Art | Bien profond | Ciné | Livres | Musik | Liens



La trahison - Philippe Faucon
Un nouveau désert des Tartares





Métaphore du désastre colonial, le film de Philippe Faucon déconstruit en un duel trouble l?impasse dans laquelle la France a conduit l?Algérie, poussant ses habitants à renier une part d?eux-mêmes pour enfin se libérer. Duel au soleil filmé sous haute surveillance en trente-six journées, pas une de plus.

Pendant cinq bonnes minutes au moins, on est plongé dans le noir. Scène confuse de reconnaissance dans le bled. Les paras patrouillent et tombent sur un Algérien, soldat pour la France, passé du côté des fellaghas, qui veut désormais revenir dans le bercail colon. La situation est complexe, la nuit épaisse, on n?y comprend pas grand chose, si ce n?est que choisir son côté ne sera pas chose simple au cours de ce bref récit d?une guerre qui longtemps n?a pas dit son nom.

Coloniser, c?est trahir

S?il est une période historique des plus sensibles dans l?histoire française du XXe siècle, c?est bien celle touchant à notre présence en Algérie, et plus précisément au conflit armé qui opposa nos deux pays de 1954 à 1962. Quoi qu?on en dise, nombreux sont les cinéastes qui se sont emparés du sujet, d?Alain Cavalier dans les années 1960 à René Vautier dans les années 1970. Force est toutefois de constater que les réquisitoires les plus virulents se sont heurtés de manière récurrente à « l?intérêt national ». Dans les années 1960, Le Petit soldat de Godard restera trois ans dans les placards avant d?apparaître sur les écrans : la censure et la loi du silence règnent encore en maître sur le djebel. Aujourd?hui, on pourrait penser que tout a changé, mais des enseignants invités à inculquer les bienfaits de la présence française dans les colonies à la surenchère mémorielle des différents « indigènes » de la nation, la France est toujours en butte à un passé qui ne passe pas, et chaque témoignage y faisant allusion est scruté avec suspicion.

Philippe Faucon, né au Maroc, à la frontière algérienne, fils d?un militaire ayant fait la guerre, poursuit son travail d?exploration de la présence française en Algérie. Après avoir croqué le portrait de Samia, jeune marseillaise d?origine algérienne prise entre son désir de liberté et le poids des traditions familiales, le cinéaste se plonge, avec La Trahison, au cœur des « évènements ». A partir de l?histoire de Claude Sales, jeune lieutenant appelé et responsable d?une vingtaine d?hommes dans un poste au milieu de nulle part, Faucon tisse avec âpreté le récit d?une situation dès l?origine sans issue, si ce n?est dramatique. En trente-six jours de tournage sous haute surveillance.

Une guerre des nerfs

Prenant pour cadre les villages des hauts plateaux de l?est algérien, Faucon filme le quotidien d?une garnison de soldats, où se croisent français et harkis, commandée par le lieutenant Roque, Vincent Martinez en meneur d?hommes à la fois hiératique et constamment sur le qui-vive. Très vite, l?atmosphère trouble de la situation laisse apparaître une dialectique opposant l?absence physique d?ennemi à combattre et sa présence latente à l?intérieur même d?un camp retranché derrière des barbelés sans cesse renforcés par ceux qui menacent : absurde, vous avez dit absurde ?

Dans un climat de suspicion généralisée, chaque Algérien, civil, appelé, engagé devient un suspect potentiel, agent double à la solde des fellaghas indépendantistes. Dans la traque à l?ennemi fantôme, les patrouilles achoppent tour à tour sur le mutisme de la population, la défiance des regards et des visages captés avec la plus grande attention par la caméra. Dans le village voisin du camp militaire, les ruelles étroites où déambulent Roque et ses hommes font office de labyrinthe pour un combat voué à l?échec. Dans les grandes étendues rocailleuses du djebel, le lieutenant en est réduit à des exercices de tirs sur des bouteilles qu?il aimerait voir se transformer en soldats de l?ALN.

Il y a bien une guerre à l?œuvre au fil des plans marqués par les tâches quotidiennes de soldats réduits au rôle de ménagères, celle des nerfs, qui ronge la compagnie de l?intérieur et pointe l?attitude suspecte des appelés d?origine algérienne, Taïeb, Ahmed, Hachemi et Ali, sur lesquels se concentrent toutes les frustrations de militaires avides d?en découdre. Cette guerre contre l?invisible, l?impalpable s?inscrit dans la lignée du Désert des tartares de Dino Buzzati, mais également du Beau travail de Claire Denis, l?esthétisme en moins, pour ce qui relève des relations troubles et contradictoires qui s?instaurent entre les protagonistes. La tension monte entre des villageois mutiques et les militaires en traque, entre les quatre soldats d?origine algérienne qui doutent finalement de leur choix et les soldats français suspicieux, entre Roque et sa hiérarchie révélant la présence de traîtres au sein de la compagnie.

Intimes convictions

La force de Philippe Faucon tient essentiellement dans le parti pris d?une mise en scène sobre, délaissant peu à peu les évènements extérieurs pour se focaliser sur les problèmes de conscience qui viennent tarauder chaque personnage du film. Roque respecte et tente de comprendre son traducteur, Taïeb, dont il est le supérieur, mais dont il dépend totalement dans son ignorance de tout ce qui l?entoure. Le même Taïeb incarne peu à peu la victime expiatoire sur qui se cristallisent toutes les haines d?un ennemi qui ne dit pas son nom. Dans un basculement identitaire inéluctable, celui qui, par une présence physique imposante et un côté taiseux forçant le respect, incarnait la fidélité au camp français, matérialise au fil de l?attente une altérité radicale.

Si le film est traversé d?une tension grandissante, celle-ci s?ancre à travers quelques scènes clés qui exacerbent le ressentiment anti-français et renforcent les Algériens dans leur conviction indépendantiste. Des villages évacués et brûlés, l?instrumentalisation des villageois pour dénoncer les fellaghas, la pratique de la torture brièvement évoquée, le corps de l?ennemi exposé en trophée de guerre sont autant d?outrances qui emportent le film du côté du tragique et, in fine, obligent chaque homme à dévoiler son intime conviction.

Dans le même temps, en refusant de livrer un film partisan, Faucon livre une photographie des plus réalistes de la situation sur le terrain. Difficile de prendre parti pour quelque camp que ce soit. La simple présence de l?occupant sur une terre étrangère, ajoutée à l?humiliation des populations autochtones et aux exactions sanguinaires des parachutistes français exhibant les corps des fellaghas en plein village, discrédite la position française. Mais le double jeu supposé de Taïeb et ses hommes face à l?amitié que Roque leur porte agit comme un contrepoids, remet en perspective les débats et oriente le film du côté du thriller abstrait. Privilégiant la nuance à la dénonciation, Philippe Faucon retranscrit avec force une situation qui renvoie dos à dos occupants et occupés, en les mettant face à leur conscience.


Nathalie Petitjean