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The Darjeeling Limited - Wes Anderson
A l?extrême pointe du boboïsme





Wes Anderson sort du hublot de La vie aquatique pour tracer sa route dans un rail movie mystique et fraternel brillamment mis en scène. L?appellation de comédie surdouée collée en point rouge sur le front, The Darjeeling Limited traverse d?abord le spectateur avec un enthousiasme tout en fraîcheur juvénile et légère. Pourtant, derrière le génie de la lunette arrière apparaît vite le nombrilisme d?un cinéma de gosse de riche faisant d?une culture millénaire une petillante boîte à fakir.

Trois frères ne s?étant jamais revus depuis l?enterrement de leur père un an plus tôt se retrouvent à bord d?un train qui traverse l?Inde. Imaginées par Francis (Owen Wilson), l?aîné, ces retrouvailles en forme de quête spirituelle ne sont pas tout à fait du goût des deux autres. Jack (Jason Schwartzman), le benjamin, sort d?une passion post-moderne avec sa copine française. Peter (Adrian Brody), le cadet, vient d?apprendre qu?il allait être père alors qu?il s?apprêtait à rompre avec sa femme.

Comment être père tout en étant fils ? Comment être fils dans une famille dysfonctionnelle ? Comment tout simplement exister ? Relations de pouvoir, ligues, rebellions, putschs et contre-attaques fusent et tourbillonnent dans ce noyau familial déserté par toute autorité parentale. Reprenant le meilleur de La famille Tenenbaum, Wes Anderson joue au shaker les rivalités de chiffons secouant la fratrie Whitman - vous avez dit Whitman ? -, chacun cherchant à exister, trouver sa position, se mettre en accord avec soi, autrui et le grand tout, dans une mystique seventies passée au mixeur d?un virtuose né une caméra dans les mains.

Mystique de l?être dans l?entonnoir d?une folie douce

Wes Anderson est un cinéaste innocent, sorte de double de Tim Burton plus enclin que ce dernier à protéger son univers de la machinerie des studios. L?enfance de l?art au centre de la toile, l?écriture comique du grand blond est d?abord ici celle de la distraction, du décalage. De l?imaginaire aussi, reprenant la métaphore enfantine d?un train qu?il ne faut pas rater sous peine de louper l?aventure. Bien vrai, l?Inde se découvre par la foule, la vitesse, les couleurs, le chaos. Ainsi de ce remake d?une scène d?espionnage avec l?arrivée en rickshaw de Bill Murray dans une gare. Première séquence haletante sous une pluie de klaxons, bientôt suivie d?un ralenti fondant comme une plaquette de beurre.

L?alternance du contraste servira de structure au film entier. Vitesse/ralenti, mystique/bêtisier de gamins, luxuriance des couleurs/fondu au noir par la nuit, les paires déboulent de tous côtés dans ce film où chaque cadre semble coupé en trois. Wes Anderson définit en effet l?espace de la cabine en triptyque. Entre les miroirs, les battants et les fenêtres, chaque personnage se retrouve plaqué dans son cadre, enfermé dans l?espace comme il l?est dans la vie. Le cinéaste gérant quant à lui l?exiguïté de son lieu de tournage avec une virtuosité de fakir.

Fantasme de toute-puissance, choc des civilisations

Chose entendue dès l?ouverture de ce rail movie, peu importe le nombre de kilomètres. Seule compte l?expérience spirituelle, la réconciliation. The Darjeeling Limited met ainsi en scène le choc des civilisations par le burlesque et l?ironie. D?un côté l?Occident, avec l?Amérique de Francis et la vieille Europe décadente vue sous le prisme de Jack. De l?autre, une Inde réduite à un défilé de vignettes figées dans son passé folklorique et colonial.

A travers son inégalable question rhétorique - « Can we agree to that ? » - Francis incarne une nation dont la névrose est à l?image de sa volonté de toute-puissance - absurde, démentielle. L?aîné serait donc à ses frères un peu comme l?Amérique vis à vis du reste du monde - un gendarme castrateur sous des airs de grand protecteur universel. Il veut tout savoir, tout décider, tout maîtriser. Avec l?autorité naturelle que lui confère sa position d?aîné, il impose à tous sa volonté tout en jouant la bienveillance des tyrans philanthropes. Wes Anderson ferait-il du cinéma politique ? Allons donc. La satire n?a pas le temps de naître que déjà elle disparaît dans une tendresse aveugle.

