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La terre abandonnée - Vimukthi Jayasundara
Post-war suspended wonder





Un film qui creuse les mythes et s?attache à la guerre. Qu?est-ce qu?une guerre sans mouvement, sans conflit, dans un temps suspendu ? L?attente vu par les femmes, entre désir et renoncement. L?attente vu par les hommes, entre violence et passivité. L?attente vu par l?absurde, dans un désert recouvert d?une forêt où les Tartares se font tamouls. Chronique magnifique d?une terre abandonnée des hommes et surtout des dieux, le film de Vimukthi Jayasundara distille sa beauté rêche dans un lent poème hypnotique.

Un soldat traverse de part et d?autre l?écran, un dans les mains, le buste penché vers la terre. Un bras sort de l?eau du fleuve, tendu à la verticale. Une femme se lève de son lit, se lave au fond d?un couloir puis sort de sa maison. Sous un arbre, elle observe un char qui s?avance et pointe son canon vers elle. Décor banal d?une guerre presque invisible, sans objet, suspendue dans l?attente.

A une logique narrative classique de l?action, de la causalité, de la succession s?oppose ici un temps suspendu de l?entre-deux guerre, organisé en lents tableaux immobiles. Capot contre capot, les camions de l?armée se tiennent comme des buffles, avancent puis reculent, défiant l?ennui par l?absurde. Les chars d?assaut évoluent sans but dans les champs d?herbes hautes, comme les personnages vont et viennent entre la maison, la route, les toilettes, à moins qu?ils ne soient tout à fait immobiles, allongés dans leur lit, assis au bords d?une route ou terrés au fond d?un trou.

Suspension du flottement. L?espace d?entre-deux temps.

Plus que par une histoire, le film s?organise d?abord autour de lieux qui se succèdent et reviennent, créant ainsi une suite d?échos, de résonances, de boucles visuelles pour un effet de flottement, d?atmosphère en latence. On vogue ainsi entre maison, dune, route et forêt, avec pour tout liant l?eau, celle du fleuve, de la pluie, de la mer toute proche et le vent, présent en permanence, qui porte dans son souffle une menace très lointaine.

Vimukthi Jayasundara laisse le temps entrer dans son cadre. Une respiration qui place les corps en position d?attente, de questionnement. Une femme se tourne dans son lit, ouvrant les volets d?un intérieur aussi vide et balayé par les vents que l?espace sauvage autour d?elle. Un homme regarde sans sourciller une bête parcourir son corps. Dans une très belle scène du film, un vieil homme se déshabille, s?avance dans l?eau, fusil à la main, puis s?y assoit comme pour un rituel, derrière un lointain son de cloche. Il regagne bientôt la rive et s?allonge nu en chien de fusil, comme un vieil animal blessé.

Un film d?entre-deux, entre renoncement (à l?action, aux évènements) et jaillissement (de la beauté, de la sexualité), que l?on retrouve dans le rapport des personnages à leurs désirs, ainsi que dans le décor naturel, lui-même entre eau et sécheresse, le tout filmé dans une lumière superbe. Vimukthi Jayasundara prend le parti du dévoilement progressif. Si l?on repère des figures, impossible d?abord de distinguer les personnages, leurs relations précises.

Dévoilement progressif. Le beau comme mystère.

On comprend qu?Anura, garde poste la journée, ne rentre chez lui qu?à la nuit, laissant sa femme Lata et sa sœur se mener de jour une guerre intime invisible, mise en abyme de la guerre extérieure qui distille à tout le film cette atmosphère d?attente, de suspension, d?indéfini. On croise également une jeune fille, un amant militaire et un vieil homme blessé. Deux trios en forme de triangles qui croisent leurs pointes à mesure de l?intrigue.

Il faut accepter de se laisser prendre par ces images magnifiques, de ne pas vouloir de suite les mettre dans des tiroirs, les ordonner pour en tirer un sens. Se laisser gagner par le flottement des personnages dans un espace paradoxal, ouvert aux quatre vents mais immobile, piégé par l?enfermement. Le mouvement, lorsqu?il se manifeste, prend la forme d?allers et retours ou d?une ligne droite soudain brisée : le camion vers la rivière, la jeune femme contre un arbre, la garde poste contre le sable.

La forêt, lieu paradoxal. Jouissance visuelle et tactile.

Dans ce contexte d?entre-deux guerre, chacun se cache, s?observe, s?occupe à remplir le vide. Avec des questions posées, comment vivre malgré tout, et que faire du désir. Se met alors en place un étrange jeu de miroirs, de silences, de regards et de secrets qui, sans modifier le rythme du film, en intensifie son mystère. Difficile en effet de savoir qui fait quoi, tant Jayasundara joue du montage et de la distance avec laquelle il filme certaines scènes, comme si son unique but consistait à faire glisser le doute, l?incertitude, le questionnement des personnages aux spectateurs.

La forêt joue là un rôle primordial. Lieu où l?on se perd et où l?on trouve refuge, elle semble l?unique endroit où l?on se cache des autres tout en montrant son vrai visage. Les maris trompent leurs femmes et les femmes leurs maris. Le vieil homme joue à cache-cache avec la petite Batti, entre des arbres d?où soudain une main peut jaillir, comme au début un bras débordait à la verticale de la rivière. L?anarchie des branchages et des troncs la transforme en un espace de l?errance du regard. Une absence de contiguïté pour un univers indistinct où frontières, corps et désirs s?entremêlent au désordre.

La fièvre du vide. Poème éclaté. L?amour en attendant la guerre.

