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Café Lumière - Hou Hsiao-hsien
Hommage sans naphtaline





Un hommage à Ozu qui ne sent pas la naphtaline, Hou Hsiao Hsien sort la commande de l’ornière et pose un regard aiguisé et ascétique sur deux personnages bohèmes du Japon contemporain. Attention grand film !

Course d’obstacles

Une mère-fille se lance sur les traces d’un compositeur coréen dans le Japon du 21ème siècle. C’est le point de départ du nouveau film de Hou Hsiao Hsien, dont on avait plus eu de nouvelles depuis Millénium Mambo en 2001. Et l’enjeu est de taille. D’un côté, il faut donner suite à une oeuvre déjà conséquente, une petite dizaine de films, au sein desquels le cinéaste taïwanais à déjà touché à l’excellence : citons pour mémoire "Goodbye South, Goodbye", synthèse des thèmes et des choix esthétiques de l’auteur, plans séquences qui s’étirent dans le temps, poétique du quotidien. Mauvais présage, les figures les plus novatrices du cinéma asiatique depuis dix ans s’essoufflent. Wong Kar Wai se prend les pieds dans le tapis de la redite, et lorgne maladroitement du côté de la SF. Pire cette année, la mauvaise surprise vient du Goodbye Dragon Inn de Tsaï Ming Liang qui nous livre un film d’été exangue. Problème récurrent : les partis-pris esthétiques tournent à l’exercice de style et ne servent que trop rarement le discours du film.

Le dernier maître du triangle sauvera-t-il la mise ? Contrainte supplémentaire, le film est une commande de la télévision japonaise célébrant le centenaire de la naissance d’Ozu, maître cinéaste dans le Japon des années 50-60. Et, en terme de commande, de regarder craintivement du côté de l’expérience américaine de John Woo ou de Tsui-Hark.

Famille, sushis et plus si affinités...

Mais les présages sont aussi faits pour être déjoués. Premier plan, première bonne nouvelle, M. Hou n’a pas la caméra qui tremble. Plan fixe sur un tramway aérien, un wagon passe dans un ciel zèbré de cables électriques et traverse l’écran de part en part. De cet enchevêtrement de cables métalliques se dessinent des destins qui vont se croiser ou s’ignorer...De la course du tramway, la fuite en avant perpétuelle de l’héroïne Yoko, qui a laissé son amant à Taïwan, mère-fille tentant d’assumer au mieux une condition encore jugée "décadente" dans le Japon d’aujourd’hui. En témoigne une scène magnifique se déroulanrt dans l’appartement encombré de Yoko. Les parents sont là. Devant le refus de Yoko de se marier avant d’enfanter, la belle-mère fait tampon et sollicite une réaction du père pour briser le tabou. Lui, justement, ne pipe pas mot, rumine, encaisse, triture nerveusement un sushi, sans pouvoir sortir d’un mutisme à la fois perplexe et résigné. Au pays des télécommunications, toutes les lignes sont occuppées.

Qu’importe, la jeune fille, elle, avance. Quid de l’aval des parents ou de l’absence de mari, lorsque l’incertitude la gagne, elle se réfugie dans les méandres du métro. Ou plus fréquemment encore, chez un libraire-ami puis amant platonique. Au passage, Hou renvoie les deux parties dos à dos et affine sa chronique familiale. Yoko s’apprête à élever un enfant sans être mariée, mais la relation fantômatique des parents n’est guère plus enviable : la belle-mère est dévolue à un rôle d’épouse-cuisinière au service de son mari qui biberonne devant une télévision hors-champ. Cette télévision qui, justement, est le seul élément ici absent et traditionellement omniprésent dans les films de Hou Hsiao Hsien. Pour le reste, le compte y est. Les repas en famille et entre amis, et cette faculté du cinéase à transcender le quotidien le plus trivial en une poétique du rituel. Ses armes ? Un plan fixe qui structure la scène dans son ensemble, et une liberté quasi-totale laissée aux acteurs pour activer la mécanique, pour donner un sens à la fois précis et complexe à l’action. Cette liberté, M. Hou l’assume et la revendique. Il donne des scénarii non finalisés à ses acteurs, les laissent modifier ou inventer d’autres répliques, il capte tous les éléments venant perturber le tournage pour éventuellement les réutiliser par la suite. Cette méthode de travail, confrontée à la rigueur et au souci de minutie de la production japonaise, n’a pas été sans heurts. Les intérieurs sont également captés dans toute leur intimité, et frappent par ce qu’ils diesent en creux de la personnalité, de la vie, de ceux qui y habitent. La ville, les transports en commun, ultimes lieux d’évasion, sont le refuge de ceux que le doute envahit. Et la jeune fille aime à s’y retrouver, dans ces rames de métro. Elle se raccroche à ces lieux transitoires qui symbolisent bien sa situation intime : une identité intermédiaire de fille-mère.

