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Flandres - Bruno Dumont
Conflits du désir





Comme une renaissance au cœur des entrailles âpres d?une France profonde et mutique, Dumont retrouve le décor fondateur d?une œuvre déjà référence. Au delà d?une habile réflexion sur les soubresauts cathartiques de deux personnages en prise avec leur (in)humanité, Flandres s?avance comme un grand film éminemment sensoriel et irradie le spectateur de toute sa grâce cinématographique. Ou, comment réconcilier dans un film en forme d?épreuve, la matière et le spirituel, le terrien et l?aérien.

A Bailleul, aux confins de la campagne nordiste, au milieu des plates étendues cultivées, Demester/Boivin scrute le ciel plombé, prostré au pied d?une grange. A l?instar des adolescents désoeuvrés de La vie de Jésus, le quotidien du paysan n?échappe pas, lui non plus, à l?inertie du temps qui s?égrènne, comme une lente déréliction des éléments, des rapports humains, de la personnalité, de l?essence même de la vie que l?on aborde avec renonciation.

Il s?agit bien avant tout de confronter le spectateur avec une temporalité singulière, propre aux films de Dumont. Poser, imposer un rythme tout en temps morts, en non événements qui viennent desquamer le film de l?artifice superflu.

Grammaire des éléments

Cette obsession de l?épure, ce dépouillement qui confine au formalisme, le cinéaste le martèle, l?assume, comme pour aller gratter à l?os d?un scénario réduit à sa plus simple expression.

Dans ce décor où l?on devine rapidement qu?il agit comme un éteignoir sur ses protagonistes, les plans fixes confinent à un esthétisme pictural digne des primitifs flamands, les travellings s?allongent lentement le long d?une campagne transcendée par l?art du cadrage, la maîtrise de l?espace, la composition de la lumière que Dumont décline comme une leçon de cinéma.

Un destin en guise de fardeau

Cette rhétorique de l?économie plastique, si peu de plans, tant de détails à capturer, fait corps avec des personnages eux aussi avares de leur parole. Les quelques visites que reçoit Demester se réduisent à leur plus simple expression.

D?un utilitarisme rudimentaire, le verbe se fait rare, écorche parfois l?oreille lorsqu?il est malmené par l?accent local. L?heure n?est plus à la négociation et le présent comme l?avenir s?ancre dans un rituel élémentaire : labourer, faire l?amour à la sauvette, partir en guerre. Où le fatalisme le dispute à une lucidité aliénante.

Un ailleurs fantasmé

Si la préoccupation visuelle du cinéaste tend à nous mettre les mains dans la fange des cours de ferme défoncées, elle préfigure aussi un champ de bataille que les personnages fouleront dans leur désir d?échapper à un destin trop étriqué.

Cette figure proleptique, Dumont la conjugue via le cadre, mais aussi et surtout par l?usage d?une bande son faisant la part belle aux sonorités quasi organiques d?un pas dans la boue, d?une cigarette qui se consume, d?une respiration lourde. Comme pour mieux évoquer l?ambivalence du rapport à un quotidien auquel Demester et ses voisins sont à la fois attachés et englués.

Aux origines de la nature humaine

C?est bien dans cette propension à donner à ressentir les éléments sensoriels émanant de cette première partie du film que Dumont excelle. Cette capacité, cette force que recèle un cinéma qui marie le terrien, l?animal et la chair. Car fidèle à sa ligne de conduite, il réitère, comme une figure de style qui scande chacun de ses films, la relation bestiale que les personnages entretiennent pour toute expression du désir. Barbe/Adélaïde Leroux, jeune femme aux allants troubles, et Demester s?éclipsent volontiers pour s?accoupler dans les bois. Là encore, cadrage serré sur le visage impassible de la fille subissant les assauts poussifs de son amant.

Sons et images fonctionnent de concert pour signifier le rapport le plus cru que ces personnages entretiennent jusqu?au plus profond de leur intimité. Et cependant, le trivial ne bascule jamais dans l?obscène ou la vulgarité, tant Dumont possède l?art de sublimer un plan fixe qui à la fois plonge le spectateur dans un certain malaise sans jamais enfermer ceux-ci dans un psychologisme réducteur.

Le regard à l?épreuve du grand écart

La rupture opérée dans la seconde partie du film, où Demester et quelques collègues s?engagent pour combattre dans un pays arabe, rappelle le décentrement radical de Twentynine Palms. Dumont confrontait alors sa caméra, souvent avec brio, aux grands espaces américains. Dans le refus d?une logique explicative, on devine cependant que, las d?un quotidien embourbé, les protagonistes projettent en cette expédition une aventure les mettant aux prises avec une altérité aussi radicale que risquée.

