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L?ivresse du pouvoir. Claude Chabrol
Faux polar pour une vraie névrose





Délaissant pour un temps les affres de la bourgeoisie provinciale, Chabrol ancre son récit au beau milieu de la cité, où les luttes d?influence empreintes de futilité entre le politique, le judiciaire et l?affairisme font office de fausse piste. Chassez le naturel, il revient le mors aux dents, à travers le tragique d?un personnage aveuglé par une soif de pouvoir mortifère, paradoxe spectral de celui s?obstine à croire à la vanité de ses propres chimères.

Paris années 2000 : au cœur du mensonge

Une vue sur un Paris vieillot, daté, intemporel, c?est ainsi que commence le nouveau film de Claude Chabrol. En regard du faux sujet abordé ici, les magouilles politico-financières auxquelles se livrent une poignée d?hommes d?Etat et de « grands » patrons, cette première scène d?exposition induit que ces pratiques bien ancrées dans la 5ème République, ne sont en rien d?un autre âge mais perdurent et n?ont eu cesse de s?intensifier jusqu?à aujourd?hui. Dans le bureau d?un de ces dirigeants industriels au service de la nation, Humeau / François Berléand, parfait maître-étalon du chef d?entreprise peu scrupuleux, est assailli par des démangeaisons qui, comme Hollywood faisait porter la barbe à ses vilains, marquent d?emblée le personnage d?une faille tragi-comique. En un long travelling arrière à travers les étages de l?entreprise, Chabrol synthétise au passage un certain rapport hiérarchique, fait de micro-humiliations, de corruption entendue et de dirigisme, à l?œuvre au sein des fleurons de l?entreprenariat étatique.

Le bal des pantins

Victime expiatoire toute désignée, c?est en un tour de menottes que Humeau se retrouve dans le bureau du juge d?instruction pour répondre de quelques chefs d?accusation - abus de biens sociaux à des fins d?enrichissement personnel, détournements de biens sociaux - qui sonnent désormais bien creux aux oreilles du citoyen lambda, rompu à l?exercice du tous pourris. C?est une belle brochette de « think tanks » à la française qui défile ainsi dans l?antre de la juge.

Car Chabrol décide de forcer le trait et, à l?instar de la faune du 16ème aperçue chez Mocky, montre toute la veulerie d?un comité politico-financier tirant les ficelles d?un système corrompu à l?os. La nuance n?est pas de mise mais plutôt un portrait en forme de caricature assumée et drôle d?une bande de pitres vieillissants, consommant des cigares taille XXL, des digestifs trente ans d?âge et des collaboratrices frivoles, au fil des stratégies à adopter pour faire capoter l?instruction.

Où les dés sont pipés : le scénario en forme de désaveu

Si ces messieurs ont quelques soucis à se faire, c?est que de l?autre côté de la balance, les forces du bien sont plus déterminées que jamais. Une fois n?est pas coutume, Chabrol pose le décor en un tour de main et phagocyte une construction d?ordinaire en crescendo pour lui substituer un récit linéaire où le prévisible le dispute à l?implacable.

Les hommes à abattre bien identifiés, il reste à modeler l?image du personnage central du film : la juge Jeanne Charmant Killman / Isabelle Huppert, incarnation d?une justice aveugle et résolue à passer un grand coup de balai sur le trottoir de ce qu?on appelle pudiquement les « affaires ». Rapidement, il est clair que toute la croisade pavée de bonnes intentions de la juge n?est qu?un coup d?épée dans l?eau. Chabrol, en plaçant le spectateur en position omnisciente, révèle toute la vanité de l?opération mains propre de la juge en introduisant l?institution judiciaire au centre même du tourbillon des malversations.

De la difficulté d?échapper à son nom : précis d?onomastique

En neutralisant rapidement l?aspect dossier politique de son film, Chabrol se retrouve en terrain connu et s?amuse au préalable à user de son art de la science des noms propres : Sibaud / Bruel, en nouveau président d?entreprise suffisant et dépassé par les évènements, seul acteur à la peine tant son jeu semble poussif au sein d?un rôle heureusement mineur, Félix / Thomas Chabrol, le bienheureux ou encore maître Parlebas en avocat contrit d?une défense improbable.

Et que dire d?Isabelle Huppert, en bon chirurgien de la psyché humaine, le cinéaste opère une dissection au scalpel de la vie privé de son personnage principal. Si Huppert mène avec entrain et assurance une instruction cousue de fil blanc qui confère un certain charme à la manœuvre, reste que sous la bonhomie, affleure une tueuse aguerrie qui met les gros bonnets en examen comme on lâche une rafale au Famasse. Et le fait d?évoluer au sein d?un banc de requins n?est pas pour impressionner celle qu?on surnomme affectueusement au sein de la profession le « piranha ».

Une affaire d?état en forme de cavalcade

Adossé à un scénario vraisemblable, parfois attendu, le fil des interrogatoires croupit dans des stratégies d?évitement et de travestissement où la mauvaise foi des accusés n?a d?égal que leur candeur à peine déguisée. La juge a beau s?entêter, les manipulations et autres pressions fleurissent pour étouffer l?affaire : adjonction d?une collègue à des fins de prise de bec féminine, mutation impromptue dans un pôle financier, lettres de menaces, saccage du bureau, rien n?y fait, la juge, sac à main et gants en cuir à l?appui, voit rouge et tient l?impunité en ligne de mire.

