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Vision intime d’un lieu commun
Mario Giacomelli, Métamorphoses, BNF (site Richelieu), Paris, 02/02/2005-30/04/2005





Mario Giacomelli a d’abord vécu dans un lieu ; de ce lieu est né son univers. Ici, l’acte photographique n’est pas premier, il ne s’achève pas avec “l’instant décisif”.

D’où vient Mario Giacomelli

Mario, on pouvait le croiser jusqu’en 2000 dans les bistrots de Senigallia, la crinière blanche en bataille, le sourire plutôt facile. Né en 1925 dans cette petite ville italienne de la côte adriatique qu’il ne quittera jamais, il apprend le métier d’imprimeur et commence à pratiquer la peinture en autodidacte.

Giacomelli, c’est une légende de la photographie. Noël 1952 : on lui offre un petit appareil Comet, il prend sa première photographie et ne cessera plus jusqu’en 2000, année de sa disparition. C’est grâce à sa série Scanno (1957-1959), sélectionnée par John Szarkowski pour la célèbre exposition du Museum of Modern Art de New York Looking at photographs, qu’il connaît une certaine notoriété à partir des années soixante.

S’exprimer/relater

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans une Europe détruite, la tendance générale est à l’oubli. On veut sortir du carcan imposé par les dictatures apparues quelques vingt années plus tôt et, pour ce faire, redonner libre cours à l’expression individuelle. En photographie, un mouvement né en Allemagne va ouvrir la voie sous le nom de Subjektive Fotografie, affirmant l’importance d’un parti pris esthétique tant sur le fond que sur la forme, affirmant “le pouvoir créateur du photographe qui, seul, transforme le sujet en image”. C’est toute la jeune photographie européenne en révolte qui s’engouffre dans la brèche. En Italie, le groupe d’avant-garde La Bussola (La Boussole), fondé en 1947 par Giuseppe Cavalli, incarne cette vision. Giacomelli y adhère en 1954.

Mais l’après-guerre italien est également marqué par le néo-réalisme : des films surtout, largement inspirés par la rue, la lente reconstruction, les difficultés rencontrées par les Italiens les plus pauvres (Rossellini, de Sica, Visconti parfois aussi).

Ces mouvements, ces deux élans sous-tendent le travail de Mario Giacomelli, alliant humanisme et graphisme expressionniste. Le photographe saisit ce qui l’entoure, mais c’est avant tout son univers mental qu’il cherche à exprimer.

Du réel

 
L’exposition s’ouvre par des images tirées de la série Verra la morte e avra i tuoi occhi [La mort viendra et elle aura tes yeux] (1954-1983), inspirée par un poème de Cesare Pavese (chanté par Ferré). Giacomelli s’attache à garder trace des vieux de l’hospice dans lequel travaillait sa mère... sans rien dissimuler. Il y a bien sûr ce couple endimanché, qui s’enlace et s’embrasse du bout des lèvres, l’homme agrippé à la femme, l’épouse à son époux. Mais ce sont aussi ces deux vieilles qui se sont recouvertes d’un linge blanc comme pour s’exclure, déjà, de ce monde qui ne veut plus d’elles. C’est aussi cette pauvre femme dépenaillée, qui tente péniblement d’enlever ou de mettre sa chemise de nuit, dévoilant une nudité en ruine, un sein effondré sous les assauts du temps.

Viennent ensuite les images issues de cette autre série Buona terra (1964-1966), sur les travaux des champs. Les moissons et leurs cortèges de rassemblements bucoliques qui mêlent les sexes et les générations, exaltent le maniement des outils dans la sueur des corps, magnifient le labeur physique en pleine nature.

Il y a aussi les Paesaggi (1956-1970) : Giacomelli enregistre les paysages de sa région, prélevant sur le réel les formes qui l’inspirent et les retravaillant de telle manière qu’elles deviennent presque méconnaissables à notre œil paresseux. Les sillons des champs survolés se muent en scarifications, apposant la marque de la culture sur la nature, pour le meilleur et pour le pire. “Les rides de la terre comme les rides de la peau m’apprennent des choses que je ne savais pas, que le paysan ne peut savoir, que le pilote de l’avion ne peut savoir”, déclarait le photographe.

Ainsi, Giacomelli s’attache à la vie encore traditionnelle de certains villages, au travail de la terre, aux vieillards, aux malades. Mais on peut voir, dans sa série sur Lourdes, dans ces alignements de lits saisis en plongée, que l’approche réaliste est dépassée. D’ailleurs, comment représenter la croyance, sinon la superstition, de manière réaliste ? Giacomelli adopte-t-il le point de vue de Dieu sur ses ouailles en quête de miracle ou prend-il seulement de la distance, de la hauteur, par rapport au réel ? Quand il signe ce paysage-là, en noir sur blanc, c’est sa vision personnelle de la nature que revendique Giacomelli, rien de naturel à cela.

