensum mal dégrossi, mais assiste, bienheureux, à un récit cinématographique auquel il adhère naturellement.

Influences souterraines

Pour mieux enfoncer le coin dans un film où l’audace plastique transcende une enquête rigoureuse, Ahluwalia peaufine son propos, lui adjoint un environnement sonore savamment élaboré. Comme une évocation subliminale du rapport fondamentalement irréel, irrationnel et surnaturel que les personnages entretiennent avec leur quotidien, la bande son envoûte, nous invite dans un univers où les intrusions électroniques minimalistes, parfois planantes matérialisent avec acuité la sensation hypnotique que le spectateur peut entretenir avec le récit implacable d’une désagrégation identitaire.

Les oreilles plaquées à la syncope synthétique et arythmique d’un Photek et les perturbations cosmique d’un Notwist, on se prend soudain à croire à un film mutant qui assume ses influences à mille lieues du regard documentaire commun mais à quelques encablures de la science-fiction et du film d’anticipation.

Et le spectateur d’entrevoir, entre extase et effroi les univers prophético-apocalyptiques de Carpenter, Cronenberg ou Orwell soudain incarnés au sein d’un regard, étrange agrégat que le devenir de ces protos employés modèles, loin de tout moralisme. Car pour mieux boucler la boucle et réaffirmer la position du documentariste, Ahluwalia, malgré l’exercice formaliste périlleux que constitue son film, trouve constamment la bonne distance pour donner à son récit de l’intime une portée universelle.


Guillaume Bozonnet