Art | Bien profond | Ciné | Livres | Musik | Liens



Eugène Savitzkaya - Fou trop poli
En nous il vibre





« Puisqu’un fleuve est là, on ne peut qu’en parler, car il clapote entre ses berges et glisse lourd et sale dans son lit, il scintille en été, il fume, mais je ne l’ai souvent vu que de loin, bleu de brume. Avoir appris à nager dans ses eaux, bien en amont de Liège, est pour moi une fierté. Il coule maintenant comme de l’huile de vidange de moteur à pétrole. Le moteur a soif mais la motrice est folle. De l’huile de pierre de cette qualité, même mon cerveau en redemande, de l’irakienne, du premier choix et iranienne avec des oeufs verts ou dorés ou noirs, pupilles des yeux d’Elisabeth, de Clara et de Tamara. Ô Beluga, le silure n’aura pas ton frai ! Puisqu’un fleuve est là, il faut qu’on s’y glisse en fermant la bouche, en allumant la torche devant soi. » (p.71)

Il y a un fleuve, intitulé : roman. Alors, puisqu’il est là. "Roman", c’est reporté sur la couverture blanc-bleu des éditions de Minuit, en-dessous de "Fou trop poli" - l’est-ce, reporté, sous les grandes folies trop polies de Beckett, qui sont pourtant aussi bien de la poésie ? Et sous les écarts trop doux de Robert Pinget ? à vérifier : on n’avait pas l’oeil à ça, en ces années - on était "dans" le roman - on n’avait pas de raison véritable d’écrire "roman" à l’époque comme ça, sur la couverture bien visible, il n’y était, à l’époque, question que du roman - le poétique trouvait finalement sa place quelque part entre une structure narrative ouverte et des glissements de sens, des noms de personnages changeants, des abymes. Cette fois, il semblerait plutôt que la poésie dans sa dimension litanique et orgiaque vienne inquiéter le roman sur son territoire même.

Et puis, cette fois, il ne sera ici question que du... jardin. Du jardin, des patates, de la bouse. Des animaux. De la prose. D’un fleuve et d’Aliocha (trois fois) - et de Maman, bien sûr.

Un roman à maman (en nous elle vit encore)

"Elle approchait la tête de nos cheveux, sa grande tête souriante et grave, et nous murmurait quelque chose de si doux que les orteils s’en écartaient d’aise et que les yeux s’ouvraient ronds dans l’obscurité et, regardant très fort, questionnaient. En nous elle vit encore, aime-t-il dire." (p57)

« En nous elle vit encore » accompagne chaque apparition du mot maman & du mot papa, en un leitmotiv qui ponctue un texte doué d’une surpopulation intérieure, toute en liste et répétition. Cette présence de la mère à la mémoire est aussi la marque constante de l’émotion qui baigne de bout en bout ce petit roman étonnant, si familier.

On pourrait procéder uniquement par citations, pour montrer comment ce texte est à la fois un livre d’animaux, un récit autobiographique, un précis de jardinage, un recueil de poésie Whitmanienne et Maldororienne, ou encore un livre de langue, procédant par bonds d’un mot à un autre, d’une page du dictionnaire à la suivante :

« Ecballium ! Ecballium ! Je vous écris aujourd’hui de canitie à canoéiste, de la tablette d’un petit secrétaire, d’entre ses deux bretelles d’acier et je tombe sur adobe, brique cuite au soleil d’Espagne, dans un livre de Serge Delaive, dans le café Europa, je vous écris d’un petit dictionnaire, en état de canitie partielle, en état d’aphasie, blanc comme le drap déchiré par les hanches usées, les hanches de la mère de la mère, portant avec fougue le signe habituel de la vieillesse en progrès, grand drapeau, le caniveau, le grand drapeau au caniveau avec les aigles et les lions, la menue canne où passe le sang cannabinacéen à petits flots chauds. » (p.54)

De quel lieu...

