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Ashim Ahluwalia - Interview !
Ruses d’Indiens et trafic d’influence





Sans illusion sur le sort que lui réserve les festivals où il montre et défend son film, Ashim Ahluwalia garde le cap et enfonce le clou dans l’orthodoxie documentaire pour mieux démonter ses dérobades, ses contradictions et son dogmatisme. Apôtre d’un cinéma détaché de toute école, il se considère l’égal de ceux qu’il filme entre empathie et pluralité culturelle assumée.

Comment l’idée du film vous est-elle venue ?

Tout ça a commencé aux alentours de 2001 lorsque je vivais à Bombay, je commençais à lire de nombreux articles dans les journaux économiques sur ces nouvelles « High Technologies » qui racontaient l’apparition des centres d’appel qui étaient formidables, comment les statistiques montraient que les gens pourraient s’enrichir, comment tous les investissements étrangers envahissaient le pays. Il y avait aussi quelques lignes sur les employés qui devaient changer leur accent et leur patronyme pour travailler dans ces call centers, phénomène à peine mentionné dans ces articles. J’ai donc décidé de m’intéresser de plus près à ces gens en prenant ma caméra et en passant d’abord huit mois à traîner avec les employés de ces call centers, une quarantaine au total, au travail, à la maison, jusqu’à ce que je me rende compte qu’il y avait autre chose qui se jouait au niveau psychologique, une sorte existence virtuelle à l’œuvre que j’ai décidé d’explorer.

Comment avez-vous réussi à pénétrer et à filmer dans les call centers ? Quelles étaient les relations avec l’entreprise, avec les responsables ?

Il y eu un moment où il y avait beaucoup d’enthousiasme autour de mon projet de faire un film sur les High Technology, car la mentalité était à l’auto dénigrement d’un pays où tout était merdique et soudainement un nouvel optimisme apparaissait avec les ordinateur, l’ingénierie informatique, tout le monde était excité par cette idée qui m’a rendu la tâche facile pour faire le film. Mais aujourd’hui, vous ne pourriez plus faire un film comme celui-ci à cause du contexte international. Notre chance est d’avoir commencé le tournage en 2002, peu de restrictions en dépit de la paranoïa ambiante et des responsables de la boite très suspicieux lorsqu’ils me voyaient filmer l’endroit sous tous les angles, ils vérifiaient mon nom sur les ordinateurs, mais ils n’ont jamais réellement compris ce que nous filmions, parfois ils ne le remarquaient même pas.

Ils n’ont jamais demandé à voir les rushes ?

Ils ont les ont vu, mais sans montage, ils ont trouvé ça très banal, très ennuyeux. Ils ont simplement vérifié que nous n’avions pas filmé les numéros de carte bancaire et de sécurité sociale de leurs clients américains.

Vous aviez 40 personnages au départ, comment avez-vous choisi les 6 témoins du film ?

Au départ, je ne savais pas exactement sur quoi porterait le tournage, mais ce monde m’évoquait les film de science-fiction de seconde zone pendant mon enfance à Bombay, et immédiatement, je n’ai pas voulu faire un film documentaire traditionnel mais presque un documentaire de science-fiction où le passé devienne présent, c’est réel et maintenant, donc je n’étais pas sûr de ce que je voulais faire exactement. Quand j’ai commencé à filmer ces gens, j’étais conscient de vouloir parler d’une transformation de personnes qui au départ haïssent leur boulot et qui au final l’adorent, la mutation identitaire que ce cheminement implique est au cœur du film, et les personnages incarnent cette trajectoire, notamment Naomie qui est une sorte d’hybride.

Donc l’évolution de vos personnages imprime la direction du film ?

Oui, c’est devenu une sorte de lent work in progress qui confère au film une structure digressive. Par exemple, lorsque j’ai rencontré Niki Cooper, elle fréquentait cette église New Age, et son portrait s’est peu à peu concentré sur cet aspect de sa vie. En filigrane, tout semblait se reconnecté à l’idée de l’Amérique. Tout cela est nouveau, à partir du milieu des années 90, après une ère économique socialiste où tu ne pouvais acheter que deux sortes de voitures, regarder la télévision en noir et blanc, tout était contrôlé par le gouvernement, ce mouvement fut si rapide,le film essaie de rendre compte de cette évolution

Qu’en est-il réellement de ce processus d’acculturation qui est au centre du film ?

