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Les dépossédés - Robert McLiam Wilson, Donovan Wylie
They want their money back, Maggie !





Un terrible voyage en mots et en images à travers la Grande-Bretagne post thatcherienne. Un écrivain et un photographe partent à la rencontre des déglingués, des naufragés, des échoués, qui n?ont connu d?autre échec que d?être nés là où ils sont nés. Le modèle anglais ne serait-il pas a-social ?

En couverture, une photographie en noir et blanc. Comme dans La Vocation de Saint Matthieu du Caravage, la lumière arrive par le côté droit. Au premier plan, un homme, les mains croisées sur les cuisses, semble s?être assoupi après avoir lu son journal. Les cheveux sont soigneusement peignés, la chemise blanche immaculée. Mais la bouche édentée, les yeux creusés, le pantalon qui gondole aux genoux et remonte sur les mollets, trahissent l?indigence. A l?arrière plan, d?autres hommes sont absorbés par la lecture de leur journal. On soupçonne un centre social, un endroit chaud où se réfugier lors des longues journées d?inemploi, dans lequel on peut s?abandonner à cette fatigue inaltérable qui s?abat lorsque les journées, vides, s?éternisent sans espoir de changement.

Nous sommes en 1990, quelque part en Grande-Bretagne, Londres, Glasgow ou Belfast. L?une des trois villes parcourues, séparément, par un auteur de vingt-huit ans, Robert McLiam Wilson, qui a déjà publié deux romans à succès, Ripley Bogle et La Douleur de Manfred, et un photographe encore plus jeune, Donovan Wylie, qui sera bientôt coopté par ses illustres pairs de l?agence Magnum. Tous deux sont originaires de Belfast, le premier a grandi dans la misère, l?autre vient des beaux quartiers.

Porter la plainte des dépossédés

Le livre, publié en anglais en 1992, se voulait un constat, documenté et argumenté, un bilan sans concession des ravages perpétrés par le gouvernement Thatcher, un peu à la manière de Louons maintenant les grands hommes, ouvrage culte rassemblant des textes de James Agee et des photographies de Walker Evans sur la Grande dépression aux Etats-Unis dans les années 1940 (évoqué dans la postface du traducteur, Brice Matthieussent). Le but était de porter plainte, au sens propre du terme, pour que l?idée selon laquelle les pauvres seront toujours parmi nous, « naturellement », cesse de gagner du terrain. D?où cette géographie de la dépossession, processus de dénuement progressif de la personne humaine résultant d?un système au sein duquel l?exclusion est « considérée » (parler de considération en la matière est un abus de langage) comme un simple effet collatéral.

Rencontre après rencontre, thématique après thématique (les femmes, les blacks, le logement, etc.), McLiam Wilson dresse un tableau de ce processus de dépossession à l?œuvre sous ses yeux. Et pas seulement sous ses yeux, mais d?une certaine manière en lui : lorsqu?il se souvient de son état de SDF à son arrivée à Londres, lorsqu?il se prend d?amitié pour Henry, le « Noir pédé » (« Tu peux pas être plus marginal, tu peux pas être plus « dépossédé » que le Noir pédé »), Allan l?affabulateur ou Gabrielle la valeureuse. Souvent poignante, cette empathie marque, à l?aune des ambitions « d?écriture objective ou d?approche structurée » de McLiam Wilson, l?échec d?un projet qui le fait sortir de ses gonds pseudo journalistiques pour redevenir l?auteur que, finalement, il n?avait jamais cessé d?être. Et sociologue aussi, qui ausculte avec finesse les intérieurs, dissèque les statistiques, analyse les comportements.

Ecrits vains ?

On commence par la pauvreté des travailleurs à temps plein ou partiel (que l?on semble découvrir aujourd?hui en France) pour suivre tous les méandres de la misère à travers trois villes du royaume. Au fil des pages, McLiam Wilson se révèle littéralement torturé par le rôle qu?il s?est octroyé dans cette enquête, manifestement très mal à l?aise dans la fonction de globe-trotter de la misère : « Une fois encore, mon rôle de voyeur, de dilettante, me mettait mal à l?aise. Mon calepin et mon dictaphone n?avaient jamais cessé de s?interposer [...]. J?avais seulement été la moitié d?un homme. » Sa tentative d?élaborer un récit de la misère tant individuel que collectif le fait entrer dans une sorte de processus compassionnel qu?il répugnait a priori d?endosser, mais l?empathie est là et les histoires de ces hommes et femmes souffrant tout en essayant, le plus souvent de ne pas lâcher prise, plonge McLiam Wilson dans le désespoir.

