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4:30 - Royston Tan
Affective bomb over youth





Abandonné un temps par sa mère pour baby-sitter un coréen dépressif chez lui, le jeune Xao Jung ausculte le temps vide, l’adulte comme trou noir. Un film qui se refuse à la langue, au dialogue, à toute communication autre que celle du corps. Celui des acteurs bien sûr, celui surtout du cinéma, par sa mise en scène magistrale. Dépression amoureuse et sortie de l’enfance par la découverte de l’autre, ou comment par le cinéma renvoyer chacun, personnage comme spectateur, à son propre ressenti, sa mémoire, son expérience de la solitude. Un film qui racle au fond pour une lumière superbe.

Un homme affalé sur un lit, bras en croix, couvrant la diagonale entière d’une chambre où le vert est sombre. Près de lui, en cachette, un gamin ouvre son portable pour fouiller parmi ses vêtements, ses affaires, pour une recherche sans objet. Une ouverture pour prévenir - si les personnages ne voient pas, ou mal, qu’importe alors les yeux. Ne cherchez pas à voir, c’est par le ventre qu’il faut entrer.

La boucle comme horloge visuelle.

La scène reviendra plusieurs fois. Chaque nuit, invariablement, l’homme ivre s’affale le corps ouvert sur son lit, tandis qu’invariablement, chaque matin, le jeune Xia Wu croise sur le chemin de l’école un groupe de vieux pratiquant le Gi Qong. Deux scènes pour marquer l’alternance du diurne au nocturne, comme un battement visuel, une horloge intérieure. Deux scènes questionnant surtout le rapport du corps au temps. Les vieux s’éveillent à la paix pour faire renaître leur corps quand l’homme s’applique à l’assommer, le rendre muet pour de bon.

Silence à tous les étages. Pas un mot, pas une parole. Les corps se croisent, se cherchent ou s’évitent. L’homme et l’enfant partagent physiquement l’appartement par une frontière établie dans la salle de bain, exactement entre la baignoire et la cuvette des toilettes. Une ligne invisible puisque la transparence est de mise.

Je ne te vois pas, je ne te parle pas, je ne te comprends pas. Dans un très beau plan en plongée, le spectateur regarde l’enfant tandis que devant lui, dans le reflet de la table du salon, une grande silhouette le regarde, immobile, cigarette à la main. L’homme ne dit pas un mot, l’enfant sort par le dessous de table, comme par magie, un énorme cendrier.

Petites fioles acides contre montagne de bières.

Car les deux sont aux cendres. L’homme éteint presque une cigarette dans le creux de sa paume quand l’enfant, interrogé sur ses rêves, dessine un plein rectangle noir. L’homme coréen n’apparaît qu’à la nuit, s’effondrant sur son lit, et chaque matin, mais en pleine nuit encore, Xao Wu se réveille à 4 heures trente précises.

L’homme boit pour ne plus voir, ne plus sentir, alors que Xao Wu, visiteur régulier de The eye clinic, doit à l’inverse boire afin de soigner ses yeux. L’un se retire et s’isole, refuse, se retranche, l’autre envahit l’espace, renifle chaque matière, cherche à comprendre, ouvrir pour entrer au contact.

Oncle, père, frère, jumeau, double ? Chaque piste semble autant juste que fausse, aussi ne faut-il pas choisir, faire le deuil d’un label. L’ensemble s’organise et prend forme derrière une mise en scène aussi limpide et cohérente dans son dénuement, son traitement des espaces, des couleurs, de la lumière, que les personnages eux sont parés de mystère. Un appartement aux couleurs d’une forêt, verte et sombre, dans lequel Royston Tan filme la vie par ses bornes les plus simples - se laver, boire, dormir, manger. La solitude surtout, celle qui mine par la peau.

La parole morte, retour aux corps.

C’est là que tous deux se retrouvent, se ressemblent, se dédoublent. Solitude et sentiment d’exclusion vécus d’abord au niveau du couple, qu’il soit familial (fils/père/mère) ou amoureux, avant de l’être au niveau du groupe. Xao Wu est exclu de la classe comme Jung l’est de la société, et c’est chaque fois la langue - parlée pour Jung, écrite et dessinée pour le jeune collégien, qui réalise la coupure. Un film sans parole donc, le corps pour seule issue.

