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Brokeback Mountain - Ang Lee
Country queer





S’agit-t-il d’un mélo, d’un western, d’une lisse pommade consensuelle ? Derrière un sous-titre laissant à lui seul présager du pire (L’amour est une force de la nature), Brokeback Mountain signe un portrait âpre de l’Amérique, la vraie, celle jamais vraiment remise des cow-boys et des indiens. Un film inégal mais par endroits magistral, abordant l’homosexualité par le biais de la pastorale romantique, du couple face à la norme, sur un fond noir marqué par une menace, diffuse, de violence et de haine.

Signal, Wyoming, 1963. Ennis Del Mar rencontre Jack Twist et leur futur patron dans un trailer en périphérie d’une petite ville et entend pour la première fois le nom de Brokeback Mountain. C’est là qu’ils joueront aux coy-boys en gardant des moutons, qu’ils se lieront d’amitié puis d’amour.

Mauvaise nouvelle dès le départ, cette pose Marlboro Classic qu’arbore Ennis et qui durera tout le premier tiers du film, rebel attitude façon James Dean, cigarette aux doigts et regard ténébreux. Aussitôt contrecarrée dès le premier mot prononcé par une nouvelle excellente cette fois-ci : un accent à couper au fouet d’une Amérique au fond terreux, sale et pleine de bouse.

Le temps de l’innocence - une idylle pastorale.

Il était une fois deux hommes bons et forts qui s’occupaient de doux moutons dans une montagne baignée de lumière. Une Amérique de l’origine où innocence et nature se devaient d’être synonymes de bonheur simple et pur. Cette longue carte postale guimauve et mal ficelée durera quarante minutes.

Etrange manière de poser une intrigue, jouant avec mollesse d’un faux suspense lorsque chaque spectateur n’attend au fond qu’une chose : comment Ang Lee filmera the very first time. Le cinéaste joue le délai jusqu’à lentement nous assommer de sommeil et d’ennui. Mieux, il refuse obstinément d’exploiter le moindre élément qui, de toute cette nature sauvage, s’avère potentiel de fiction.

C’est qu’il faut prendre le temps de dire. Ennis et Jack font bien partie d’un groupe, d’un monde rural auquel ils appartiennent tant par la langue ou le rapport aux bêtes qu’au travail de la transhumance à proprement parler. Et cela malgré leur fêlure, leurs sutures dont ils parlent peu à peu.

Le temps de l’innocence, reprendraient en chœur Wharton et Scorsese. Un monde aux rapports de pouvoir et aux lieux clairement définis : l’un s’occupe du camp de base et de la cuisine tandis que l’autre surveille les pâturages des bêtes. Une véritable idylle pastorale, berçante et ennuyeuse comme toutes les idylles.

Love me tender, cow-boy.

Ang Lee s’accorde quelques vagues panoramas, un plan mille fois vu sur un bout de bois au milieu d’une rivière. Rien à priori qui n’ait l’air d’un lion d’or. Sauf qu’admirez l’audace, nos deux bonhommes sont différents, voilà. Oui, vous verrez, ces cow-boys ont un secret. Et tonton Ang Lee de nous détricoter un à un nos vieux poncifs de l’ouest.

Ennis et Jack n’ont de commun avec nos cow-boys de l’enfance que les accessoires de surface. Les vêtements, le fusil, les chevaux tout au plus, plus un mutisme bon ton cachant un accent qui sent lourd le fumier. Pour le reste, ces deux-là n’ont rien de figures héroïques. Des hommes, des vrais - malhabiles en cuisine, peureux face au danger, et constante de toujours, le whisky bien en main.

Ils boivent jusqu’à perdre conscience et donc basculer dans l’amour. Toute l’ambiguïté d’Ang Lee cinéaste ressort ici : poussif par endroits, parfaitement juste ailleurs. Il filme ainsi avec beaucoup de retenue l’attraction des corps, la violence du désir, la tendresse surtout qui s’échappe et garde ces hommes ensemble.

Le premier tiers du film s’achève donc sans surprise : celui de l’abaissement des frontières et de la résistance après l’habituelle phase de déni. Les lieux, les corps des hommes comme ceux des bêtes finissent par se mêler. Quarante très longues minutes pour sortir d’un vieux mythe, bien à l’est d’Eden.

Retour au réel - l’ordre des choses.