Mais ce qu’on appelle les call centers sont en fait une sorte de symbole de ce qui se passe dans le monde entier, et met au centre le phénomène de similarité puis la réplique de la similarité, qui sont devenus les thèmes centraux du film. L’image matricielle est américaine et tout le monde duplique cette image, le travail prend un aspect littéral, d’abord tu changes ton nom, ensuite tu parles de mieux en mieux anglais, avec l’accent américain, tu prends du grade au travail, et pour être un meilleur employé, tu dois être américanisé, tu rassemble ces deux points, tu devient un employé modèle, tu gagnes plus d’argent, tu avances au sein de la société. La conclusion logique : l’employé du mois doit être américanisé. D’ailleurs le six personnages du film apparaissent selon une hiérarchie de « l’intégration au travail », chacun d’entre eux est meilleur que le précédent, et le dernier est le chef d’équipe, ce qui n’est pas évident à comprendre, mais j’ai voulu garder cette idée de gradation comme une structure sous-jacente au film. Tu te sens propulser en avant sans avoir la moindre conscience de ce que tu fais. Mais il est difficile de blâmer leur attitude car ils sont pris dans un mouvement d’ensemble qui les dépasse

Mais les deux premiers personnages sont très réticents et critiques sur leur job, ils ne pensent qu’à baiser la femme du patron...

Oui, ce sont certainement eux avec qui j’ai le plus d’affinités. Je voulais commencer par eux car ils ont l’attitude la plus crédible vis-à-vis du travail. C’est un boulot de merde que tu ne veux pas faire, ils sont donc très vraisemblables pour mettre à nu ce processus de similarité transparent que ni eux, ni moi-même ne sommes capables de voir au quotidien.

Vous parliez d’influences liées à la science-fiction, la bande-son, très élaborée, fait écho à cette idée...

Oui, en fait, je ne suis pas très intéressé par l’aspect formel du film documentaire qui n’est pas très conscient de lui-même en tant que moyen d’expression propre, car il ne s’agit pas de faire semblant, de dire eh, je me suis rendu là-bas, j’ai pris ma caméra et voici ce que j’ai ramené ! , je déteste cette attitude malhonnête par rapport à la façon dont le matériau est capturé, documenté, monté et ré agencé. Je savais que mon film ne jouerait jamais au cinéma documentaire « vérité », comme si les personnages ne savaient pas que j’étais là, j’enregistre le réel. Je voulais induire la question de la frontière entre la fiction, le faux et la réalité et le son prend une part importante dans ce brouillage. Je pense au film du festival, Babooska, il n’y a pas de bande-son, comme si l’auteur avait peur d’affecter la réalité du film, mais tu es en train de le tourner, de le faire vivre, ce film, les gens savent que tu es là ! Il y a cette sorte de sacralisation autour du documentaire, avec des choses qu’on ne peut pas faire, cette manière de penser le documentaire me dégoûte... Et la première fois que les personnages m’ont parler de l’Amérique, c‘était en termes d’audio, et non d’images, car lorsqu’il sont au téléphone, ils entendent un fond sonore, les voitures de police par exemple. Donc le son est devenu une sorte d’hallucination audio omniprésente, un élément à part entière au sein du film.

Les scènes de nuit urbaines font penser à Wong Kar Wai, est-ce une influence ?

En fait, c’est juste une question de technique, la lumière est insuffisante donc donne ces effets visuels, lorsque j’ai vu ces scènes, je me suis dis merde, on dirait du Wong Kar Wai, je ne voulais pas cette ressemblance...Inconsciemment, je pensais plutôt à un film comme Blade Runner, quelque chose de laiteux, une vision hollywoodienne du futur, avec ces ambiance aux néons, comme dans le quartier de Shinjuku à Tokyo, une sorte de cliché urbain futuriste. Mais pour moi, on revient sur le thème du similaire, cette scène urbaine au néon pourrait être tourné n’importe où, il n’y a rien de topographique. Dans la seconde partie du film, j’ai volontairement évacué l’imagerie traditionnelle liée à l’Inde car elle ne correspond plus à ce que les personnages du film ont dans la tête, ils ne veulent plus de vaches, de pauvreté, ils veulent juste cet espace homogène et propre des centres commerciaux, une ville post-conflictuelle où tout le monde est riche et heureux...

