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Détour - Jacques Monory
Les maux bleus





Pour fêter dignement son ouverture, le tout nouveau MacVal a donné carte blanche (plutôt bleue), à Jacques Monory, héraut de la figuration narrative. Résultat : une cinquantaine d’œuvres réalisées de 1965 à 2000 pour dire le monde dans lequel nous vivons, ses travers, sa violence, sa réalité re-présentée pour être mieux en-visagée.

Monory a toujours aimé travailler les couleurs unies, lui-même le confesse. Il nous accueille donc dans sa spirale infernale par un bleu unique, peu à peu dégradé au long du parcours qui nous mènera finalement... au ciel (un ciel pas bleu du tout d’ailleurs, mais ce serait trop simple si la réalité de Monory correspondait à la notre). Ce bleu forme comme un filtre entre nous, spectateurs curieux mais pas prêts à tout, et la réalité souvent brutale que le peintre tente de nous faire saisir. Car c’est bien de nous qu’il s’agit aussi dans cette peinture. Dans cette exposition, nous serons concernés ou nous ne serons pas. Les miroirs (légèrement déformants bien sûr), qui recouvrent le sol et les murs entre deux tableaux, sont là pour nous le rappeler. Entre deux scènes de crimes, entre deux meurtres sanglants, entre deux dénonciations du monde tel qu’il va, ou plutôt ne va pas, c’est nous qui apparaissons, qui sommes mis face à nous-mêmes et au rôle que nous tenons dans le « système d’assassins » condamné par Monory. Bleus à l’âme, reflets de soi...

Images incurables

Dans un monde d’images incurables, dans le sens où elles illustrent (donc cautionnent) un discours dominant sans considération pour l’individu, Monory reproduit des icônes tirées de magazines, des photographies de presse, des instantanés de la vie quotidienne. Passant ces documents au filtre de la peinture, il nous donne à voir la violence du monde et de ses représentations. Ainsi lorsqu’il reproduit avec le plus grand soin une carte, bien réelle par ailleurs, sur laquelle les pays apparaissent dans des dimensions proportionnelles à leur population sous le titre « Surpopulation et croissance mondiale ». Quelles conclusions tirées de cette mise en image d’une réalité : certains sont-ils trop nombreux pour nous, occidentaux ; y a-t-il trop d’étrangers dans le monde ??

Dans une scène incroyablement banale (trois jeunes filles couchées dans l’herbe), Monory a posé le fameux bandeau noir conférant l’anonymat sur chaque regard. Le décalage entre le sujet de la toile et ce détail nous rappelle quelle violence revêt le geste de masquer un regard. Pas si loin de la philosophie de Lévinas qui présente le regard comme dernier rempart avant l’annihilation de l’Autre. Monory détourne aussi avec un malin plaisir les images des mass media en provoquant des carambolages visuels riches de narrations potentielles. A chaque spectateur d’y voir le scenario qu‘il souhaite dans ces Enigmes, Meurtres et autres Métacrimes. Merveilleuse illustration de cette mise en abyme imaginaire, Enigme No 26 nous place dans un intérieur bourgeois démultiplié en plusieurs reflets produits par la co-présence de deux miroirs placés face à face, qui construisent une sorte de labyrinthe visuel dont nous ne pouvons sortir que le si bien nommé point de fuite, la fenêtre du fond. Où est l’énigme : dans notre regard ou dans cette scène d’une neutralité parfaite a priori ? Le mystère demeure.

Le mensonge 24 fois par seconde... dans la Death Valley

L’univers de Monory est hanté, nourri, façonné par les codes du cinéma américain, du western au film noir. Monument Valley, bien que représentée en bleu sur fond bleu et découpée en tranches (comme les plans d’une séquence cinématographique) nous ramène à John Ford au galop. Avec Monory, c’est comme si le spectateur enjambait allègrement les obstacles que le peintre a soigneusement installé entre lui et une réalité fantasmée à laquelle renvoient ses toiles. Tout en prenant conscience de ces obstacles que nous enjambons si facilement face à toute image, tout en prenant conscience aussi plus clairement de l’essence de la réalité à laquelle ces images nous renvoient par milliers chaque jour de notre existence.

Le monde du film noir est aussi chez Monory un terrain conquis. Le peintre lui paie très franchement sa dette en intégrant à ses toiles des images tirées par exemple du Scarface de Howard Hawks, quand il ne construit pas sa toile autour d’un morceau de pellicule ou autour des armes du crime, un couteau et un pistolet avec ses balles, « pour de vrai ».

Pictor semper pictor

Images d’images qui renvoient pourtant, à travers nos esprits torturés, à une réalité pas jolie jolie, mais bien présente, un peu comme chez Edward Hopper.

Car les références picturales foisonnent aussi dans l’œuvre de Monory, souvent de manière dérangeante. Comme dans cet Hommage à Caspar David Friedrich datant de 1975 qui nous donne à voir les barbelés d’un camp de la mort. Grincements de dents lorsque la toile « se lève », comme disait Daniel Arasse, et met en parallèle pour nous le moine devant la mer de Friedrich et ce pylône central qui électrise tout le système concentrationnaire. Même choc devant le Monet est mort ou le Manet-Hawks, qui fait se joindre les deux sources de prédilection de Monory en un assemblage tonitruant.

Vertigo

Spirale infernale qui aboutit au ciel, écrivions-nous en commençant ce texte. Et si l’enfer n’était pas l’enfer, mais ce que l’on croit être le ciel ? Quelle meilleure preuve d’athéisme que cette question posée, l’air de presque rien. Difficile d’avoir une telle vision de notre monde, où voisinent les « éléments du désastre », et de croire en un ailleurs meilleur. Comme le dit le titre d’une des dernières toiles exposées : « J’espérais l’extase, je n’ai eu qu’un supplément de détachement ». Le cœur du parcours est en effet occupé par un ensemble d’huiles sur toile, bois ou métal (datant toutes de 1979, cohérence dans l’obsession) représentant avec une précision maladive des cartes du ciel, reproduites à partir de vraies cartes du ciel, représentant par exemple « 5776 étoiles parmi les plus visibles suivant leur magnétude et leur disposition constellaire ». On ne peut imaginer approche plus objective, plus froide, plus « réaliste » aussi du ciel. Tout est dit : interrogeons le réel, nous cesserons de croire.


Nathalie Petitjean
Musée d’art contemporain du Val de Marne, 18 novembre 2005-26 mars 2006