Un récit, des histoires

A chaque film du Taïwanais, les sièges claquent. Les spectateurs perdent patience. L’intrigue est ténue, s’étiole au fil de la bande et devient prétexte à dérouler des micro-histoires qui s’agglomèrent, ou pas, pour constituer un récit d’ensemble : Yoko face à sa maternité, se heurtant à la désapprobation de ses parents, Yoko sur la piste d’un compositeur coréen qui venait se ressourcer au Café Lumière, Hajime quitte sa librairie bohème pour capter les sons de la ville. Et c’est tout l’enjeu du film qui se tient là. Embarquer le spectateur sur des fausses pistes, l’égarer, le décentrer pour mieux l’ouvrir sur la complexité des rapports humains et inter-générationnels, ici. Tarte à la crème que Hou évite habilement, en multipliant les angles d’attaque -la réalité est toujours plurielle- et surtout, il s’abstientt de tout jugement moralisateur sur ses personnages. La réussite du projet tient aussi en ce que le Taïwanais est capable, au contraire des derniers opus de ses collègues asiatiques, de construire un vrai discours autour de son sujet. Pour ce faire, il déroule une certaine grammaire du cinéma qui reste constamment au service de l’idée. Les longs plans séquence succèdent aux plans fixes d’intérieurs (spécialité de Ozu), le filmage frontal côtoie les travellings de rames de métro. Le plus remarquable restant l’équilibre formel constant qui traverse le film : pas un plan "esthétisant" dans ce film et, si Hou Hsiao Hsien en est capable, à l’instar d’un Kiarostami, il ne cède pas à une tentation "picturale", mais opte plutôt pour une plastique de la sobriété et de l’humilité, de l’ampleur et de l’intimité, pour mieux faire écho à Ozu.

Quoi de plus logique, au final, que de multiplier les points de vue pour rendre compte de la réalité complexe d’individus évoluant dans une société dense dans son isolement, mais dont les unités éclatées sont parfois reliées par ses lignes de trains qui exporent la ville. Car ce qui nous est montré du Japon d’aujourd’hui et de sa jeunesse n’est ni réactionnaire, ni nostalgique. Ici, pas d’adolescents noctambules imbibés d’alcool, de jeux vidéos et de techno minimaliste comme dans Millenium Mambo. Plutôt de jeunes adultes dont les préoccupations sont loin d’être matérialistes. Pas de consommation éffrenée, mais bien une approche sensorielle et spirituelle du réel avec l’envie de le ressentir, de le décryper pour finalement s’y inscrire. C’est toute l’importance du jeune libraire, personnage secondaire et pourtant central du film. En dehors de son activité professionnelle, il passe son temps un micro à la main, un casque sur les oreilles à traquer, à capter les ambiances sonores des rames de métro. Personnage décalé, en partie déconnecté du commun des mortels, il n’est pas sans rappeler le Harry de Paris-Texas, personnage en errance, toujours en quête d’ailleurs pour mieux sonder le présent. Et ce libraire de se poser en double fictionnel de Hou : un enregistreur de réel.


Guillaume Bozonnet