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Don’t fuck with me, I have 51 brothers and sisters - Dumisani Phakathi
Filiation par le film - Being South Africa





Le premier degré a ses raisons que la raison n’a pas. Oui, donc. Difficile de croire Dumisani Phakathi lorsqu’il annonce 51 frères et sœurs, onze mères et un seul père. Père absent dont son film trace le portrait au travers d’un jeu de piste familial et humain aussi magnifique qu’insensé. Quête d’identité d’un cinéaste qui se transforme vite pour le spectateur en quête d’Afrique, tant les éclats de rire, la lumière, la force de vie capturent ici le cœur même des townships sud-africains. Ou comment derrière l’œil d’une caméra se constituer une mémoire par le contact des corps.

Dumisani Phakathi décide un jour de rendre visite à sa famille. Une entreprise banale pour le commun des mortels mais qui, pour le jeune réalisateur invité dans le cadre des écrans noirs de Blackmovie, s’inscrit dans une démarche intime de filiation - combler par les témoignages des siens, en même temps que leur découverte, une place laissée vide dans l’enfance.

Le portrait de famille commence donc par la mère. Un corps rond tenant sa maison par le droit, la morale, le bon sens. S’il faut un nom pour son magasin, une phrase sort, leitmotiv de toute une vie “Stand up and do it for yourself”. Cette femme qui balaye sa cour et enfourne du bois dans la cuisinière, garde aussi des secrets dans une chambre fermée.

Sur une pile, un collage de photos rassemble père et fils autour de différents articles, dans une filiation explicite et nommée que filme Phakati sans commentaire. Simple collecte de preuves, tandis qu’au mur, l’affiche du Regard d’Ulysse, petite merveille d’abyme, rappelle via Angelopoulos le cœur du film en train de se faire - voyage, mémoire, identité sur pellicule.

Une science innée des corps. L’émerveillement.

Il y a chez Dumisani Phakathi un secret de l’instantanéité. Une fluidité dans la caméra qui l’amène à saisir le mouvement, la place des corps dans l’espace avec une grâce inouïe. Des corps partout présents tant l’on s’embrasse, on se serre, on s’ausculte sous les coutures, à mesure des rencontres, des retrouvailles d’un township à l’autre.

La filiation joue des ressemblances - le nez, les yeux, le front, jusqu’à montrer ses jambes, ses bras quand une tante le demande, juste histoire d’être sûr, de bien tâter la chair. Qu’importe l’âge alors, c’est bien d’émerveillement dont il s’agit. Se reconnaître en l’autre pour une seconde naissance, symbolique et tactile.

Le rire, la vie, le rire, puis l’abandon.

Le cinéaste filme au plus près du vif, sans attendre. Caméra à l’épaule, il réinvente le cinéma direct tout en usant du montage pour styliser les répétitions. Quelques brefs moments de bonheur pour des corps qui se découvrent, s’esclaffent, même si par sa récurrence même, l’effet de joie finit par s’affaiblir. C’est alors par l’attente que le rythme prend du souffle. Posté au milieu d’une cour, Phakati reconnaît presque d’instinct une de ses plus jeunes sœurs. Happy Madki, malgré son nom, sera la plus triste, la plus belle aussi du film.

Une question suffit à tout faire basculer. En guise d’embrassade, deux corps se retrouvent plantés dans le vide, et les regards fixes d’une gamine suffisent à dire la souffrance. L’abandon parfois frappe à l’arme sèche. Les histoires d’enfants cachent donc rancunes et trahisons, les détails des uns devenant cauchemars des autres. La force de Phakati est de ne pas s’en cacher sans pour autant sur-exploiter l’ensemble au pathos. Une juste distance offrant à son cadre le mouvement même de la vie.

Entre Rouch et Lacan : cinéma direct vs. nom du père.

Ce croisement d’émotions et de personnages irrigue le film en permanence. A la fête groovy des jeunes du township correspond la danse guerrière de la véritable famille paternelle. Car à force de chercher, Dumisani butte au point nodal. Son père, malgré son nom de Phakathi, était en réalité un Hlongwane.

Un nom pour une autre famille, presque un autre univers tant cette Afrique-là, celle des danses rituelles, des croyances, perce l’écran par ses corps et ses voix. Une famille où tout ne se dit pas. Où les secrets s’attachent à la tradition par la corde. Où les ancêtres sont là vivants, entre la lance et le bouclier.