Choix esthétique contraint par des nécessités économiques, Dumont passe au 16mm, et perd en partie ce qui faisait la force de son regard. Le grain se fait plus grossier, les plans perdent en respiration, les combats, explosions et rafales de mitrailleuses sont parfois à la limite de la crédibilité.

Un désir conquérant

Pourtant, au sein de cette campagne militaire, se joue quelques unes des thématiques inhérentes à l?œuvre du cinéaste. La frontière entre l?humanité et l?animalité d?abord où, dans une métaphore convoquant, entre autres, les guerres d?Algérie, d?Afghanistan ou d?Irak, les personnages s?adonnent à toutes les atrocités de rigueur : exécutions sommaires d?enfants résistants, tortures, scène de viol au cours de laquelle Dumont abandonne à bon escient le gros plan inhérent aux corps à corps pour établir une distance salvatrice, un plan large évitant l?écueil de la provocation gratuite.

Au sein des reliefs désertiques et montagneux, les apprentis soldats errent, entre attente et embuscades, pour se heurter à une guérilla qui décuple leur instinct de survie animale.

Dans la solitude des champs de cadavres

Le rapport à l?autre, ensuite, incarne une inquiétante étrangeté, face à laquelle les instincts les plus grégaires se déchaînent. Relents de racisme au sein de la compagnie, razzias destructrices envers l?ennemi, femmes, enfants, civils, tous représentants d?une menace potentielle et indistincte dans ce no man?s land. Chacun pour sa peau donc, à l?heure où, Blondel touché à la jambe implore un Demester prenant la fuite de ne pas l?abandonner à son sort.

Tortures réciproques, lorsqu?une émasculation répond à un viol. Autant d?expériences limites qui font toucher du doigt l?horreur du basculement dans l?inhumain, confinant à la prise de conscience du personnage principal bien plus qu?au jugement moral dualiste. Poncif que Dumont évite adroitement au fil d?une oeuvre qui ne cesse de confronter ces notions honnies de bien et de mal.

La maman et la putain comme figures d?altérité

Le choix d?un montage parallèle, replonge le spectateur dans le quotidien de Barbe restée au pays. Il permet également de ponctuer les scènes de cruauté guerrière d?inserts certes guère plus soutenables. Car Barbe, de son côté, fait l?expérience du manque. Et si le personnage, incapable au départ de choisir entre deux prétendants Blondel-Demester, se voulait volontiers ambiguë, l?absence de Demester la plonge violemment dans un état dépressif, qui d?avortement en crise d?angoisse, la mène tout droit en hôpital psychiatrique.

Barbe, belle et courtisée, découvre sa spiritualité au sein de cette claustration. Faut-il y voir là un parallèle avec l?histoire de Sainte Barbara qui questionne le piège de l?enfermement, au propre, l?hôpital, comme au figuré, Bailleul et de la prise de conscience qui en découle ? Barbe incarne ainsi une figure de révolte contre le conformisme de la société au sein de laquelle sa meilleure amie la tient pour une pute.

L?expérience chevillée aux corps et aux cœurs : l?émergence du verbe

Ce rapprochement n?est pas sans poser l?épineux problème de la religiosité à l?œuvre dans les films de Dumont. Car si celui-ci se pose en athée, ses films laissent transparaître des pistes, des indices indiquant le caractère omniprésent de la spiritualité. Dans La vie de Jésus, la caméra opère une oblique vers un ciel aveuglant après le baiser interdit des deux adolescents. Ce premier film se conclue en outre sur la chute symbolique du héro et la prise de conscience du meurtre raciste commis.

De même, le visage nimbée de lumière de Barbe, comme touchée par la grâce, lors des scènes d?accouplement, agit comme une révélation et témoigne de l?accès à une conscience soudain dégagée de toute matérialité chez ces campagnards aux bottes crottées. C?est dans l?expérience du franchissement des limites qui séparent le bien du mal que Demester, de retour au pays, et en filigrane, Dumont lui-même, franchit un cran dans l?accès à cet état second, se libère de sa forclusion au langage pour accéder, dans une ultime étreinte, à la parole, à la libération des sentiments.

Final inédit s?il en est, le cinéaste présentait jusqu?alors des œuvres clôturant plus souvent sur une catastrophe, Twentynine Palms, que sur un appel d?air. De ce fait, le film esquisse une évolution dans l?appréhension du réel qui ne rend que plus passionnante l?œuvre d?un cinéaste unique et plus que jamais incontournable dans le paysage cinématographique français. Fort d?un regard singulier et âpre, il conjugue avec dextérité une grammaire cinématographique faisant la part belle à une mise en scène à la fois rugueuse et fluide, toujours au service d?un discours se frottant aux thèmes universels d?une humanité cahotique, évitant avec discernement la tarte à la crème manichéenne dès lors qu?il s?agit d?impondérables.


Guillaume Bozonnet