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Smog live !
S’en fout la mort, la beauté sombre





Fini la grisaille. Le brouillard se lève sur Bill Callahan et sa bande qui, le temps de quelques éclipses noires comme le souvenir, dévalent les flots tumultueux d’une rivière en crue.

Naissance d’un mythe

Le retour de Bill Callahan en France était synonyme d’événement, le song-writer américain distillant ses apparitions sur le territoire avec parcimonie. Une bonne raison pour aller sonder l’état de forme du bonhomme dont le dernier LP, le magnifique « A river ain’t too much to love » nous avait laissé entrevoir le meilleur au sein d’une discographie inégale. La petite salle de concert de La Maroquinerie (Paris) boue ce soir de juin 2005. Le public s ‘est massé pour assister à la performance de Smog, aux compositions volontiers sombres, mais inondées d’une luminosité mélodique aussi simple que désarmante. Les 40° C sont allègrement atteints lorsque apparaît le groupe.

Bill Callahan, guitare acoustique à la poitrine, ne déroge pas à l’image qu’on se faisait de lui. Petit homme sagement coiffé - raie de côté de rigueur -, il est de ceux qui, à travers les quelques photos présentes sur ses albums, nourrissent la légende des songwriters américains solitaires. Ces vagabonds ermites, ils sont quelques-uns à hanter l’espace américain, tout cabossés qu’ils sont, au fil d’albums secrètement désirés comme une trouée dans la sinistrose ambiante. Ils se nomment Chan Marshall, Mark Linkous ou Jeff Martin, et tout leur art réside dans une alchimie secrète au sein de laquelle les sentiments les plus sombres finissent par être transcendés pour donner des compositions aériennes, charnelles et suspendues au fil d’une voix, d’un accord de guitare, d’un silence.

C’est bien à cette galaxie que l’OVNI Smog appartient. Une constellation d’étoiles qui projettent leur lumière tel un scintillement dans un ciel obscurcit. Seuls et en grande partie étrangers à ce qui se meut autour d’eux. Tout comme Bill Callahan lors de son entrée sur scène ce soir-là. Accueil enthousiaste parsemé de cris et de sifflements qui en disent déjà long sur l’attente du public. Mais l’hôte reste impassible, toise son audience dans un mélange de flegme et d’indifférence, engoncé dans une chemise bleue nuit flanquée de deux aigles brodés au dos. Petite déception, la bassiste du groupe ne chantera pas ce soir, elle qui assure la seconde voix sur les albums studio restera à son instrument, laissant le chant libre à celui dont le timbre à contribuer à forger l’identité du groupe dans un courant post-folk bouillonnant. Les espoirs ne sont pas déçus.

River runs deep

Dès les premiers accords, la voix se pose, s’impose là avec force et naturel, donnant comme à son habitude dans les graves. Elle diffuse instantanément une sensualité métallique et profonde qui met la salle sous le charme et donne aux compositions une charpente solide, comme un Gaillac bien chambré. Mais très vite, celui qu’on imaginait parti pour un set sobre et dépouillé, donnant plus dans le shoegazing que dans le déhanchement frénétique, se fend d’un tic lui déformant le coin de la bouche.

Quelque chose se trame, une nervosité tout intérieure se fait entendre et lance ses premières fléchettes. S’en suit un mouvement gracile, un rien désuet, baptisé « danse du poulet », où notre énergumène joint promptement le talon à la fesse, agrémentant le tout d’une légère distorsion latérale. Si l’heure est grave, la maison Smog ne se prend pas au sérieux et ne cultive pas les plans d’artistes maudits sous serre. Très vite, une évidence crève les yeux. Le batteur, Jim White, vu chez Cat Power, s’était installé à son instrument une tasse de café à la main, les autres restant fidèles au houblon, il fait maintenant bouillir ses fûts d’une technique ébouriffante, alterne une cadence corsée sur un « Hold on », modèle de crescendo en ébullition conférant à la salle une atmosphère de surchauffe, et un jeu évoquant ouvertement des influences jazz, la polyphonie rythmique féline et sauvage d’un Al Foster. Le show ne fait que débuter.