Où quand la liste devient incantation. Pour raconter quoi ? Ce Fou trop poli voudrait savoir d’où il nous écrit, c’est cela finalement qui cherche à s’y formuler. Savitzkaya y parvient à grand renfort de noms d’animaux, avec l’appui du dictionnaire et l’apport appréciable de nombreuses brouettes de bouse étalées au jardin, rendant la terre si riche qu’à la fin elle ne puisse en venir qu’à donner. (En même temps, les performances de la terre, vu ce qu’elle reçoit, sont tout de même peu spectaculaires : 110 brouettes diverses et variées déversées... dans l’unique première page du roman ! et c’est sans compter les tonneaux, pichets et pintes, versés sur la même première page, "quelque part ici devant vous.")

Certaines formules font mouche, ou parlent des mouches (« Et voici les mouches. Que ne suis-je gobe-mouches, songe le fou sur son futon.(...) Asticotez ! Asticotez-moi ! »). Le lecteur est invectivé à souhait, et avec un enthousiasme si inquiétant et séduisant qu’il finit lui-même par épouser la légitime assurance campagnarde inquiète et trop courtoise du fou sur son futon, cette boîteuse assurance qui laisse à penser que oui, en nous "il" vit encore, que rien n’est plus important ce matin que de bien biner et sarcler et compter les mouches et être au plus près possible du trou, de son trou, de son petit monde, aux fins principalement d’y advenir, d’y résider vraiment, d’y jardiner un peu, même si ce doit être en exil.

Exilé lui-même, Savitzkaya passe vite sur ce socle pourtant fondateur sans doute de cette chose qu’on appelle expérience. "J’ai désappris deux langues." Il ajoute : "Ce n’est pas le droit au sol qui me sauvera de l’anéantissement." Et tout comme l’exil intérieur, en soi, dépasse de très loin dans cette écriture l’exil politique ou géographique, n’en fait pas cas, ici le point d’où Savitzkaya nous écrit, on pourrait dire sans trop s’avancer qu’il s’agirait du coeur même du roman, de ce qui en fonde l’essence et la force, ce qui le constitue en grand genre littéraire : d’être le récit du tout venant, le récit du monde en langue vulgaire, langue proche du sol, proche de la parole lâchée comme ça dans la terre, et parole dans laquelle tout peut rentrer, veaux, vaches, cochons.

On dit souvent : "un écrivain invente ses précurseurs, ou bien les réactive". La formule dorénavant consacrée en nous il vit encore ajoute à cela la touche d’émotion qu’on n’y trouvait plus... Ici, c’est avec la voracité gourmande de la mémoire d’un "dorénavant-père" (à nouveau dorénavant-père... père plusieurs fois déjà, ne s’en remettant pas, plutôt s’y remettant) que Savitzkaya nous accompagne, la saveur d’une voix qui tremble et avance, une voix Beckettienne sans crocs (mais avec rateau, bineuse et gros yeux), dans le monde, avec les animaux et les façons de faire, la magie des lieux, le cocasse d’une voix lourde et qui insiste...

...Et par quel pays

« Bref, je ne sais pas d’où je suis parti mais je sais de qui je suis sorti et par quel mouvement. » (p.14)

Tout d’abord du roman : dans Perceval, de Chrétien de Troyes, le Fou trop poli est déjà là, (même s’il commence trop peu poli, et plouc, n’écoutant rien et chenapan - il passe quelques pages du premier chapitre à invectiver un chevalier et ne pas lui répondre). Perceval = tête percée de jardinier fou-fou : la preuve aux premières lignes du Conte du Graal - « Qui sème peu, récolte peu, et qui veut avoir une belle récolte, qu’il jette sa semence en une terre où elle lui rapporte au centuple ; car en terre qui ne vaut rien la bonne semence se dessèche et meurt. »

