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Les anges exterminateurs - Jean-Claude Brisseau
Le désir à l’épreuve des corps





Abonné au lynchages organisés autant qu’aux hypocrisies du métier, Brisseau plante l’œil dans la chair pour aller cette fois sonder les aléas du désir, du plaisir féminin. En ours funambule, il livre un film d’une grande intensité dramatique, parfois aux limites du supportable, rend un hommage appuyé aux actrices non professionnelles embarquées dans le projet et teint d’humilité un propos voué à échapper aux conjectures masculines. Un regard sensuel, un sujet sulfureux pour tailler à la hache dans la bienséance.

Erreur sur la personne

Entrer dans l’univers de Brisseau implique un certain nombre de sacrifices que le spectateur lambda peut parfois regretter. Pourtant, l’homme est coutumier du fait. Sa réputation de grossier agitateur précède désormais chacun de ses films. Quels sont donc les griefs dont se rend coupable cet ancien prof de banlieue parisienne pour susciter à la fois fascination et répulsion ?

Au-delà d’une aura de provocateur grande gueule, force est de constater que le cinéaste possède l’art de sonder avec une acuité tranchante les aspects les plus sensibles du quotidien. Avec De bruit et de fureur déjà, il opérait une radiographie radicale et visionnaire de ce qui, vingt ans plus tard, se cristallise à travers la révolte des laissés pour compte. Quitte à éveiller confusion et contresens sur l’esprit de ses films.

Franc-tireur partisan

Fidèle à une ligne directrice où s’entrecroisent crudité du regard et magnétisme animal des personnages, Brisseau, de par son refus des compromis, du diktat des producteurs et de la télévision en particulier, se voit même taxé de réactionnaire lorsqu’il tire la sonnette d’alarme. Loin de déroger à la règle, Les anges exterminateurs a suivi le même chemin de croix que ses prédécesseurs pour accéder aux salles.

Une douzaine de contrats de production résiliés en dernière minute devant l’audace du sujet, un procès d’intention en carte de visite héritée de Choses secrètes, son précédent film. C’est peu dire que cette dernière œuvre n’existe que par le courage et la ténacité de son auteur, ses acteurs, son producteur.

Much ado about nothing

La singularité du scénario est sans doute venue rafraîchir les ardeurs des financiers potentiels. Soit la volonté de Brisseau d’éclaircir un mystère vieux comme Hérode, celui du plaisir et du désir féminin. Sexuel s’entend. Et c’est là où le bas blesse, car dixit l’auteur, il y a eu méprise sur la marchandise. Victime d’un catalogage hâtif et commode, le film s’est vu affublé du label « porno soft » ou encore « auteurisme érotique », le disqualifiant quasi immédiatement du circuit art et essai.

C’est ainsi, à l’heure où le sexe le plus cru s’invite sur tous les écrans au fond des chaumières et atteste du degré zéro cinématographique, le film de Brisseau de son côté revendique un regard, questionne un tabou pour finalement se retrouver au ban de la profession. Confusion double, donc, un film sur le désir et non sur le sexe, un désir de cinéma qui touche au plus près de l’être humain dans sa fragilité, son inconscient et son aspiration à la transgression. Un trouble bien pratique pour la péri-cinématographie, qui s’autorise ainsi à se défausser devant un objet pourtant éminemment singulier et frondeur dans le spectre du cinéma d’auteur hexagonal.

Caméra au poing, désir en coin

En prenant le parti d’élaborer son personnage principal autour de François, réalisateur en quête d’actrices acceptant de se prêter au jeu des ébats féminins, Brisseau assène et assume un film en partie autobiographique. Il s’agit dans le même temps de rétablir une certaine vérité face à la calomnie et aux poursuites dont le cinéaste a été victime à la suite de son précédent film. Pourtant, l’habileté de Brisseau consiste à choisir l’exercice du fil rouge plutôt que le règlement de compte démonstratif. La figure du cinéaste s’inscrit précisément dans l’œil d’un cyclone dévastateur.

Brisseau dresse le portrait d’un double intègre, sincère, à l’écoute de ses actrices et n’ayant d’autres préoccupations que de comprendre ce qui se joue autour du désir féminin exacerbé par la présence de la caméra, véritable excroissance du regard du réalisateur. Ici, point de déviance voyeuriste où d’élan pervers, mais simplement le constat que face à l’objectif de la caméra, et la sensation de transgression que ce dispositif implique, les actrices s’affranchissent des limites, et partent à la rencontre d’un plaisir à la fois décuplé et inexploré. Plus témoin et victime que manipulateur, François dénoue peu à peu le fil de l’inconscient et de l’inhibition dans leurs dimensions les plus sensuelles.

Suspense à fleur de peau

Face aux enjeux portés par le scénario, on pouvait redouter la tentative d’explication de texte hasardeuse - que sait l’homme de la jouissance féminine - ou le pensum théorique dans lequel s’est englué Breillat. En outre, Brisseau revendique le principe de ne filmer que ce qu’il connaît, ce qu’il a vécu. Hors, un film basé sur des principes rigides laisse parfois redouter le pire. C’est oublier un peu vite que le cinéaste porte au plus profond de ses films une force d’incarnation, un savoir faire qui ne se démentent pas dans Les anges exterminateurs.