Riverton, Wyoming, 1963. Lorsqu’on s’attend au pire, le meilleur apparaît. Quelques pieux vœux de dénégation passés - ce n’était qu’un faux-pas, un accident, rien de grave, le ténébreux Del Mar se retrouve donc marié, les bras chargés de merveilles qui hurlent et pleurent sans fin.

Ang Lee commence enfin à dessiner son personnage - un homme qui déborde et sort lentement de lui-même- comme dans cette très belle scène du pique-nique et des bikers, un soir du 4 juillet. Une contre-plongée sous feux d’artifices d’un homme qui, à ce moment précis, expulse toute sa frustration de n’être nulle part. Sans graisse de testostérone dans la gorge ni de barbe à papa plein les mains, Ennis n’appartient à aucune des cases que la société américaine de 1963 lui propose. Il explose, il s’isole, empêtré de lui-même, menant lentement sa famille au casse-pipe.

Le rural au scalpel. Une Amérique en mue.

Car de pipe ou d’autre colifichet savant, il devient vite question, le temps de suivre Jack Swift, son doux copain berger. Des deux, Swift est toujours celui qui mène la danse, assume, prend des risques et encaisse. Appelons-ça la rodeo attitude, qui l’emmènera goûter aux bordels tristes de Ciudad Juarez.

Jack ramasse un Stetson rouge et s’offre une future femme, dotée - on ne se refait pas - d’une monture fort impressionnante, la jeune texane servant de prétexte à mettre en scène son propriétaire de père, stéréotype fécal du texan riche et stupide. Ang Lee renforce le trait, ouvre son récit par le rire sans l’affaiblit un seul instant.

Sa peinture de l’Amérique profonde, inculte et rétrograde fonctionne et touche au centre. Brouillant l’échelle sociale entre misère white trash (Ennis) et riche industrie agraire (Jack), Ang Lee épingle moins ses personnages que la société qui les façonne. Une société dont la mutation profonde de ces années (1970) atteint des états aussi isolés que le Wyoming ou le Texas. Si l’ancienne garde de besogneux cul-bénits cède peu à peu la place à la caste des riches arrogants, l’étau social maintient partout sa pression d’homogénéité, sa haine de la différence.

Cinema d’intérieur pour décor seventies.

Ang Lee fait bien de pointer son cadre sur sa petite clique texane. Il orchestre une peinture en couleurs d’un social de paillettes sous fond de country et d’alcool parfaitement ajusté. Même dans sa mise en scène, Ang Lee semble bien plus à l’aise dans les charities et les salons de ranch que près des tentes de Brokeback Mountain. Il filme ces petites villes au réel, pour tout dire assez laides, plates, sans lumière, s’investissant davantage dans les séquences d’intérieurs où ses personnages décalquent l’époque.

Ang Lee efface alors toute trace de sa production et rappelle Ira Sachs filmant l’espace des seventies dans son très beau Fourty Shades of Blue - loin de tout clinquant, l’espace rempli d’un niveau d’ocres et de marrons, sous une très belle lumière, conserve au récit une tension, une forte prise au réel. L’univers d’Ennis s’assombrit avec le jugement de son divorce tandis que Jack se fond dans le décor - magnifique scène du dancing, jusqu’à presque oublier son désir pourtant toujours intact.

Mélo et travail du temps.

Car n’oublions pas le mélo. Les amants se retrouvent, les amants s’aiment, de moins en moins d’ailleurs. Ils se parlent à la place, et leur passion devient tendresse : en guise des ruées d’étalons nerveux, Jack parade désormais sur de lourdes moissonneuses batteuses.

Avec les temps qui changent, la mort des pères se précise. Jack visse ainsi comme un gosse son texan de beau-père dans une scène d’anthologie, et les panoplies de cow-boys se vident. Si l’on épargne la carabine, ultime vestige d’un paradis perdu, les tentes igloo remplacent maintenant les toiles de tente en jute, et le cheval, relégué au rang d’accessoire pittoresque, repart vers la ville en remorque.

L’Amérique dédoublée - homosexualité du double.