Imparable et d’à-propos, n’est-ce-pas ? Mais la métaphore jardinière aurait bon dos dans ces enclos narratifs, si l’inquiétante assurance du Fou n’imposait le respect que seuls les plus grands experts savent requérir... Tout ici à bien à voir avec le réel, par petits tas, et le roman, par petits bonds :

« Il avance par bonds le fou, le fou tranquille dans son jardin, par bonds en-avant et par bonds en arrière par-dessus les oignons et par-dessus les panais, car il rechigne à poser des planches et à les déplacer. Il cultive dans les herbes, bordant à peine ses plates-bandes sablonneuses. Là, sur le plateau, il se conçoit à bord d’un esquif. Le bouleau avec ses branches pendantes est enraciné dans l’esquif. Y sont enracinées les renouées. Saules et framboisiers s’accrochent à l’embarcation. » (p.58)

Aussi frêle et instable que puisse être dans Fou trop poli l’embarcation du roman, sa grande pauvreté de moyens lui donne son cap : roman sur l’enfance et l’amour filial tout en sauts disjonctifs et petits chapitres, poème en prose délirant célébrant le monde comme jardin brut et terreux (il faudrait aller jusqu’à dire : célébrant le monde comme patate, et patate désirable qui plus est).

Fou trop poli : doux dingue ?

Et tout comme une trop grande politesse dans le débordement suppose une indéfectible nostalgie de l’explosion, le roman de Savitzkaya est nostalgique, mais, et dans le même temps fêlé, bien complètement fêlé, et contenu, pourtant. Contenu de fiction : en nous, il résonne et invente - et il tient parce qu’il est fiction. Contenu de parole, de mots sortis des dictionnaires, et moteurs de fiction : en nous, ils font appel d’air et intriguent, émulsionnent - et nous voilà partis dans le dico, à l’ouest, à les poursuivre, à chercher le comment de leur anomalie sur la page, à débusquer leur fraîcheur justement dans leur rareté, leur exception. Il y a « Sapèque », et « Ecballium » : qui est le nom d’une plante explosive, le Concombre d’âne... [1]

Mais nous avons aussi en stock : Perriche - une perriche, cette fois, voilà bien quelque chose d’autre, un oiseau de roman, un oiseau fictif comme il y a des cerfs fictifs dans Les Vies minuscules de Pierre Michon, d’ailleurs, une perriche, sommes-nous bien sûrs qu’il s’agisse là d’un oiseau ? Oiseau de bonne augure, oiseau de printemps, drôle d’oiseau toujours : c’est à la folie à la fois sûre et inquiète du jardinier que nous sommes invités dans Fou trop poli, à l’appel d’un jardinier inoffensif presque, pas tout à fait, - armé comme il est d’une brouette bien nerveuse et huilée, et de bouses bien fraîches en quantité qu’il va cueillir là où elles sont puisqu’elles y sont, là dans les prés à vaches, des bouses de belle taille, le fou risque de s’approcher inconsidérément de vous, faites attention...

On pourrait épiloguer encore et sans fin (tout comme un jardinier vantant ses beaux légumes est intarissable), parler des Aliocha trois-en-un, de l’exil, d’un vieil églantier, des tropiques, de l’amour, de merveilleux souvenirs d’enfance qui tombent comme des fruits mûrs dans la page quand vient leur moment, au beau milieu d’une digression sur un lac ou sur les perriches... "Car dans la courette bétonnée passaient gastéropodes de tous acabits."

Mais autant vous renvoyer aux pages 95 et 96 du roman, où le fou-coucou fait lui-même son éloge auprès de la mère-en-soi, de la mère de toute chose (mais qui est-elle, en nous vivante ?), « confondant les espèces et les familles, car tous les orphelins se ressemblent. »


Guillaume Fayard
Fou trop poli, éd. de Minuit, septembre 2005, 125p, 12 euros.

[1] Voici un lien qui traversera ce roman pour vous, et le résumera en un jaillissement unique : l’explosion d’une cosse d’Ecballium... Ici.