Le groupe convainc par la diversité des morceaux et des interprétations proposées, et fait la part belle aux titres du dernier album. Quelques ballades bucoliques apaisées, « In the Pines », « Let’s Move to the Country », dépouillées et réduites à leurs plus simples expressions d’une envie soudaine et définitive de campagne, réminiscences du Maryland natal ? Une atmosphère plus intimiste prend le pas lorsque Bill Callahan entame ses titres les plus personnels signés d’une plume acérée et autobiographique souvent désarmante.

La brume s’invite sur Seine, le set prend une tournure fragile et hypnotique, guitaristes et batteur se postent aux aguets, en retrait, laissant tout l’espace nécessaire au compositeur pour égrener ses chansons d’amour au goût amer, son attachement à la famille à qui il ne peut déclarer sa flamme « qu’en achetant une guitare ». Une extrême retenue balise les sables mouvants vers lesquels la formation s’avance. Et lorsque Bill vient poser son regard plissé dans une salle au souffle coupé, il touche au plus profond de ses névroses et s’abîme dans un autisme décharné, laissant entrevoir le squelette d’une sensibilité toute nue qui frappe fort au cœur, noue les estomacs et serre les gorges asséchées. Le vide fait place au gouffre d’une vie en chaos déjà évoquée magistralement dans les noirceurs d’un LP en dépression larvée comme « Red Apple Fall ». Des instants d’une rare intensité qui touchent à l’universel de l’absence, de la rupture, de la perte.

Feux d’artifices pour un duel caniculaire

Le naufrage est évité car le propos sous haute tension se ceint d’une beauté ascétique jamais ascétique qui prend corps à travers une voix posée et imposante et ancre constamment cette musique au réel. Le groupe franchit alors les eaux troubles pour donner un autre visage de lui-même, celui qui marque de son empreinte la soirée. Toute la force du jeu ce soir-là tient au fait que les morceaux, s’ils débutent généralement sereinement, se dévergondent sauvagement pour prendre une franche tournure rock. La transpiration envahit les visages sur scène et dans le public. Les compositions avancent maintenant toutes guitares dehors, les riffs tranchent dans le vif, les mélodies s’entêtent et se déploient sur des morceaux déjouant allègrement le format pop 4-5’ des enregistrements studios.

Le batteur n’est pas en reste et vole régulièrement la vedette à son leader. Véritable tour de force, notre homme se gondole d’une cymbale à l’autre, scrute ses partenaires avant de donner un ton, une coloration arc-en-ciel à l’ensemble, boostant les morceaux d’une inventivité rythmique exceptionnelle. Tout y passe, le fouetté insidieux et agile des ballets, le jonglage main droite précédant chaque coup de caisse claire, le « roulé de baguette » que l’on récupère à l’autre extrémité du fût, des contorsions aux quatre coins d’une batterie qui plafonne aux genoux. Derrière une dégaine de quarantenaire moustachu et un poil ventru se cache un funambule des peaux tendues qui éclabousse par son énergie et sa science des compositions transgenres.

Serré, le café. Mais pas question de s’en laisser compter sur la gauche. L’homme aux aigles, non content d’expérimenter l’aile de pigeon façon Thierry Henri v.s. Christian Wörms, se lance dans des ébauches de chorégraphies que n’aurait pas renié le King lui-même. Descente furtive pour une station accroupie. Aussitôt remonté. Saut de carpe façon petit rat de l’opéra pour dégourdir les brodequins moquette rouge-vif. Station écart, face au public, guitare en étendard pour asséner les dernières lignes mélodiques de titres passés depuis longtemps dans le camp du turbocompressé. Faites monter l’adrénaline, le guitar-hero du soir tient les planches et décalamine la tuyauterie parfois engorgée de son répertoire. Les duettistes (se) sont lâchés, bien soutenus par une basse et une guitare électrique attentives aux attaques à répétition, et donnent au final une dimension titanesque et unitaire à un combo toujours aussi peu loquace, mais qui finit par lâcher un « lovely audience, tonight » qui met tout le monde d’accord pour acclamer le quatuor et sa ballade sauvage.


Guillaume Bozonnet