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Cinéma du réel. 29ème festival international de films documentaires
Le documentaire contemporain comme un signe des temps





Au rendez-vous phare du cinéma documentaire parisien, force est de constater que la sélection internationale donne un aperçu des plus larges de la production actuelle. Si ample soit-elle, cette volonté d?ouverture thématique et esthétique ne manque pas d?égarer par moment le spectateur. Au-delà d?une absence assumée de ligne directrice, la grande tendance tend à occulter une approche sociopolitique frontale pour lui substituer un regard empruntant plus volontiers les chemins de traverse.

Mondialisation, Asie, déracinement approchés par le biais de l?intime, de la petite histoire qui confine parfois à l?anecdotique. De ce renoncement à présenter une sélection vertement engagée découle un cinéma à la peine dans l?éclairage qu?il jette sur une planète pourtant secouée de toute part. En marge de la compétition internationale, la sélection française suffit à témoigner de cet état de fait. Les douze films à l?affiche, quatre seulement tournés dans l?hexagone, font de la France le parent pauvre d?une programmation laissant à penser que le calme plat règne ici bas.

Au-delà du (non) choix d?identifier et de s?attaquer aux soubresauts de la planète, la question du regard se pose cette année avec une acuité plus grande encore. Un grand écart quasi dogmatique s?affirme au sein de la production. Une scission mettant dos à dos les tenants de la DV portée, tendance girouette et les fidèles de la pellicule, accrocs au formalisme et à la matière. Si les premiers tendent à penser qu?au nom d?un cinéma direct, dépouillé du moindre attribut fictionnel, ils se tiennent au plus près du genre documentaire -belle Arlésienne-, il s?avère, au final, que certains cinéaste, souvent jeunes, profitent de la commodité du dispositif pour se dédouaner un peu facilement de tout regard cinématographique un tant soit peu élaboré. Quid du montage, de la construction du plan, de la narration filmique. Hormis quelques exceptions -And Thereafter, Maxi xuexiao- la sensation d?assister au film de fin d?étude s?avère prégnante. A l?opposé du spectre, l?ancienne génération fait œuvre de résistance. Ici, la caméra la caméra s?immobilise, le temps s?étire, le formalisme s?affirme pour donner au sujet une ambition, une ampleur, une perspective salvatrice au sein d?un festival qui peut néanmoins s?enorgueillir de la riche diversité de ces points de vue.

Esthétique de l?abandon

La bonne surprise du festival se dessine au fil d?œuvres dont le format n?excède pas la demi heure. Trop souvent considérés comme des sous genres, les courts et moyens métrages présentés incarnent, comme autant d?instantanés, la capacité de certains réalisateurs à user de l?ellipse, du hors champs, du plan fixe pour induire une réalité soudain brûlante. Hakanion /Le chantier (10?), de l?Israélien Jonathan Ben Erat, plonge le spectateur droit dans les conditions de vie précaires et humiliantes des travailleurs clandestins palestiniens en Israël. Terrés comme des rats dans les fondations d?un immeuble définitivement inachevé, ces personnages, dignes héritiers de La nuit des morts vivants, se réfugient dans leur tanière envahie par les détritus, les odeurs pestilentielles et l?obscurité.

Transcendées par la composition d?un cadre fixe où la fragmentation des corps et des lieux donnent à imaginer, à ressentir le quotidien d?une vie éparpillée en mille fragments, les silhouettes de ces palestiniens, volontiers traqués par les policiers locaux, émergent ça et là, baignées dans le clair-obscur d?une lumière savamment captée par le réalisateur. Des intérieurs de Nan Goldin, où les corps affalés se lovent pour affronter la rigueur du froid, aux séquences hypnotiques évoquant les installations à ciel ouvert de James Turrell, le cinéaste franchit l?obstacle réaliste pour matérialiser une quête artistique qui bouscule notre perception du réel. Cette intimité des corps chevillée à la lente déréliction du quotidien se retrouve dans la vie d?un couple brésilien centenaire de Saba (15?). Les réalisateurs prennent le parti de figurer le crépuscule mutique des deux vieillards en filmant les fragments poétiques des corps, d?un intérieur, qui laissent au spectateur le soin d?investir le demi-siècle d?une vie sans doute âpre. Les gros plans sur les mains ridées, sur les visages impassibles succèdent aux lents travellings au sein des couloirs vides.