Ang Lee filme avec plus ou moins de finesse les traces du temps sur les corps et les couples mais touche pleine cible sur l’Amérique. Un pays tout entier à son mythe et déjà dépassé, incapable de suivre ses propres mutations. En cela double d’Ennis, personnage le plus complexe et le mieux interprété du film, l’Amérique se retrouve d’ailleurs en forçant l’anagramme de son nom (Ennis Del Mar contenant sinnne(r) et realm, soit un pécheur dans le royaume). D’où la culpabilité terrassant notre cow-boy, comme si, incapable d’accepter et d’assumer sa sexualité, Ennis semblait voué à la violence et la haine de soi.

Ennis incarnerait donc de l’homosexualité le côté sombre et longtemps refoulé tandis que Jack en figurerait le côté lumineux. Un Jack optimiste, bâtisseur de projets et de rêves, qui aura séduit le jury du Golden Globe, mais dont la volonté de bien faire trahit ici par du plomb l’écriture du scénario. Un effet d’autant plus décuplé lorsqu’on s’aperçoit qu’au-delà de leur rapport à l’homosexualité, Jack et Ennis partagent également certaines images d’Epinal propres à l’Amérique (passion d’entreprendre et dynamisme contre violence et isolationnisme).

Les femmes par contraste - Les deux visages d’Ang Lee.

Si cette répartition bicéphale de l’homosexualité manque certes de nuances, elle n’empêche pas le film de fonctionner. Qu’est-ce donc qui sauve l’ensemble ? Ang Lee s’accroche d’abord aux règles du genre qu’il visite. Il n’oublie pas qu’à chercher bien au fond, le propre du mélo est de faire souffrir tout le monde.

Détour par les femmes donc, avec les très beaux rôles secondaires de celles qui entourent Ennis - sa femme Alma, sa fille et la serveuse éprise de lui. Ang Lee ouvre à nouveau son cadre pour investir avec justesse le champ du couple, hétéro cette fois-ci, de la famille, ainsi que le rôle du féminin. A leur contact, le personnage d’Ennis sort du contour pour trouver une profondeur, une résonance - celles d’un homme retenu de l’intérieur, qui s’interdit de vivre.

Ang Lee nous touche donc lorsqu’il fait du cinéma, coupant le bavard et l’explicite pour laisser place au ressenti. La séquence finale chez les parents de Jack est de ce point de vue exemplaire. Une maison blanche et nue, vide comme ceux qui sans doute y mourront. Ang Lee filme les visages, les regards, les murs, restes d’une Amérique déjà morte, dans un blanc sec et dur contrastant avec le fond noir du propos. Une sobriété qui, au détour d’une penderie, laisse découvrir deux chemises pour un seul corps. Cela suffit à dire.

Le regard et l’espace - L’Amérique par le fond.

Le film pose constamment cette double question de l’espace et du regard, thématique centrale du western. A travers le personnage d’Ennis, d’abord, construit tout entier autour de sa peur d’être pris puis châtié comme une bête. Au traumatisme du regard hérité de l’enfance, Enis s’avère incapable de faire face. Comment regarder l’autre ? Que dire, que faire pour ne pas être démasqué ?

A cette question se greffe le corollaire de l’espace. Où pouvoir être soi-même ? Où trouver enfin sa place ? Sans l’air d’y toucher, Ang Lee creuse donc aux racines mêmes du rêve américain - celui des pionniers, d’une frontière repoussée toujours plus à l’ouest jusqu’à trouver un espace vierge où s’installer.

Le rêve n’aura pas lieu. Au mouvement rectiligne de la conquête, Ennis et Jack sont pris dans d’éternels allers et retours. Même hors du giron de la famille, l’Amérique reste pour eux menaçante. Violence, torture et lynchage font concurrence aux grands espaces. Derrière sa tendre bluette homosexuelle, la réponse d’Ang Lee se fait donc bien amère : le mythe pastoral et l’idylle effacés ne laissent en guise d’espace qu’un corps au fond d’un fossé, une carte postale punaisée dans un trailer.

Cette fin noire et tendue sert donc de contrepoint à l’interminable ouverture boy-scout du début. Au delà de son académisme soigné, ce film inégal, réhaussé par la très belle interprétation de Heath Ledger, importe surtout par sa démarche. Délaissant caricature et provoc, Ang Lee parvient avec Brokeback mountain à placer l’homosexualité au centre de la culture cinématographique mainstream, en usant pour cela d’un seul ressort - le sentiment. Une gageure donc, doublé d’un très beau portrait de l’Amérique rurale des années soixante dix. Les cow-girls à strap-on n’ont plus qu’à bien se tenir.


Stéphane Mas