Mais que vaut la volonté d?une femme, toute juge d?instruction qu?elle soit, lorsqu?elle se débat dans un système aux ramifications tentaculaires ? Comment reprocher au film son fatalisme fondamental, lorsqu?on assiste à la parodie de justice que fût le procès Elf, référence explicite du film ? Après La cérémonie, Chabrol réajuste la casquette du documentariste, pour livrer une reconstitution en bonne et due forme de l?affaire qui (n?) à fait (que) trembler la République. Tous les protagonistes sont là, les juges Éva Joly et Laurence Vichnievsky, Le Floch-Prigent / Berléand qui, en victime expiatoire de l?affaire, finit par errer en fauteuil roulant dans les couloirs d?un hôpital, une dépression en bandoulière, Charles Pasqua en sénateur véreux du Nord...Entre la truculence des dialogues et des portraits au vitriol, l?affaire en est ici réduite à une vaste mascarade.

De la provoc? à l?équivoque, une figure de femme moderne

Rapidement, la piste Elf est abandonnée pour ne servir que de toile de fond à un film se recadrant sur le portrait de l?actrice fétiche de Chabrol. Car de prime abord, l?approche manichéenne du sujet saute aux yeux et oppose clairement les pantins magouilleurs à une justice inflexible. C?est un tout autre regard qui enveloppe le personnage d?Isabelle Huppert. Loin de se cantonner à la figure inflexible du redresseur de tort, le cinéaste met au centre de son propos l?ambiguïté fondamentale de la juge. Telle une force de la nature n?ayant qu?une idée noble en tête, pétrie de certitudes et pleine d?allant dans son entreprise, Charmant Killman travaille tard, fume beaucoup, maîtrise ses dossiers jusqu?à s?autoriser une franche arrogance au cours des interrogatoires. A la beauté glaciale de la juge, s?ajoute une énergie de boulimique que la perspective de jouer aux chasseurs de tête galvanise.

Phantasme de maîtrise et symbolique de castration

Mais cette propension à se vouloir maître de son affaire n?est pas sans répercussions. Car c?est aussi et surtout dans cet exercice d?un pouvoir sans partage que la juge s?abîme.

Il faut voir comment, au fil des interrogatoires, sont toisés, cuisinés et savamment humiliés les prévenus rois hier, défroqués et penauds aujourd?hui. On est plus proche d?une séance sado-masochiste, orchestrée par une juge perverse, que d?une instruction en bonne et due forme. D?ailleurs, la messe est dite, les preuves sont formelles et les documents sont dispensés aux intéressés avec un ironique dédain qui ne rend les confrontations que plus cruelles. Car la juge, sûre de son fait, le répète à qui veut bien l?entendre : le juge n?est-il pas tout-puissant en France ?

Un aveuglement total et fatal

A adopter la tactique du bulldozer, Charmant Killman ne tarde pas à faire trembler les fondations. Les incarcérations préventives s?accumulent, ainsi que les perquisitions inopinées. Tout ce remue-ménage finit bien par faire la une des journaux, pour le plus grand plaisir de la principale intéressée qui voit là sa soif de pouvoir et de reconnaissance enfin contentée. Mais en guise de dégâts collatéraux, le foyer essuie les premières salves.

Aveuglée par son Arlésienne, incapable de prendre la mesure de la déprime chronique d?un mari réduit à l?état de loque apathique, la juge récolte les fruits de la liquidation et sourcille à peine lorsqu?il s?agit de sacrifier le couple à l?obsessionnelle enquête. Un simple F2 fait parfaitement l?affaire. Et le pathétique Philippe / Robin Renucci d?hésiter entre le rôle de Sisyphe et celui d?un Yamakusa.

L?âge de glace

Ambiguïtés encore dans ce rapport de forclusion au corps, au sexe, au charnel dont fait preuve la juge, que le seul mot « couille » fait doucement frémir. Qui mieux qu?Isabelle Huppert pour (dés)incarner ce rôle de femme castratrice et cependant émoustillée par quelques mots crus, ou par la présence trouble de Félix, le cartésien dilettante dont chaque réplique à la lisière du cynisme fait jubiler le spectateur, l?altérité confidente et l?amant potentiel ?

Celui-ci confirme au passage toutes les promesses émises dans la fleur du mal et éclabousse le film de sa présence flegmatique et cynique à la fois, de sa répartie et de son sens de l?absurde inquiétant. A l?instar du mari fantomatique, il est le fuel dont se nourrit la femme de loi, celui qui parasite le système pour mieux le légitimer.

Une tangente ancrée dans le quotidien

Parallèlement à cette propension qu?affiche la juge à exercer son pouvoir jusqu?à la jouissance, se tisse en toile de fond le micro drame d?une idéaliste, arriviste et étrangement assoiffée de valeur pour un juge expérimenté. Un exercice du pouvoir qui, la faute à un système corrompu jusqu?à l?os, s?avère être, in fine, l?illusion d?un pouvoir dans lequel elle sombre corps et âme. Il lui faut être désavoué par sa hiérarchie et responsable de l?hospitalisation de son mari pour finalement prendre conscience de la vacuité de sa tâche.

Et Chabrol, loin de se cantonner à un scanner aiguë et idéologique d?une certaine bourgeoisie provinciale, remet les compteurs à zéro pour mieux sonder la profondeur de la corrosion qui contamine maintenant ceux qu?on imaginait imputrescibles. Où, comment un système finit par avoir raisons de ses représentants les plus éminents. On a du mal à croire au personnage goguenard abonné aux plateaux télé.


Guillaume Bozonnet