Les déambulations pénibles inscrivent finalement le récit dans une abstraction riche en évocations biographiques. Plus que de donner à voir, à réagir, le film imagine une relation dont l?approche esthétique incarne au plus près l?intemporel d?une vie où s?insinue lentement la perspective inéluctable de la mort. Le grain de la pellicule pour mieux incarner l?attente, le crépuscule d?un amour sans parole, une main dans l?autre.

Un burlesque transgénérationnel

Filant la métaphore de la fuite du temps, Aus der Zeit/Hors du temps, convoque ce que Vienne compte de commerce désuets pour livrer un portrait touchant empreint de mélancolie d?une génération d?artisans voués à la disparition. Un hommage en forme d?oraison funèbre où les plans fixes témoignent d?une activité intemporelle mais scellent dans le même temps les lieux et leurs protagonistes dans un cercueil rejouant la chronique d?une mort annoncée. Pourtant, l?Autrichien Harald Friedl, dans un patient travail d?immersion et d?effacement de la caméra face à son sujet évite l?écueil de la naphtaline en deux temps. La caméra placée dans les recoins des différents commerces se fait oublier pour mieux toucher à l?intime des personnages.

Tout d?abord fier à bras où veuve joyeuse, les masques, dans la familiarité qui s?instaure entre regardés et regardants, s?effritent peu à peu, et, au-delà de la complainte récurrente autour du manque de clientèle, et des quolibets de pie dans la mercerie, le cinéaste touche à l?intime. La vérité nue d?une vie de sacrifice, la frustration d?emboîter le pas au mari en faisant une croix sur les rêves de jeunesse, la sensation de claustration existentielle émergent sur les visages soudain embrumés au bord des larmes. Faisant fî de l?agencement chirurgical de leur boutique, chaque objet comptabilisé, astiqué, rangé, l?inventaire est en marche et ne laisse derrière lui que des locaux hantés, des galeries d?art clinquantes. A l?image d?un Depardon, le cinéaste adopte la stratégie du sous-marin pour mieux donner à voir les courants contraires à l?œuvre chez ces Viennois octogénaires. Reste une sensation de flottement suranné, une vague odeur de naphtaline dans une ambiance fin de siècle où la DV stoïque touche parfois au plus intime des personnages.

A l?autre extrémité de l?existence, Antesala/Salle d?attente (13?), du Cubain Pedro Freire, livre un portrait vigoureux et parfois hilarant du quotidien épique à l?œuvre dans une maternité de campagne cubaine. Au corps vrillés par la douleur de femmes en gésine, s?opposent les commentaires débonnaires et les rires sarcastiques d?infirmières et autres médecins tout droit sortis d?un sitcom politiquement pas correct.

De ce contraste cruel naît un comique burlesque et surréaliste où les souffrances conjuguées à l?enjeu d?une vie pour les unes télescopent les regards blasés de soignantes daignant parfois s?exécuter, comme une vache menée à l?abattoir. Au- delà de cet antagonisme fondamental, où le corps médical apparaît comme le principal obstacle à l?accouchement, le point de rencontre finit tant bien que mal par s?opérer pour donner corps à l?inconcevable d?une réalité adventice.

Dans les montagnes géorgiennes, les enfants aussi peinent à exister. Il faut toute la présence incongrue et énigmatique d?une épave d?hélicoptère soviétique (Their Helicopter/Leur hélicoptère 22?) pour redonner à la petite famille une touche de liberté dans une vie paysanne de labeur. Cet OVNI militaire, Salome Jashi l?ausculte sous toutes les coutures, posant sa caméra dans les recoins les plus inaccessibles de l?engin. Les plans fixent observent par le petit bout de la lorgnette les explorations des enfants au fil d?un terrain de jeu inespéré.