La forêt comme lieu d?une sensualité brute est reprise d?ailleurs de très belle manière dans la séquence du bus. La promiscuité des corps remplace l?enchevêtrement des arbres et l?acte sexuel explicite laisse place à la force du désir. La sœur d?Anura résiste d?abord à l?homme qui derrière elle la touche presque en respirant son parfum. Mais une fois rentrée chez elle, dans une scène à l?intensité visuelle étonnante (le vent découvrant ses jambes), étendue sur le lit, elle doit s?accrocher au bois pour ne pas céder au désir.

Car le vide n?empêche pas le désir, elle le stimule au contraire. A la question qu?est-ce qu?être une femme en temps de guerre, Vimukthi Jayasundara joue d?un sensualisme que d?aucuns qualifient de suranné quand entre déni pur et façade hypocrite, il questionne au contraire le rapport au corps intime de la culture sri lankaise. Ainsi cette scène ou la jeune Batti emmène la sœur d?Anura devant le mur d?une ruine. Au centre d?un corps de femme dessiné sur le mur, le sexe est remplacé par des impacts de balles - Jayasundara sait donc quant il le faut revenir bas sur terre.

Sa représentation de l?armée n?a pas du beaucoup plaire. Les soldats, puisqu?ils ne combattent pas, vident le temps entre enfantillages et torture, la bouteille bien en main. Anura est ainsi emmené dans un camion pour faire la fête mais comme en annonce des scènes de la forêt et du bus, il est l?objet d?une séduction qui se terminera le cul dans l?eau (nouvel écho à la scène du vieillard). Chaque séquence du film porte ainsi un ou plusieurs signes, traces de scènes à venir, rappel des précédentes, pour former un poème éclaté, visuel et sonore, que le spectateur doit reconstituer.

Silence d?une scène de la vie conjugale pour Stalker.

La terre abandonnée ne l?est donc pas de signes, d?échos visuels et sonores. Bruits d?avions, de tanks, de cloches habitent ainsi des lieux vides où hommes et femmes survivent par la tromperie, dans un silence coupable. Jayasundara cite donc explicitement Tarkovski et Bergman. La terre abandonnée serait le double sec et surexposé de La zone humide de Stalker, pour une mystique qui s?engage moins par l?esprit que par le corps.

Quand à Bergman, c?est surtout Silence qu?évoque le cinéaste sri lankais. Lorsque Jacques Aumont parle de « deux sœurs qui ne peuvent ou ne veulent se parler parce que tout ce qui les lie est aussi ce qui les sépare », on jurerait presque qu?il s?agit de Lata et de la sœur d?Anura à propos du désir, entre attirance et débordement. De même, le petit garçon de Silence devient ici la petite Batti, trouvant dans le vieux conteur un double du majordome farceur de Bergman.

La force du film de Jayasundara tient à son flottement dans l?incertitude, à son effort surtout pour réconcilier abstraction formelle et sensualité des corps. Dans sa dernière partie, la narration se retourne pour être propulsée dans la fable. Un autre niveau de lecture s?ouvre alors. Anura devient le corps jeune et rencontre avec le vieux garde son double plus âgé. De même, la petite Batti est bien ce corps de femme en devenir, entre Lata et la sœur d?Anura.

Dans un long plan séquence où celle-ci disparaît du cadre au fond d?une immense plaine de sable, le vieux raconte à la petite le conte du Petit oiseau. Une légende qui derrière son titre ainsi que son sermon de feu rappelant T.S Eliot, cache l?histoire sombre de la soeur, condamnée au supplice pour une vie sans désir, avec Le sacrifice pour seule issue.

Fable et sacrifice. The fire sermon. Pas de justice pour les braves.

Le film se termine donc au noir. L?archaïsme et la violence passent du conte au récit pour s?incarner dans la seule vraie mission confiée à Anura. Celle d?achever au pieu un homme enfermé dans un sac.

Violence perverse et absurde, puisque exécutée par un tiers, en cela reflet du monde dans lequel évoluent les personnages. Anura ne saura pas qui il a tué. Il hérite donc d?une culpabilité sans objet, comme sa sœur, et s?enfuit dans un long travelling jusqu?à sa chute dans le sable, préfigurant celle de sa sœur de l?arbre. La boucle se ferme magnifiquement, et l?on retrouve un des premiers plans du film, où la jeune femme sous un arbre regardait un canon pointé sur elle.

The Waste Land of a lost generation.

Derrière son symbolisme quelque fois maladroit, le film de Vimukthi Jayasundara est explicitement politique. A travers Anura et sa soeur, le cinéaste évoque deux innocents d?une génération perdue, sacrifiés l?un par l?armée, l?autre par la société à travers son héritage moral et religieux. Dès l?ouverture du film, la seule lumière venant d?en haut était celle d?un néon caressé de la main. Des corps qui de la même manière (l?un dans le sable, l?autre sur son lit), la tête renversée vers le ciel, implorent une aide qui ne viendra pas. A sa place, ironie bien cinglante, la seule voix descendant sur eux, blanche sur fond noir, est celle du speaker de la radio égrainant le nombre des disparus du jour.

Jayasundara n?a pas démérité sa caméra d?or. Il conjugue dans ce premier film une beauté formelle classique ainsi qu?une écriture stylisée le plaçant résolument à part dans le jeune cinéma contemporain. Un film à la puissance d?évocation visuelle rare, très proche du poème dont il porte dans sa forme la marque cyclique du temps. Film d?abandon en hommage aux femmes, au cinéma des pères ainsi qu?à la poésie, en particulier l?œuvre phare de T.S Eliot, La terre abandonnée ne se laisse pas quitter facilement. Un film rare et précieux qu?il faut longtemps laisser brûler en soi.


Stéphane Mas