Qu’on annonce la triade mal de vivre/mal d’amour/mal de soi, le vilain sac à poncifs se tient prêt à mugir. Or ici point d’incommunicabilité (mot très affreux), le corps reprend les rennes. Royston Tan a compris la leçon. S’il faut parler coûte que coûte, place à la mise en scène. Séance magnifique de cache-cache sur le lit, où l’on découvre un bras, un corps, un visage. Scène délicieuse de la télé, où Xoa Wu cite par cœur en overdub les répliques d’une scène de 12 Storeys entre une femme chinoise et son singapourien de mari.

1.2 Storeys. Prisonner of love.

Délicieuse parce qu’inédite : Royston Tan filme l’ennui et rend hommage à Eric Khoo, artisan du renouveau cinéma de Singapour, producteur de son film et grand amateur de noir. Mais au-delà, ne citant que les répliques de la chinoise, et non celles du mari, le cinéaste navigue aux tréfonds de son personnage, et montre la rancœur d’un enfant vis à vis de l’autre sexe, des fillettes (cibles du lancé de chaussure) aux adultes.

La femme n’est plus seulement celle qui abandonne (la mère, l’amante) ou celle qui exige et punit (la professeur). Elle se transforme avec Lily en lointaine épigone de tartuffe, coutumière des tromperies.

Chez Royston Tan l’absent est toujours l’étranger. Le personnage de Lily, qu’on entend mais ne voit pas (comme la vraie mère de Xao Wu), est une chinoise étrangère à Singapore. Double inversé de la mère du jeune garçon (Singapourienne en Chine) et du coréen Jung, Lily représente donc l’absente, étrangère aux yeux des autres autant qu’à elle-même. Jung s’incarne donc autant dans cette femme que dans la souffrance de son mari, n’imaginant pas vivre sans elle. Une citation-hommage de Khoo par les corps donc, dans laquelle mots, plans et personnages s’aspirent et s’échangent.

Mécanique d’aquariums. Boucles et résonnances.

Difficile de trouver thème plus rebattu que l’amour non payé de retour. Ou encore de l’enfance, ou encore du suicide. Si 4:30 rafle tout, c’est qu’à l’instar des films de Khoo, il met d’abord en scène une rencontre, celle de deux solitudes contiguës, et l’organise par les moyens du cinéma. Une mise en scène réglant des corps entre l’espace et le temps.

Le coréen Jung reste en réalité cinq jours chez Xao Wu. Peut-être 4 jours et demi, pour reprendre le titre, chaque scène se juxtaposant à l’autre avec pour seul raccord le motif de la résonance. Chacun joue ainsi à être l’autre par le mime, la répétition, avec toujours d’infimes variations : les médicaments, la musique, le bain forment ainsi un ping-pong visuel où le spectateur, à l’instar du garçon, envisage la possibilité d’une rencontre.

Tous deux sont des poissons muets. Jung s’immerge pour en finir et faire de la baignoire un aquarium quand Xao Wu se tient sur le côté de la vitre, bouche ouverte en apnée. Pris dans sa propre mécanique, le film lui-même semble par endroit près de manquer un peu d’air. Trachée ouverte. L’enfance, sa légèreté et sa drôle d’insolence finissent heureusement par agiter le bouillon.

L’enfance de l’art. Petite fièvre ludique.

4:30 est tellement plus qu’un lent film asiatique sur l’enfance. S’il conserve la gravité, la pudeur sobre, la beauté plastique d’un Aoyama Shinji dans son magnifique Eurêka, Royston Tan ajoute une petite fièvre minimaliste distillant au goutte à goutte son humour tout au long du film.

Car Xao Wu n’est pas qu’un garçon solitaire en mal d’amour, il est aussi sale gosse. Du genre à placer une galette rock dans le poste de vénérables adeptes du Gi Qong et de s’enfuir en courant, balancer une chaussure dans le dos d’une pimbêche, faire aux ciseaux des confettis de cigarettes ou pisser dans une baignoire déjà remplie.

Sortie de l’enfance par le trouble.

