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Peur(s) du noir - C. Burns, R. Mc Guire, L. Mattotti, Blutch, M. Caillou, P. di Sciullo
L?animation d?art et essai





La vague inaugurée par Persepolis pourrait-elle muer en déferlante ? Début de réponse avec la première au Festival de Rome de Peur(s) du noir, suite de cinq courts dépassant les aléas du film collectif par son exceptionnelle facture formelle. Cinq figures majeures de la b.d. d?aujourd?hui réunies autour de la peur, du noir et de la lumière. Peur de l?autre en soi-même, peur d?un monde où les lignes se défont, se transforment par l?angoisse, les rêves mais également les contes. Sous le regard de créateurs éclairés, une merveille d?animation sur les grandes terreurs de l?enfance.

Le cinéma d?animation semble enfin sortir de sa niche. Celle de petits hommes à lunettes au rire très clair ou de post-adolescents maniaques prisonniers d?un monde parallèle mis en cases. Après un long et périlleux processus de production qui semble désormais le lot commun de tout projet ambitieux, Peur(s) du noir voit enfin la lumière. L?attente n?aura pas été vaine.

Sortir des clichés par la porte du grand art

Un film comme une fuite dans la fiction avec pour seul principe la liberté créative d?auteurs donnant par l?animation une vie nouvelle à leur travail. Chacun son graphisme, sa narration, ses obsessions dans un glissement progressif de la forme parvenant à happer le spectateur d?un univers à l?autre, sur une frontière blanche et noire entre parole et dessin.

Charles Burns fait ici office de tête d?affiche. Evitant le piège d?être mis en bout de film dans un inutile effet d?appel d?offres, sa pole position permet à l?inverse de précipiter le spectateur dans l?univers hypnotique de Black Hole. L?histoire d?un jeune freak timide épris d?une mignonnette aux seins ronds, pour une idylle qui finira très mal racontée d?une voix blanche par un vieil homme sur un lit d?hôpital.

Charles Burns ou l?innocence face au trou noir du domestique

Pas de surprise ici. Burns continue de pétrir ses obsessions personnelles dans une Amérique blanche et transparente de l?âge étudiant où rêves et cauchemars se fondent à l?ordinaire du quotidien. Un bocal qui glisse sur un lit, un baiser dans une salle de cinéma peuvent ainsi suffire à passer d?une certaine innocence à l?enfermement totalitaire de l?enfer domestique. Invasion, mutation, glaciation impuissante du héros demeurant les motifs privilégiés d?un auteur hanté par la rencontre traumatique de l?adolescence avec le deuxième sexe.

Mais Peur(s) du noir permet aussi à Burns de retrouver ce mélange d?angoisse, d?anticipation, et de série B propre au cinéma de son adolescence. Dans une improbable rencontre entre Ozu, Lovelace et Philip K. Dick, la rigueur protestante du récit se conjugue à un formalisme du trait et une absence totale de trucage tendant à expurger l?horreur de la plupart de ses travers, et ce tout en gardant un point de départ fidèle au genre. Une simple histoire banale qui, à partir d?un détail - un insecte échappé, une plaie naissante sur la peau - va basculer dans l?étrange, puis l?horreur.

Cauchemars et fantasmes d?une écolière en uniforme

Cette structure du film d?horreur se retrouve également au cœur du fragment très manga de Marie Caillou. Découvrant peu après son arrivée dans une petite ville que sa maison est hantée par l?esprit d?un samouraï, la petite Sumako perd le sens du réel et se débat dans un cauchemar où serpents géants, médecins sadiques et samouraï s?y entendent pour la terroriser et abuser de son innocence. A mi-chemin entre l?imagerie traditionnelle des contes japonais et le cinéma des monstres Yonkai ou de The Host, Marie Caillou se laisse emporter par une frénésie graphique qui poussera sa jeune écolière en uniforme vers l?extase monstrueuse d?une terreur flirtant souvent avec le fantasme sexuel.

Peur(s)du noir offre donc l?angoisse sous toutes ses gammes. Lorenzo Mattotti conserve l?enfance pour mieux la faire disparaître. Sous un trait d?esquisse dominé par les bruns, il ranime en nous l?imaginaire des feux de camps nocturnes. L?histoire ? La disparition d?un enfant au milieu d?un marais posé sur l?eau comme une brousse épaisse, dans une atmosphère sombre et liquide, au bord des limbes, devant beaucoup à la voix d?Arthur H en narrateur au timbre pendu.

L?enfance par le conte du côté de chez Twain et Mattotti

Un fragment de Peur(s)du noir mis sous la coupe ancestrale du conte et de la nuit. D?où cette sensation de glissement vers le fond rapprochant ces épais marécages de l?univers de Mark Twain. Ainsi de ce chasseur de monstre à l?impressionnante carrure de muscles scrutant l?horizon comme un indien, pour une chasse qui se terminera avec un crocodile pendu au plafond d?une église.

Si Blutch rempile côté sombre, l?enfant cède la place au vieillard, l?innocence à la haine sauvage. Un vieux marquis erre dans une ville en semant la terreur. Son arme ? Une meute de chiens qu?il peine à tenir tant ils s?acharnent avec férocité sur leur laisse, les crocs acérés, la gueule pleine de mort. Pendant visuel des tirades graphiques de Pierre di Scullio, le fragment de Blutch se décompose lui-même entre les différentes rencontres que fait le vieillard sur sa route.