Rendre au comique la prise de l?inconscient

Enroulé dans son turban de bandages, Francis aura donc tout prévu. Itinéraire millimétré, visites de temples sacrés, ballades dans des bleds aux parfums enchanteurs et autre rituels new age de réconciliation défilent comme les étapes d?une croisière qui s?amuse et troque les vagues contre des rails. Pas de coke pourtant, même si, en bons occidentaux qu?ils sont, les frères Whitman ne conçoivent d?expérience spirituelle qu?en parallèle à l?ingestion massive et continue de médicaments de toute sorte.

Quand bien même infantile, irresponsable et névrosé, l?Américain n?en demeure pas moins d?une extrême sympathie. Ainsi, alors que le comique deadpan et décalé de Wes Anderson semble au départ aux antipodes de Peter Sellers, Francis n?est au fond pas si loin de la béance écervelée d?Harold Fine dans I love you Alice B. Toklas !. Seule différence, mais de taille : le naturel rapplique ici au triple galop. D?ailleurs, sans doute s?agit-il là d?une des grandes forces de Wes Anderson. Jouer de la comédie pour montrer la prise de l?inconscient, le gouffre entre ce que l?on aimerait être et ce que l?on ne peut s?empêcher de faire, l?impossible course à se débarrasser de soi.

Un cinéaste faisant le beau avec la mort d?autrui

Chacun restera donc fidèle à lui-même. Jaloux, envieux, encombré de ses tares. Rejouant en cabine les vieilles luttes de l?enfance avant d?être expulsés de leur train, les trois Whitman finiront leur route à pied pour faire l?expérience de la vie. Le scénario, volontiers poussif dans le symbole, précipite alors The Darjeeling Limited dans son travers le plus gênant : l?absorption d?un monde régurgité sur pellicule uniquement pour faire beau. Sept minutes montre en main, Wes Anderson coupe le son des trois Whitman pour une très belle séquence en hommage retenu à Styajit Ray, suivie d?un passage sur Le fleuve tiré bord à bord du côté de Renoir.

Sept minutes d?Inde véritable pour un film d?une heure trente, les vaches maigres font la mine. Un clip en blanc fondu au ralenti achèvera le réel avec des armes trop visibles. Voilures et guirlandes blanches, lumière en sucre, défilé chic de vieux sâdhus enturbannés témoignent de cette manie de vouloir faire du beau à tout prix. Un tic de brillance d?autant plus agaçant lorsque Wes Anderson balaie son cadre de panoramiques pour feindre le flegme cool tout en exploitant sans cesse l?âme éponge et le grand sentiment.

Un surdoué cabotin filme l?Inde en bijoux McCartney

Bien sûr, le raccord du noir au blanc des époques et des enterrements fonctionne avec une grâce très sûre. L?apparition de Barbet Shroeder en mécano de la Luftwaffe Automotive et d?Angelica Huston en mère indigne transformée en nonne constituent d?autres petits délices du film. Et pourtant. Derrière le mouvement des couleurs, la luxuriance de surface, The Darjeeling Limited patine aussi dans le cabotinage, ramenant toujours à lui la connivence d?un spectateur acquis d?avance. Défilent ainsi au degré 3 des Bavaroises parlant très fort, une employée de train prompte à se faire sauter, un serveur-fakir à la barbe sévère, et surtout, dernier du wagon, seul à rester derrière (sur la route, le quai, le tarmac), le peuple indien, pantin muet et décoratif, simple paillasse d?accessoiriste déguisée pour l?occasion en chatoyante poupée Gucci.

A commencer par les valises du père Whitman cousues main chez Vuitton, l?élégance du raffinement traverse le film de bout en bout. Elégance centrifuge d?un film bâti sur et autour de son trio de personnages. Un cinéma posé sur un plateau d?argent droit sorti de l?Hôtel Chevalier, où le suprême chic s?envisage comme reprise du Grand blond avec une chaussure noire (Francis), sous le singulier parfum Voltaire n°6 d?un séducteur littéraire marchant pieds nus s?il vous plaît (Jack).

Difficile pourtant de bouder son plaisir : la virtuosité légère et facile de Wes Anderson agace sans doute autant qu?elle fascine. Une sorte d?ultra chic tendance et décalé à l?extrême pointe du boboïsme qui fait aussi du bien parce qu?elle rend léger, invite au rêve et au voyage, même si, à force de glisser sur l?horizontal, ce cinéma ressemble à un exercice d?onanisme conduit de main experte. Distrayant, agréable, exquis. Mais qui, s?interdisant l?abîme, la chute, se gargarise d?une finition laquée tout en transparence de surface.


Stéphane Mas


 

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