Où se situe la frontière entre fiction et réalité dans la vie que mènent vos personnages ?

C’est la nature du travail qui les met dans cette situation. C’est là que la tension entre le fictionnel et le non fictionnel est intéressant car ils jouent déjà ce rôle d’américains, ce sont des acteurs au travail, et à la maison, ils retrouvent leur « normalité », mais qu’est ce que la « normalité » ? Car il est modelé par votre rôle de personnage qui devient finalement votre « normalité »...C’est donc une sorte de boucle folle, quand vous retrouvez-vous vraiment, à l’image de l’Inde, 200 ans de colonialisme, préparer l’entrée dans le high technolgies, vers quoi retournez-vous ? A un monde pré-américain ? A un état primitif ? Il n’y a nulle part où retourner, pas d’identité originelle, car cette identité s’auto accomplit en permanence, c’est une schizophrénie totale. Mais Naomie, par exemple, ne peut pas déconnecter son identité d’employé, j’ai d’abord penser qu’elle était américaine, mais mes amis, en voyant le film ont tout de suite vu qu’elle ne l’était pas, elle fonctionne comme un ascenseur, une machine, un métro avec une voix vous disant de faire attention à la marche...

Ces personnages sont pour la plupart dans l’aliénation identitaire

Oui, c’est aussi pourquoi Niki Cooper décide de rompre complètement avec son passé indou, en se rendant à l’église New Age comme un salut par rapport à son vécu, ses traditions, se débarrasser de ses bagages, trouver une nouvelle manière d’assumer plus facilement sa nouvelle identité en s’engageant dans cet espèce de modernité religieuse.

Mais vous n’avez ressenti aucun moment de doute, aucun questionnement chez Niki ou Naomie quand à leur mode de vie, leur nouvelle identité ?

Non car il n’y aucune raison de s’interroger. Tous les éléments pointent dans cette direction, la télévision, la consommation vous disent : « Prenez ce chemin », rien ne vous oblige à y réfléchir à deux fois. Ce qui est étrange, car il y a une obligation morale du cinéma documentaire à faire réfléchir les personnages, le public à ces questions, c’est un choix difficile car vous craignez aussi de secouer les convictions morales car, tout comme moi, que savez-vous vraiment de la vie de ces personnages ? Naomie et Niki ont posé une condition au tournage : ne m’interrogez pas sur mon passé, ma famille, ne soulevez pas ces questions, la famille absente remplacée par les collaborateurs qui deviennent le père, Amway devient la mère. Les besoins humains basiques sont remplacés par des produits, un système. Un film qui laisse entrevoir ce qu’est ce début de siècle, un réalisateur américain n’aurait pas pu faire ce film car il est trop proche de cette réalité, il fallait un regard extérieur, lointain et en même temps faisant parti de ce monde

Donc tout retour est impossible...

Un retour serait de droite, la fierté indoue, les violences, l’ordre ancien, un roi, les femmes ne devraient pas travailler. Cette option ouvre la voie à un espace proto-fasciste qui n’est pas plus acceptable

Mais cette modernité indienne n’est-elle pas une forme de proto-totalitarisme ?

Je ne sais pas quoi en penser réellement car pour faire ce film, j’ai réalisé des pubs pendant trois ans, je faisais parti de ce système où l’on vend des produits. Ce film parle aussi tellement de moi, j’ai étudié le cinéma aux Etats-Unis, je suis revenu en Inde, j’ai eu une relation schizophrénique à ma culture. C’est en relation avec le statut du documentariste qui se tient à l’extérieur de la réalité qu’il filme, « regardez ces pauvres africains qui meurent de faim... », je me sens à l’intérieur de mon film, je pense que le malaise vient de là, je ne peut pas m’engager sur les bienfaits ou les ravages du libéralisme sur la société indienne...

Vous ne jugez jamais vos personnages...