Si, donc, l’on est d’abord tenté de voir dans ces séries des témoignages, des documents sur un monde, une époque révolue, on a rapidement le sentiment que la réalité, le réel, ne sont pas ainsi livrés par le photographe.

Physique/chimie

D’abord la vie ne se vit pas en noir et blanc, surtout pas dans ce noir et blanc toujours à la limite, tellement surexposé qu’il gomme les nuances de gris pour détacher les sujets en une noirceur saturée sur un blanc incandescent, annulant volumes et distances (“Les noirs cachent, les blancs manifestent des formes”, dit Giacomelli). Maîtrisant la technique photographique, l’imprimeur, le faiseur, l’artisan, n’écrit pas avec la lumière, il grave avec cette matière en fusion. Et crée un graphisme personnel, par le contraste implacable de ses tirages.

Giacomelli se joue des lignes et des perspectives, travaille ses différents plans en nuances multiples, usant du flou sur le premier plan parfois, sur l’arrière-plan ailleurs, superpose ses négatifs (souvent pour faire apparaître au centre de l’image un élément strident, cet enfant-roi au milieu des vieillards, cette tête de vieille au milieu de la salle de repos de l’hospice comme apportée sur un plateau, comme le clou du spectacle), les retravaille, parfois jusqu’à dessiner ou peindre dessus. Le spectateur, le regardeur s’y perd. L’œil est déstabilisé, perd ses habitudes. On ne comprend pas les images de Giacomelli, on les perçoit.

Peut aider le titre de la série à laquelle appartient la photographie, qui souvent s’inspire d’un texte poétique. Comme si l’ancien imprimeur désirait créer sa propre typographie, comme si le photographe voulait entrer dans la ronde, dans ses rapports de connivence qui font naître l’image du texte, le texte de l’image. Sont ainsi convoqués Pavese, Leopardi, Borges ou Emily Dickinson.

Séries

Le temps constitue une autre donnée caractéristique du travail de Mario Giacomelli. Son regard se déploie par série. Pas la série en un temps resserré qui a donné naissance au reportage, mais une série qui suppose une relation au temps long.

Le temps marqué par les saisons comme dans I pretini/Io non ho mani che mi accarezzino il volto (1962-1963), lorsque l’on voit tour à tour batifoler des séminaristes sur une neige immaculée, puis sur une herbe plus que probablement verte, ici densément sombre.

 
Le temps d’une ou plusieurs décades comme l’attestent les dates entre parenthèses indiquées après chaque titre : Metamorfosi della terra (1960-1980) ou Presa di coscienza sulla natura (1954-2000). Le temps long d’une existence passée en un lieu unique, jamais épuisé, qui permet d’enregistrer les métamorphoses, qui permet de prendre conscience.

L’accrochage de la BNF casse ces ensembles puisque l’exposition présente surtout la collection rassemblée par le département des estampes et de la photographie. Les articulations émergentes restent intéressantes. Un regret pourtant, celui de ne pas voir se déployer la série intitulée Il teatro della neve (1984-1986), inspirée par un poème de Francesco Permunian : ces draps translucides accrochés à des branches chétives, cette barque (Massimo 973AN) posée devant la mer, donnent envie d’aller plus loin sur ce chemin, celui du “théâtre de la neige” (l’ombre du théâtre, le blanc de la neige).

Du surréel

Les dernières séries présentées, les dernières réalisées par le photographe affirment (enfin, pourrait-on dire) leur surréalisme, mélangeant animaux vivants et empaillés, êtres humains et mannequins, tous ces “compagnons de l’année 2000”, en un univers d’ombres incohérentes. Giacomelli puise aux sources surréalistes pour échafauder un jeu de reflets (ce que Man Ray avait tant aimé dans les photographies d’Atget), d’affiches lacérées, de rencontres incongrues (entre une couverture à l’effigie de James Dean et une grand-mère endormie, par exemple). L’accrochage souligne cet héritage surréaliste, mettant en parallèle des visages de vieux et des souches d’arbres, les mises en scène des “compagnons de l’année 2000” avec les jeux des séminaristes.

Ces ultimes images témoignent d’un humour grinçant, d’une fantaisie morbide navigant entre la vie et la mort, peut-être une manière de boucler la boucle sur une solitude inhérente, semble-t-il, pour le photographe, à la vieillesse (à sa vieillesse désormais) que Mario Giacomelli, à l’âge de trente ans déjà, percevait comme un naufrage.


Nathalie Petitjean