On ne sait jamais sur quel arrière-fond Beckettien l’un ou l’autre des personnages de Volodine se réveille, vraisemblablement endormi qu’il est, quoique sa pâleur cadavérique laisse craindre le pire... Etait-ce un rêve de rêve ? Les lois de la logique se contorsionnent sous les yeux ébahis du lecteur. Mais le plus inquiétant n’est précisément pas la présence sourde d’une apocalypse larvée, c’est bien plutôt le fait, nous trouvant dans une arrière-zone délétère et sans fond, de là le monde puisse paraître si immensément grand.
Il ne s’y passera peut-être plus grand-chose, au fond de ce monde fictionnel à peine encore vivotant, puisqu’il ne reste que quelques décennies interminables avant la fin du monde, fin pertinemment sue de tous. Tout du moins, celle-ci est-elle clairement annoncée, personne n’a plus de doute à ce sujet ; et pour autant, il reste encore suffisamment de temps, plus qu’il n’en faut, pour que quelques destins funestes se jouent, au gré d’affaires politiques troubles, de querelles de palais ou encore d’accidents... "naturels"...
Nos animaux préférés présente une succession d’ "Entrevoûtes" (c’est le genre de ce livre, précisé en sous-titre comme on voit parfois "récit" ou "roman" sur certains livres de poésie contemporaine), qui dégagent chacun une atmosphère particulière et entrecroisent les données qu’ils livrent pour construire finalement un monde pluriel et intransigeant.
Construit comme une architecture, le récit de Nos animaux préférés fonctionne comme un cargo, qui roulerait majestueusement sur les flots d’une mer noircie par endroits de dégazages, et où il ne fait pas bon se baigner, disons-le tout de suite. Mais de prime abord, l’architecture est claire, limpide. "Entrevoûte" est le terme : deux récits mettent en scène l’éléphant Wong ; ils encadrent trois proses narrant les aventures de certains des Majestables rois Balbutiar (Balbutiar 315, Balbutiar 11, et Balbutiar 30), aventures elles-mêmes tempérées par deux Shaggås, genre poétique en prose, issu d’un monde flottant...
A un certain degré d’analyse, on peut penser que le dernier roman de Volodine est peut-être un peu plus qu’un simple roman : Nos animaux préférés invente un monde où le point de vue se retourne de l’homme à l’animal, l’homme se voyant affublé de l’épithète de non-éléphant dans la conscience de Wong le solitaire, un non-éléphant mouillé de sueur, malpropre (les odeurs récurrentes d’urine et de fèces qui le qualifient ne trompent jamais l’odorat subtil de l’éléphant), qui plus est... obsédé sexuel notoire (on verra à la lecture à quelles extrémités cette obsession portera Wong).
Ainsi, on assiste à un retournement du point de vue qui est riche de bien des façons. Tout d’abord, le texte véhicule une grande force allégorique, puisque le décor, les protagonistes, etc. traduisent une vision du monde moderne tout à fait dystopique et inquiétante. Mais à un second niveau, c’est la finesse de cette transposition qui frappe et renvoie à des réflexions plus émerveillées sur le vivant : la série des Balbutiar, notamment, est troublante en ce qu’elle nous permet d’entrer véritablement dans l’armure royale d’un tourteau géant, ce qui est une expérience somme toute à faire dans une vie de lecteur (moments d’anthologie) : la fiction épouse les codes de l’époque envisagée, tout autant que les caractéristiques physiologiques du crabe, et si bien entendu les animaux sont ici humanisés, l’opération va plus loin que cela et animalise les comportements sociaux les plus élaborés. C’est ainsi que nous assistons, dans le cadre de la Shaggå des sept reines sirènes, à de sanguinolents putschs au royaume des poissons, dans une ambiance tour à tour de film noir, de peplum, ou d’Europe de l’est anarchisante à feux et à sangs.
En même temps, ce livre n’est rien d’autre que DU roman, n’est autre que LE roman se jouant athlétiquement et avec brio de ce qu’on le croyait endormi, désamorcé, livide ; Nos animaux préférés rejoue les codes romanesques avec fertilité tout en restant excessivement baigné de sa tradition. La prose ciselée de Volodine génère des dynasties de princesses et de reines, dans le ton précieux et digne qui sied aux chroniques royales (notons au passage un amour pour les mots et une richesse de vocabulaire époustouflante, à donner envie de refaire des dictées mais-que-si-c’est-du-volodine, parce qu’au milieu des adjectifs fleuris et des imparfaits du subjonctif, ça saigne !). Elle se double d’une grande efficacité narrative : on pense à maintes reprises au cinéma, la fluidité des actions est très visuelle.
Cette fiction, non contente d’inventer des mondes, dote l’un de ses univers d’une nouvelle forme poétique, le Shaggå, revenons-y un instant : suite de textes d’une longueur fixe d’exactement 343 mots, et rédigés par les chantres, conteurs et mémorialistes des geôles de... quel monde déjà ? Le genre épouse son propos, et on voit comment la littérature, ici, est conçue comme consubstantielle à la parole humaine, à l’envie d’entendre des histoires, à la nécessité de laisser une trace, de se raconter. La littérature existe parce qu’il y a des mondes différents, les hommes inventent des mondes fictionnels pour dire le trop plein de ceux dans lesquels ils rampent, le monde est truffé d’histoires qui inventent des genres littéraires à leur mesure. Nos animaux préférés, imbriquant différentes tonalités narratives, différentes époques possibles mais suffisamment poreuses pour qu’elles puissent se poursuivre les unes dans les autres, propose un multivers très sombre (rappelons que Volodine a commencé à publier dans des collections de science-fiction), trans-historique, dont toute la pertinence consiste à ce qu’il soit doté de temporalités "mixtes", par le biais de contextes différents évoqués simultanément, par exemple, pour les Shaggås, de quelque chose comme la Chine Antique additionné de geôles infectes médiévisantes égarées quelque part à Sarajevo.
Finalement, c’est la drôlerie et l’ingéniosité qui triomphe d’un roman sombre, puissant, squalesque. Les personnages au fil du roman, toujours plus ou moins esseulés, sont profonds. Ils résonnent. Et si leur grand corps sert de caisse de résonance à leurs divagations nocturnes ou diurnes, il reste que leur solitude pullule, qu’elle soit arrosée d’huiles parfumées au fin fond d’un harem crustacéen ou délaissée au sommet d’un sac de céréales, dans un marché para-moyen-oriental, couronnée dans de populeux royaumes de fonds-sous-marins intriguants, ou jugulée dans l’antre d’un cachot post-est-européen... Une lecture... entrevoûtante.