Pour juger, il faut être extérieur au problème, à la situation et nous sommes en plein dans la consommation, nous regardons des films qui sont distribué, cela fait partie d’un tout. Il me parait difficile d’être ouvertement politisé, et le cinéma documentaire indien est traditionnellement d’extrême gauche, donc vous devez prendre position, dire si c’est bien ou mal, ce que je refuse, en tant qu’être humain de faire. Cette complexité amène chaque spectateur à voir le film différemment, l’un dira « c’est formidable, l’Inde est à la pointe du progrès », l’autre trouvera ça triste, un troisième pensera à un film anti-américain qui n’est pas si mauvais. C’est pourquoi il était important pour moi d’être représenté ici au festival du film du réel, je ne voulais pas courir de Berlin à Toronto et être dans une sorte de consumérisme festivalier, mais se recentrer sur le contenu documentaire. Il est important pour les documentaristes de s’engager sur cette idée de vérité, de représentation, sinon vous restez sur des questions de bons où de mauvais films, c’est ridicule !

Pour terminer, Naomie est-elle une vraie blonde ?

Ecoutez, encore une fois, je suppose qu’elle est définitivement indienne, elle porte un nom indien, car les personnages n’ont jamais quitté l’Inde, sauf Glen qui était invité au festival de Berlin. Naomie n’a jamais voyagé aux Etats-Unis, elle a éclairci sa peau avec des cosmétiques bizarres, ses cheveux ne sont absolument pas blonds, vous pouvez voir les racines et ses yeux sont typiquement noirs, et elle passe son temps à convaincre les autres et elle-même qu’elle est blonde, ce qui est louche !

Avez-vous des nouvelles des personnages ?

Pas tous, c’est un investissement en temps énorme, certains ont disparus de la circulation. Osmond, qui se voit en millionnaire travaille toujours au call center, Sydney a démissionné et Glen s’est fait licencié, tous deux travaillent maintenant pour des groupes de médias, le plus drôle, c’est après le film, ils voulaient à leur tour tourner...Les autres travaillent toujours là-bas, nous ne sommes plus en contact. Ils ont trouvé le film très ennuyeux et banal car il traite de leur quotidien.

Votre prochain film ?

C’est une fiction, comme je vous l’ai dit, il sera à la frontière entre le cinéma d’art et le cinéma commercial, utilisant le glamour pour séduire les distributeurs, une grosse machinerie pour impressionner les producteurs, mais tout comme celui-ci, il reste au final un film très intimiste et personnel, je me sert simplement d’astuces pour avoir les moyens de tourner en 35 mm. Mon nouveau film s’appelle Mrs Lovely, l’histoire de deux frères qui tournent des films d’horreur pornographiques, au sein du ventre mou de Bollywood, avec des effets grossiers, c’est comme en France, en voulant faire des films hollywoodiens, les deux frères finissent par eux-mêmes embarrassés par leur film, ils veulent absolument être internationnaux. Je veux revenir à une époque où le cinéma indien n’avait pas peur de placer une caméra sous une table en verre ou entre les jambes d’une femme, le retour à une certaine crudité, un style subjectif et « primitif » si l’on peut dire ! Faire passer un documentaire pour film made in Bollywood, dans lequel une femme se fait passer pour une formidable actrice venant d’une petite ville, un trio amoureux se forme, un film qui superpose les clichés du cinéma indépendant en la passant à la moulinette. Mais je ne veux pas passer 5 ans sur ce nouveau film.

Mais le temps passé au montage, contrairement à certains autres documentaires, révèle une vraie qualité...

C’est vrai, parfois on a l’impression que les gens se réveillent, trouvent un lieu ou des personnes originales et se disent, très bien je prends ma DV et je vais les filmer, mais ça ne suffit pas, il n’y a pas de respect pour le cinéma, ils n’agiraient jamais de la sorte avec un film de fiction, alors pourquoi le font-ils avec le documentaire ? Comme chacun pouvait tourner sans effort, sans consacrer un minimum de temps à l’objet. Mais, dans le même temps, les festivals les programment, des films parfois à peine terminés, quel est l’intérêt ? Sincèrement, je pense que les meilleurs documentaires ont été réalisés en Europe dans les années 60-70, Chris Marker fut par exemple une grande influence pour moi, il n’est pas très académique, en termes d’associations d’idées digressives dans Sans soleil par exemple.


Guillaume Bozonnet