Quel nom porter ? Que faire du nom du père ? Faut-il même y répondre ? Dumisani Phakati prend le parti d’ouvrir : il n’y aura pas de choix entre Rouch et Lacan. Le secret côté père restera donc opaque, quand celui du cinéaste, du moins sur l’origine du nom, se dévoilera face caméra, dans un plan rapproché d’une de ses sœurs en pleine lumière. Une fois encore, ce cinéma direct renverse par sa grâce. Un cadre ouvert sur une quête de l’intime qui éclot sous nos yeux, sans voyeurisme ni pathos.

Cinéma du dedans avec les yeux pour sens.

Ainsi l’identité s’échange, se partage ou se rêve. Chez les oncles réunis, la mémoire se transforme en gigantesque rire. Leur portrait du père en ogre de vie contraste avec celui des femmes, plus intérieur. Si celles-ci revoient l’homme libre qu’elles ont aimées, leurs filles évoquent un père absent, coupable d’abandon. Parcelles de mémoires dont les éclats subjectifs finissent par dessiner une figure, un contour pourtant trop imparfaits pour le fils cinéaste. Au-delà de la parole, Phakathi traque une sensation, un être vivant.

Revenir sur les lieux d’origine, s’y placer jusqu’à sentir les pierres, faire l’inventaire des traces jusqu’à être soi-même l’autre, c’est bien à ce fantasme que se frotte le cinéaste. La fin du film gagne ainsi l’ampleur des cimes. En revenant dans le passé par l’accessoire, Dumisani Phakathi fait converger l’objet de sa quête avec son outil, le cinéma.

D’un détail, une chaussure précisément, il propulse le spectateur au film noir. Une lourde basse de jazz qui nous plonge dans la ville, sa nuit et ses lumières, par un plan rapproché de pas sur un trottoir. L’hommage n’est pas en vain, sans doute est-ce là sa force. Doubler ce père en cinéma de genre revient aussi à mettre sa mère au centre. Comment mieux traduire en effet le Stand up and do it by yourself que dans ce déguisement d’un fils jouant à être son père ?

L’image miroir et preuve.

« I don’t look like him, I am him », peut enfin dire ce fils dans une hallucination manifeste aussi d’un authentique désir d’acteur. Constamment présent dans le cadre, Phakathi doit en effet presque se voir pour y croire, l’image servant autant de miroir que de preuve.

Ainsi, jusqu’à prendre la caméra des mains de son cadreur, le jeune cinéaste cherche à s’approcher plus, amoindrir la distance, placer l’œil en plein centre et créer cette vision de l’intérieur si chère à Jean Rouch.

Derrière son apparence fraîche et légère, Don’t fuck with me... joue donc la virtuosité plein champ. Une mise en scène de ballerine pour un magnifique projet humain qui s’ouvre et se décuple de manière presque tentaculaire. Portrait d’une jeunesse, d’une fratrie, du township ou de la filiation, le film effleure par ses bords une grande partie de l’identité noire sud-africaine, où l’Afrique n’est d’ailleurs parfois pas si lointaine de l’Amérique.

« I’ve always liked something about the back of the shop ».

Le bruit d’un moteur, l’arrière d’une carrosserie. La nuit, comme à chaque fois qu’elle intervient dans le film, agit comme un signal - à la tombée du jour, l’introspection commence. Désormais seul en piste, le cinéaste passe de celui qui regarde et questionne à un homme qui se livre, s’interroge, se découvre avec prudence. Dans un coin d’arrière cour, filmé en plan fixe, Dumisani Phakathi prend le relais d’une parole. Comme s’il s’était par le film libéré d’un fantôme en l’invitant à l’intérieur de lui-même, il glisse ces quelques mots, sur l’enfance et le père, qu’on peut avec admiration renvoyer à son film : « It’s a feeling that’s left of it. A nice little dream ».


Stéphane Mas
Ne manquez pas la projection du précédent film de Dumisani Phakathi, Wa’n Wina, sur la jeunesse sud-africaine confrontée au sida. Le 15 Février, à 20 h au cac Langlois, une table ronde aura lieu en présence du réalisateur.