Les adultes, plus pragmatiques, l?ont customisé en enclos à vaches. Le cinéaste trouve un juste équilibre entre un formalisme touchant parfois au dogmatisme lorsqu?il inspecte les entrailles de l?engin, métaphore un rien appuyée d?une idéologie communiste rigoriste aujourd?hui en ruine, et l?ample respiration de la pellicule scrutant les montagnes austères d?une terre nourricière et mystique chère à Tarkovski.

Guerre sur tous les fronts

Inscrits dans leur époque, les cinéastes opèrent volontiers un mouvement rétrospectif sur lequel ils jettent un regard sans complaisance, à l?heure où l?organisation bipolaire du monde n?est qu?un souvenir. Pourtant, la paranoïa plane toujours et laisse place chez l?Allemand Knut Karger à un exercice de style confinant à l?absurde au sein d?une société qui entretient la menace d?une quelconque attaque nucléaire.

Für den Ernsfall/En cas d?urgence détaille l?ensemble des structures militaires tenues en parfait état de marche pour parer au pire. Au sein d?une Allemagne réunifiée, pacifiée, le cinéaste investit réserves d?armements, hôpitaux de campagne et autres blockhaus alimentaires pour mieux fustiger la politique militaire anachronique de son pays. Une succession de plans fixes chirurgicaux agrémentés de quelques entretiens laconiques avec les gardiens du temple font basculer le film dans un surréalisme de plomb.

C?est à une autre guerre que se livrent les paysans de Locarn en Bretagne. Chaque année, ils doivent redoubler d?imagination pour faire face à un fléau dont les autorités se soucient bien peu. Le bruit du canon (30?), ou l?invasion de milliers d?étourneaux colonisant forêts, lignes électriques, silos, ensilages. Dans leur sillage, des monceaux de guano tapissent stabulations et sous-bois que Marie Voignier cadre dans une lumière d?attaque post nucléaire. On pense volontiers à Anselm Kiefer lorsqu?une série de plans serrés sur les déjections entraînent le film dans une abstraction contemplative livrant un tableau apocalyptique de ce qui pourrait être considérer comme un épiphénomène.

Au sein d?un habile montage parallèle alternant interviews de paysans désarmés et nuées abstraites aux confins du ciel, la cinéaste entretient un suspens et cligne de l?œil vers Hitchcock. D?une histoire à priori anecdotique, la cinéaste tire un court métrage à la fois lyrique et inquiétant, et transcende le constat froidement réaliste par un regard lyrique où elle met en scène le ballet incessant des formes indistinctes et mouvantes des volatiles découpant le ciel, martyrisant la bande son. Opérant un équilibre quasi parfait entre le désarroi de paysans abandonnés et désarmés et une certaine esthétique de la calamité, la cinéaste signe l?un des films les plus originaux du festival.

Dans la cohorte de dérèglements qui assaillent la planète, celui du trafic des femmes n?est pas le moindre. Direction Singapour, où une agence matrimoniale bien sous tout rapport, intermédiaires zélés, hôtels de luxe, mâles fortunés, marchande de jeunes paysannes vietnamiennes dans la plus pure tradition de la foire aux bestiaux.

Match Made/Un bon mariage scrute le cynisme du grand capital à l?œuvre au sein d?une chambre d?hôtel où une kyrielle de jeunes vierges poussées par les chimères d?une vie un peu moins miséreuse délaisse village et famille pour tenter le mariage d?intérêt. La chaîne de l?esclavage moderne patiemment décortiquée au sein d?un film sobre, non dénué d?humour pour mieux faire oublier le tragique du quotidien ordinaire d?une femme mal née.

