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Tehilim - Raphaël Nadjari
Corps disparu et paradoxe d?une parole au sacré





Nadjari poursuit son exploration contemporaine d?Israël par l?intime d?une disparition. Celle d?un père, laissant la caméra saisir la déflagration intérieure de ceux qui restent. Le cinéaste délaisse le Tel Aviv d?Avanim pour filmer Jérusalem, ville en coupure, ville d?entre-deux, à l?image d?une famille écartelée entre prosaïsme et religieux, prise à la foi par le deuil et la vie. Une fissure intérieure où chacun s?essaie à combler un manque, dans une danse morale où religieux, enfance et adolescence occupent tour à tour le cadre. Film aux atours mineurs, Tehilim déborde pourtant en permanence son cadre pour placer une nation face à ses paradoxes. Un très beau film du glissement jouant la sobriété de la transparence.

La famille d?Eli tient son quotidien dans un équilibre fragile entre laïcité et religieux. Un père d?un milieu social intermédiaire dont la propre famille, très orthodoxe, supporte mal son mariage avec Alma, beaucoup plus laïque, tandis que leurs deux enfants se placent à l?entre-deux. David, le plus jeune, tient sa vie sur des rails de garçon studieux, vif et intelligent. Double blanc de son frère aîné Menachem, toujours pris de retard, le visage serré par la distance, la froideur et la colère, joué par le très prometteur Michael Moshonov.

Pas feutrés sous le glissement des corps

Structuré en deux parties se faisant une charnière de la disparition, Tehilim joue dès l?ouverture le pas feutré dans son regard sur ses personnages et leur quotidien. Nadjari filme les repas, les trajets vers l?école, l?ambiguïté de Menachem dans son rapport à l?adolescence face à sa famille, sa religion et ses amis. Un ado tolérant mal l?arrogance de son petit frère modèle, qui porte la kippa et se colle au talmud avec son oncle et son grand-père, puis la glisse dans sa poche lorsqu?il sort en ville et traîne sur les trottoirs avec copine et amis.

Ce mode du glissement définit d?ailleurs le film entier. Glissement vers la disparition d?un père qui ne dit presque rien mais sort soudain de route pour l?absence et la fuite. Nadjari saisit la crise sur le mode accidentel, sans crier gare, sans effet de manche. Il cadre les corps serrés de près, menant une tension lâche, distendue, dont la douceur est renforcée par l?excellente bande son de Nathaniel Mechaly. De petites trouées d?aiguës pour figurer l?effacement progressif des traces, des pistes, laissant les corps prendre peu à peu la mesure d?une disparition partie pour durer.

De Jérusalem, Nadjari montre une zone intermédiaire où l?espace se résume à la route, aux pierres, à la surface laiteuse des murs d?intérieurs. Au centre, la voiture désormais immobile, remorquée, parquée dans une rue, figure la stupeur de chacun face à l?absence. Réaction bipolaire d?une famille scindée en deux qui réagit à la disparition du père tout à la fois par le prosaïque et le religieux, poussant de lentes coulées vers la confrontation, mais par le bord toujours, dans l?embrasure des portes, l?espace intermédiaire.

Mimétisme du talion et exclusion de l?autre

Menachem passe l?arme par les psaumes et rejoint son grand-père. Si le père qui a disparu est toujours en vie, c?est par la foi qu?il doit revenir en paix. Dans une communauté où la soudure des liens se fait par le livre, l?appartement se peuple donc d?une solennité faite d?hommes, d?habits noirs, de prières. Le teint pâle, le regard blanc, et sous couvert de combler la place laissée vide par le père, Menachem ne fait que doubler la tradition, dans un système où la femme, irrémédiablement, est tenue à l?écart.

Alma n?est en effet cantonnée qu?au double espace de l?alimentaire et de l?argent. Ironie d?une société dont le droit joue contre la femme, l?épouse d?Eli ne peut avoir accès au compte en banque du couple. L?éllipse en coupe, Nadjari évoque ainsi en quelques scènes le cauchemar légal du documentaire d?Anat Zuria Mekudeshet (Sentenced to marriage). Du soupçon qui naît des enfants sur leur mère, et sans doute sans que cela ne soit le cœur de son propos, Nadjari met à jour une fracture, une fissure aux multiples résonances, au premier rang desquelles figure celle du repli sur soi. Sans aucun jugement, posant sa caméra sur le rebord, le cinéaste capte là dans l?individuel ce qui peut aussi être en jeu à l?échelle d?une nation. L?amorce d?un cycle du rejet, de l?enfermement, où l?autre, placé à l?extérieur, prend forcément la place de celui qui ne comprend pas.

Transgresser du sacré pour vivre au réel

Ce mode du glissement du mineur au majeur, à l?oeuvre dans tous les films de Nadjari, fonctionne d?autant plus qu?il s?attache à l?intime. La sous-intrigue de la relation entre Menachem et sa petite amie ouvre donc une autre disparition, la perte d?une autre innocence, pour une vision très juste de l?adolescence. Celle du balancement de l?attraction/répulsion, du jeu paradoxal des extrêmes sur une corde infantile. Toute la séquence de la distribution des tehilims aux passants témoigne d?ailleurs de cette dernière part d?enfance présente chez l?ado Menachem, scène clef puisqu?elle révèle le rapport ashkénaze au sacré en même temps qu?elle unit les deux frères dans une complicité de transgression et d?espoir.

Transgression d?abord du rapport des orthodoxes au « repentir, [à la] prière et [la] charité », où distribuer un psaume, inciter à la prière par l?argent revient à attenter, transgresser quelque chose de l?ordre même du sacré. Mais transgression surtout par le paradoxe que Nadjari expose dans le rapport à la parole. Si verbe et parole sont glorifiés dans le livre, la prière ou les innombrables rituels du quotidien, tous les personnages s?avèrent de fait prisonniers d?eux-mêmes, incapables de dire.

Paradoxe des mots, réconciliation par les corps

Alma se réfugie dans le silence. Un exil intérieur dont la douleur, à peine effleurée par la caméra de Nadjari, suffit à exister sous nos yeux dans une pièce où elle s?endort en plein jour. Les deux frères, par le soupçon qu?ils portent sur leur mère, sont également pris d?une parole au secret. Plus tard, psalmodiant celle de l?oncle et du grand père, ils épouseront cette parole exclusive, rejetant tout ce qui n?est pas exactement semblable à soi. Parole de rupture, de la séparation des corps, que Menachem adopte, s?enfermant alors, sans ami ni amour, dans cette violence rentrée, adolescente, d?un visage où le mur fait office de frontière.

Tehilim est donc bien davantage qu?un film sur une famille en crise. Le paradoxe d?une translation directe du sacré sur le réel forme bien ce trou noir à l?origine de la disparition. Laquelle, au-delà de celle du père, questionne Israël dans son rapport à l?histoire et la parole. Construit autour d?un psaume de David - « vers où se tourner lorsque l?on ne voit pas ? » - les corps se font dos, se rejettent par l?écart, et la parole, muette, laisse d?abord place à l?écrit, pour revenir à la sensation, l?étreinte d?une possible réconciliation. Un film s?attachant aux trous noirs percés d?absence qui permettent aussi d?avancer et de vivre. Une tragédie sur le mode des pointillés, des béances et des miettes, pour une mise en scène jouant la transparence dans une sorte d?effacement en pente douce. Par delà l?effondrement, un véritable appel à la vie.


Stéphane Mas