Blutch et la violence (intemporelle) des crocs

Pourtant, en guise d?humanité, la violence déteint sur chaque millimètre de pellicule. Par le trait du dessin de Blutch, ses milliers de mini-hachures secouées de spasmes nerveux. Comme si la peur ne se limitait plus aux acteurs, aux décors, à la mise en scène, mais à chaque particule de lumière exposée à l?écran.

Se pose alors le problème du rythme, de la ponctuation. Contre l?effet de lassitude qu?aurait créé la simple juxtaposition des récits, la répartition des fragments de Blutch tout au long de Peur(s)du noir permet d?entretenir la menace, de raviver la crainte et de maintenir le spectateur bien serré par la gorge.

Le centre-gauche, ou l?existentialisme tiède et fade

Une fois n?est pas coutume, la faiblesse vient des abords de l?audace. Inutile de s?étendre sur le travail graphique de Pierre di Scullio. Sa richesse formelle reprend l?histoire des formes et les mixe dans l?espace avec un étonnant sens du rythme et de l?abstraction. Alors quoi ? La tombe est dans les mots. En l?occurrence, les états d?âme d?une bobogénaire au désespoir pleutre de sa conscience d?elle-même. Une femme qui suinte le bien-pensant, s?accable avec mollesse de son manque d?envergure et persiste pourtant à pratiquer l?autocritique comme on sort son chien tous les soirs.

Disons, un portrait d?une typologie urbaine de centre-gauche qui manque singulièrement de gifle pour convaincre tout à fait. L?inverse exactement du fragment de Richard McGuire et Pirus, emmenant le spectateur dans une merveille minimaliste de fabrique du mystère. Emergeant d?un désert blanc de neige, un homme large de visage et de corps se retrouve à l?intérieur d?une maison. Un fauteuil, une bouteille, une araignée, un album photo. Il n?en faut pas davantage pour se confronter de la manière la plus littérale qui soit à cette peur du noir donnant son titre au film.

McGuire et le vertige graphique de l?art pour l?art

La première force de McGuire est de fondre l?expérience du spectateur à celle de son personnage. Une position d?attente aveugle où l?œil ne voit pas tandis que le corps, immobile, repose dans un fauteuil. Un moment de quelques secondes avant que la lumière n?apparaisse, instant précieux que McGuire dilate et distend pour explorer en profondeur. Qui est cet homme assis dans le noir dans l?attente que quelque chose advienne sinon le spectateur de cinéma ? L?œil et le corps prisonniers d?un espace, l?émotion à cheval entre désir et crainte face à ce qui, émergeant de la pénombre, va bientôt devenir visible.

Le trouble augmente à mesure que l?intrigue se dessine. L?homme fait un feu pour se réchauffer, ouvre un album photo pour tromper son ennui mais ramène du coup d?outre-tombe une femme portant une robe noire au motif à fleurs. Un fantôme armé d?un couteau pour l?histoire fragmentée d?un couple défait. Entre Lynch, Hitchcock et le théâtre japonais, McGuire joue l?enfance de l?art d?une petite fabrique de l?angoisse exploitant de main de maître les peurs les plus anodines.

L?essence de l?animation par l?enfance de l?art

Par son travail sur la forme, ses jeux de contraste et de perspective très marqués, le fragment de McGuire est sans doute avec celui de Burns le plus captivant de Peur(s)du noir. Inspiré par les superpositions d?ombres du suisse Felix Vallotton mais aussi les collages de Matisse, McGuire fond son cadre de noirs profonds pour une découpe du blanc sur les ombres reposant en grande partie sur du vide. A l?œil de reconstituer les formes à partir de détails, et de suivre les lignes pour rassembler coutures et volumes dans une petite merveille de minimalisme chromatique.

Au fond, McGuire et Pirus incarnent la pulsation jugulaire de Peur(s)du noir, et saisissent les deux veines au cœur même du projet. D?un côté, la maîtrise formelle et l?exigence graphique d?un univers visuel propre à un auteur. De l?autre, le désir palpable d?un retour aux sources de l?animation, ainsi qu?une certaine fidélité à son essence - le trait, l?espace, la perspective.

La quadrature du cercle - L?animation d?art et essai

En réconciliant classiques et modernes, Peur(s)du noir parvient donc à la quadrature du cercle. Une sorte d?art et essai de l?animation d?excellente augure pour la suite, et ce à plusieurs titres. Côté artistique, Etienne Robial rehausse le noir et blanc d?une grande richesse de tons par un travail sur les teintes d?une délicate finesse. Le résultat ? Un film dont l?exigence formelle n?empêchera pas de trouver son public, bien au contraire. Côté production, le duo passionné, tenace et endurant de Valérie Schermann et Christophe Jankovic prouve à nouveau qu?il est possible depuis Angoulême de réunir de grands artistes et faire traduire leur pensée graphique par une ribambelle de petits bras de l?animation dont il faut ici saluer le travail remarquable et minutieux.

Ramenant le concept du collectif à ce qu?il a de meilleur, Peur(s)du noir parvient à laisser libre cours à la liberté de ses auteurs tout en conservant une forte cohérence thématique. Qu?il s?agisse de la peur de l?autre, de la peur de soi, de la part animale inconsciente ou réelle prête à jaillir des rêves transformés en cauchemars, une constante demeure. Cette peur du noir s?amarre toujours à l?enfance, à sa disparition et ses métamorphoses dans l?expérience de la perte. Un immense plaisir de l?œil sous une avalanche de coups de crayons.


Stéphane Mas


 

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