La lente déréliction de la mémoire

Originaire de Corée du Sud, Ajuma a également succombé à la tentation du mariage à l?occidentale. Prostituée pendant la guerre de Corée, elle compte refaire sa vie aux Etats-Unis au bras d?un G.I. And thereafter II/Et après II nous entraîne dans le quotidien banal d?une immigrée asiatique à l?intégration apparemment irréprochable. Au sein d?un dispositif minimaliste, caméra DV, appartement standardisé dans une banlieue du New Jersey, entretien en tête à tête, le Coréen Lee Hosup construit d?abord un vague projet de cinéma à vocation archéologique : sonder la mémoire et l?acculturation à l?œuvre chez Aruma. Si la démarche du cinéaste se heurte d?emblée aux réticences de la vieille dame bien décidée à ne pas étaler l?intime de souvenirs brûlants, c?est de la relation ambiguë tissée au fil des heures d?enregistrement que découlera un passage progressif aux aveux. Apparaissent lentement les symptômes d?une solitude forcenée, la barrière de la langue américaine jamais acquise, les soirées au casino, l?intérieur d?un appartement standardisé.

Tancé par les réparties cinglantes de son interlocuteur, le cinéaste construit en creux un documentaire en forme de journal de bord, intertitres, réflexion sur le bien fondé du projet, qui interroge le rapport d?une déracinée à l?histoire de son pays, sa mémoire, et son corollaire, l?oubli. Ne succombant pas aux travers d?une psychanalyse de comptoir égocentrique prégnante chez Jonathan Caouette, le film avance avec prudence et attention jusqu?à susciter le manque chez Ajuma qui trouve finalement chez l?intrus un confident que n?a jamais été son mari. Les longs silences ouvrent au final les portes d?une confession intime d?une extrême pudeur, où se déroulent les regrets amers d?une vie de sacrifices où les dés, l?image de la putain dans la belle famille, l?absence totale d?une langue commune avec le mari, étaient pipés.

Où le soleil n?en finit pas de se lever

L?Asie se taille la part belle dans les réussites du festival. Outre les documentaires incontournables de Rithy Panh, Le papier ne peut pas envelopper la braise, et de Jia Zhangke Dong, une des rares réussites sur le format du long métrage émerge de la Chine. Dans la droite ligne des régimes communistes où le sport se fait outil de propagande, les élèves de Maxi xuexiao/L?école du cirque de Shanghai subissent un entraînement toujours rigoureux, souvent inhumain où les corps et les esprits sont mis au supplice. Enfants, parents, entraîneurs, personne n?échappe à la dure loi de la compétition à tout crin.

Le gymnase demeure sous l?œil attentif de la DV qui traque les perspectives, chasse la diagonale, piste l?envol et les chutes à répétition des jeunes trapézistes dans un ballet incessant et vertigineux. Reste la douloureuse sensation d?un embrigadement forcené où le patriotisme et l?ultralibéralisme appliqués au sport éreinte les consciences et les muscles d?apprentis champions à peine sortis de l?enfance.

Au final, une sélection internationale où le documentaire asiatique éclate le festival d?une vitalité et d?une diversité réjouissantes, et parvient à embrasser nombre des soubresauts du monde contemporain, le plus souvent à travers la petite histoire qui, in fine, touche à l?universel de la grande Histoire. Quelques bémols cependant : l?absence du continent africain, si ce n?est sous l?œil du canadien Sylvain L?Espérance qui livre Un fleuve humain en portrait doucement réaliste et poétiquement correct d?une Afrique conforme aux standards de représentation occidentaux. Malgré la parole offerte aux bergers peuls, ou aux pêcheurs maliens du delta du Niger.

Quelques séances complètes, le nouveaux film de Rithy Panh notamment, et pas de séance de rattrapage à la médiathèque (pourtant très utile !). En cette année présidentielle, on peut également s?interroger sur la discrétion de la délégation française, faiblesse de la production nationale, où impasse des responsables des sélections ? Dommage, on aurait aimé se galvaniser avec un Lip bis.


Guillaume Bozonnet