Les scènes de nu, d’attouchements, de sexe s’affirment comme le point d’incandescence du film. La force et la maîtrise de la mise en scène, lents mouvements de caméra en intérieur, lumière fauve, image léchée, bande son sous haute tension transforment ces scènes à l’érotisme torride en un thriller où seuls finissent par exister le jeu des regards et des corps, les caresses vénéneuses d’une main soudain aventurière. Un peu comme si Sylvia Kristel jouait les premiers rôles chez Hitchcock.

Entre haute tension et décompression

Le tour de force du film réside dans sa capacité à sublimer un postulat de départ éminemment casse-gueule : le genre érotique façon David Hamilton, pour élaborer un objet aux enjeux cinématographiques fondamentaux. Tout l’art de la représentation à l’œuvre dans une autre scène où le suspense monte en puissance lorsque, attablés au restaurant, François demande à ses deux actrices de se masturber sous le regard muet de la serveuse. Alternance entre plans serrés et plans larges, point de vue pluriel et caméra féline pour suggérer insidieusement le rapport immoral qui se tisse entre les jeux de mains sous table et l’œil extérieur, témoin malgré lui.

Si Brisseau met toute sa science de cinéaste et son amour des corps à débusquer le désir à l’œuvre dans les recoins de la libido humaine, il évite de se prendre trop au sérieux en insérant des espaces où le comique vient désamorcer le tragique trouble des scènes les plus chaudes. Ainsi, les scènes de casting dévoilent une ribambelle d’apprenties nymphettes parfois déconcertantes. Celle-ci insiste pour présenter un numéro de strip-tease à faire débander Rocco, en guise d’aphrodisiaque pour reconquérir un amoureux fatigué. Une autre se braque devant le script audacieux, et dresse sa psycho-rigidité en ultime rempart. Autant de soupapes de sécurité conférant au film une respiration ample où le spectateur reprend ses esprits, comme une cigarette entre deux coucheries.

Le snuff movie ou, quand la fiction rattrape réalité

Là où creuse le cinéaste finissent par rejaillir des réactions épidermico-psychotiques. Dans le rôle du père bienveillant, François se révèle également élément déclencheur dans le rapport de ses actrices à leur désir. Sa présence électrise les lesbiennes dans des corps à corps de plus en plus survoltés. Ici commence la grande mystification. Brisseau dévoile la lente descente aux enfers de personnages à la dérive, entraînant dans leur tourbillon un François aveuglé par son professionnalisme et son humanité. Et du plaisir à la folie, l’écart est ténu, les conséquences désastreuses.

Une des deux actrices, fille de médecin, promène désormais son désoeuvrement et son mal être d’enfant gâtée au fil des crises d’hystéries. Qu’en est-il exactement de son rapport au désir, lorsqu’elle affirme avoir franchi des limites que la caméra lui a permis d’explorer ? Véritable réceptacle de pulsions refoulées trop loin, trop longtemps ? Ou simple jeu d’actrice en mal de cachet, prête à offrir au réalisateur ce qu’il attend d’elle pour décrocher le rôle ? Quelle que soit l’hypothèse retenue, et le film tire sa richesse de cet espace imaginaire interprétatif laissé au spectateur, l’expérience atteint ses limites et vire au psychodrame dans une ultime scène de saccage en plein tournage.

Du mélange des genre à la désillusion

L’intérêt du film repose également sur le refus d’une certaine facilité idéologique et plastique : l’exercice de style esthétisant, la provocation gratuite et la théorisation abusive sont autant d’écueils que Brisseau esquive habilement. Et le cinéaste de prendre un malin plaisir à porter, à hauteur d’homme, un regard à la croisée des genres.

Du thriller érotique au comique de situation, le film revendique un agrégat d’influences, dont les éléments fantastiques parsemés ça et là, référence assumée au maître Cocteau. De ce savant mélange naît une atmosphère parfois irréaliste, un onirisme marqué du sceau de la malédiction. A travers la présence de deux anges noirs, l’apparition d’une parole prophétique et proleptique donne à entrevoir une vision bien sombre de la vie selon Brisseau. Quoi que nous décidions, les dés sont-ils définitivement pipés par des esprits métaphoriques et maléfiques ?

Une question supplémentaire au sein d’un film dont l’humilité consiste à se positionner du côté de l’interrogation, de l’exploration, de la conjecture plutôt que d’égrener des vérités universelles. Pour le plus grand bonheur du spectateur, Brisseau laisse l’explicatif à son impasse, et magnifie le ballet des corps dans des tableaux de chairs quasi abstraits. Encore faut-il la maîtrise plastique adéquate pour donner à ressentir, pour transcender un sujet périlleux, financièrement suicidaire mais installe définitivement le cinéaste dans la chambre des maîtres défricheurs.


Guillaume Bozonnet