Royston Tan filme la sortie de l’enfance. Si Xao Wu conserve de celle-ci l’innocence, la fragilité ou la tendresse (très belle évocation de Jung en père), le mur auquel il se heurte avec cet homme coréen l’amène à découvrir l’altérité. Il passe ainsi d’un désir sensuel polymorphe (le parfum des fleurs, des glaces, les oranges) à une émotion plus trouble, plus intense, dans cette très belle scène où il passe son doigt sur le visage de Jung.

Cette sortie de l’enfance modifie concrètement son univers. En lieu et place du groupe de Gi Qong, c’est désormais un chantier que Xao Wu a devant lui. Au centre, une pelleteuse Airman, entourée d’une barrière de sécurité dont une des bornes indique malicieusement comme en écho du personnage : Work in progress. Rien ne va plus. Le jeune s’effondre sous le levé de drapeau, fugue de l’école et boit ses potions jusqu’à s’écrouler dans le canapé.

Boucle bouclée, le mimétisme s’entend donc à la lettre. L’uniforme tongs-marcel-caleçon de rigueur, le garçon et l’homme finissent par se trouver. Chacun sa langue, le coréen pour Jung, le corps tendre pour Xao Wu. La scène se passe sur une marche d’escalier, sans doute à l’étage 1.2 du même immeuble où vivait Mee Ponk Man. Comme chez Khoo en effet, c’est lorsque l’on se trouve que tout vole en éclat. Xao Wu a beau porter la seule touche de lumière jaune dans l’appartement vert sombre, rien n’y fait. Le jus d’orange reste un soleil pressé sous cellophane. Le verre restera plein, la chambre complètement vide.

May Day pour naufrage.

Le suicidaire s’est donc bien fait la malle. Désormais trop vieux pour trouver refuge dans sa fôret-penderie, Xao doit faire face, lampe de poche à la main. Pas un cri, pas un mot, mais une ultime tentative , via le corps à nouveau, du code May Day en morse. Revenir en arrière, bloquer la fuite du temps ne serait-ce qu’à l’horloge, par du scotch collé.

Toute la puissance émotionnelle du film se libère par cette fin. Les gros plans sur l’enfant faisant écho à ceux du début, lorsque Jung manquait sa pendaison burlesque. Un parallèle dynamitant le film sur un autre registre. Avec cette plongée dans la perception de la solitude à deux moments de l’existence, Royston Tan est sans doute bien caché derrière ses personnages.

Mémoire effet-boomerang.

Jung n’est au fond qu’un enfant. Il se punit, s’accable, s’enfuit presque en voleur. Xao Wu, à l’inverse, ne reste pas sans voix. En inscrivant sur son livre toutes les traces (photos, tissus, message) de sa rencontre avec Jung, en y joignant les dates, il forge sinon les prémices d’une œuvre, tout du moins une mémoire. Xao Wu malade des yeux pourrait-il devenir cinéaste ? A coller, copier, mettre en scène sur la page, n’y a-t-il pas là possible origine à vouloir mettre un jour sa tête derrière une caméra ?

Roystant Tan garde ses pions. Il n’avance rien, laissant son spectateur, à l’image de l’enfant, tâtonner en plein noir. Prémices d’homosexualité, filiation trouble en manque de père ? On ne saura rien des faits, rien des vies. Reste les instants, coupés, investis dans le temps, la durée, afin de faire surgir le sentiment, la sensation, le ressenti.

De la lenteur comme effet boomerang, pour que puisse chez chacun resurgir un reste d’enfance, un fond noir d’abandon. Un film pour dire encore, rappeler qu’à la joie, à l’amour, au désir, avec ou derrière plutôt, la souffrance était là, dans un cri, sans personne autour pour entendre et répondre.

C’est de cette mémoire-là dont parle 4.30. D’un fond noir intense mais aussi plein d’humour, de la joie d’un gamin surfant sur une planche à repasser. Des minutes quotidiennes, des heures que la mémoire refuse à dessein, refoule dans des rectangles noirs. Espace saisi magnifiquement dans ses moindres détails, ses moindres recoins. Roystan Tan peut maintenant voguer en pleine lumière.


Stéphane Mas
Voir aussi sur peauneuve.net, une interview de Royston Tan.


 

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