A tel point qu?il ne peut passer plus de trois jours à Glasgow et préfère rejoindre une pauvreté qu?il connaît par cœur, celle de Belfast, laissant aux notes de Donovan Wylie le soin d?apporter un commentaire en mots à cette portion de misère écossaise qu?il n?a pu affronter lui-même.

Le choc des photos ?

Beaucoup de questionnements, aussi, chez le photographe, qui semble pourtant mieux les assumer : « C?étaient des quartiers sinistrés qui convenaient parfaitement au vampire que j?étais derrière mon appareil photo ». Les rencontres se font plus spontanément, les images viennent par centaines, la technique en renfort : l?objectif rendrait-il objectif ?

Mais les doutes suivent bientôt. Il est fait mention de ce sentiment désagréable de travailler pour un fichier de la police (la photographie judiciaire a une longue histoire derrière elle)lorsque Wylie photographie des gens qui fraudent manifestement le système (comme le système se joue de leur dignité) : « Une sorte de galerie de voyous innocents ». L?angoisse est la même que chez l?écrivain d?exploiter la misère qu?il capte jour après jour : « Photographier des dépossédés est difficile, car d?une manière ou d?une autre je m?en sers pour faire des images ». Mais s?il « a vaguement honte de shooter cette gamine en catimini », Wylie choisit de reproduire sa photo dans le bouquin.

Alors photographe et écrivain, même combat ? Pas vraiment tout de même : « Je vois mieux et je montre mieux les choses sans ses angoisses d?écrivain qui me brouillent la vue », déclare Wylie, furieux après avoir appris que McLiam Wilson avait quitté Glasgow.

On regrettera, comme toujours lorsqu?un éditeur de mots ou de traits se met à publier de l?image, la mauvaise qualité des reproductions photographiques, en tout petit format, quasiment illisibles dans un noir et blanc totalement laminé. Voyez les images de Donovan Wylie ailleurs, dans des expos ou dans ses propres bouquins. Dans la grande tradition du style documentaire américain, le photographe se heurte frontalement à la réalité pour livrer des images brutes, violentes, taillées à la hache dans la matière dont sont faits les naufrages. Des corps souvent pris en contre plongée, parfois un peu décapités par un cadrage serré, des espaces dont la composition souligne la vacuité, des objets isolés en forme de métaphores d?une solitude à peine rompue, le temps d?un cliché.

Dialogue en creux pour une dénonciation en actes

Pourtant, McLiamWilson ne cesse de célébrer la supériorité des images sur le texte pour constater, rapporter la dépossession qu?il dénonce page après page : « Voilà le genre d?endroits où les photographies de Donovan sont d?une efficacité redoutable. Il faudrait un bien meilleur écrivain que moi pour décrire l?aspect de ces logements ». Le photographe lui-même tempère pourtant la portée des images : « Certaines choses sont trop compliquées pour qu?une photo leur rende justice ».

En fait, photo et texte vivent indépendamment dans le livre. Chacun rapporte un pan de cette histoire triste, sans que l?un illustre l?autre, puisque l?une et l?autre ont été élaborés séparément. Parfois même dans l?opposition, la mésentente la plus totale, y compris lorsque photographe et écrivain fréquentent le même lieu (par exemple le Crypt Center de St Botolph à Londres, centre d?accueil pour sans-abris), les mêmes personnes.

La paille et la poutre, vous connaissez ?

Et puis, enfin, cette manière de nous coller le nez dans notre propre merde, ça remet les idées en place. Allez, soyons honnêtes, qui d?entre nous n?a pas, même furtivement, eu ce genre de pensées : « S?ils sont tellement pauvres, comment se fait-il qu?ils aient la télévision ? Comment peuvent-ils se payer le luxe de fumer ? » . Ou bien encore lorsque McLiamWilson de râler contre Wylie : « Comme s?il fallait aimer tous les pauvres. Une telle idée relève de la sentimentalité bourgeoise de la pire espèce ».

Il faut lire ce livre où tout est dit, une bonne fois pour toutes, de notre sale position de voyeur face à une misère que nous préférons toiser, de peur qu?elle nous happe.


Nathalie Petitjean
Robert McLiam Wilson, Donovan Wylie, Les dépossédés, Christian Bourgois, 2005.