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Gentille - Sophie Fillières
Cinéma dada





Le générique ouvre la danse sans nous tromper : un réseau touffu de lignes en surface du globe, façon calotte glaciaire bercée d’un bleu sidéral. Il pourrait tout autant s’agir des réactions neurologiques à l’œuvre chez Fontaine Leglou, trentenaire, anesthésiste et perturbée le jour où son ami climat-paléontologue lui propose de l’épouser. Un film à l’humour insolite et décalé, en parfaite empathie avec son héroïne. Un cinéma poétique sur parole, où la peur de l’engagement sert de prétexte à une attaque en règle contre le déterminisme de la logique.

Une femme qui se croit suivie et finit par suivre son poursuivant. Qui se fait tirer le portrait par un caricaturiste avant de s’interrompre pour une rencontre qui n’aura pas lieu, une non-rencontre où l’on confond les noms, les attentes, les désirs des autres. Une femme qui rend à son ancien amant les chaussures qu’il lui a offertes et se retrouve pieds nus, contrainte d’emprunter celles de son mari pour se rendre chez ses beaux-parents, pour un dîner qui n’aura pas lieu puisqu’ils se sont trompés de jour.

« Oh oui, je vous en prie, laissez-moi le yaourt ».

Set narratif de poupées russes plus invraisemblables les unes que les autres, Gentille met son spectateur au défi de deviner la surprise que lui réserve le plan suivant. Mais la figure du quiproquo que Sophie Fillières admire chez Lubitsch est avant tout ici verbale. « Au cinéma dit-t-elle, parler, c’est agir ». Un cinéma qui érige l’insolite comme motus, sans jamais pourtant se tenir bouche cousue.

Au contraire, c’est un défilé ininterrompu de lapsus, jeux de mots, farces et attrapes langagières ou narratives qui font passer d’un état à un autre, d’une émotion, d’un plan au suivant sans qu’on ne comprenne la logique, l’à-propos et le mouvement d’ensemble. Sophie Fillière, fidèle à Bunuel, entend donc laisser la plus grande part possible à l’imaginaire dans la fiction, et on l’imagine sans peine s’écrier avec Jean Claude Brialy dans l’ouverture du Fantôme de la liberté : « j’en ai marre de la symétrie ».

Car c’est bien de symétrie dont il s’agit, mais modifiée, absurde, dérangée, où comme chez Bunuel, toute volonté de faire sens finit forcément par se heurter à un mur, ou du moins à une vitre. Parce qu’elle oublie le code d’entrée de la grille de la clinique où elle travaille, Fontaine tente l’escalade mais finit par franchir le barbelé par en dessous. Plus tard pourtant, elle double Dustin Hoffman dans Rain man en grande fille savante capable de retenir une multitude de codes d’entrée. Alors, mémoire d’éléphant ou amnésie partielle, romantique abstinente ou doctoresse nympho ?

« Toujours aussi disert, docteur Désert ».

Le film croise ses multiples possibilités avec la légèreté des valses qui composent la bande originale. Un peu de tout et de rien à la fois, dans un ballet insolite qu’on peut considérer au choix comme inutile ou délicieux. Ainsi de la présence des corps, tour à tour nus, habillés ou en costume. Sans raison, sans logique, et comme par fait exprès, pour simplement révéler de très belles scènes de cinéma : une femme se change à la piscine, un vieillard s’endort devant une tapisserie de chasse.

Ce goût pour l’absurde s’accorde donc au désordre apparent des plans. On passe d’une séance de portrait pour touristes à la cabine de déshabillage de la piscine, d’un bouton d’ascenseur appelant lui-même son centre de secours au destin de Fontaine dont l’incarnation débonnaire s’invite au milieu de son salon. Qu’ils soient réels, imaginaires ou de circonstance, langues, prénoms, corps et rôles se confondent, s’échangent, se réinventent sans cesse pour un unique but : transformer le banal en extraordinaire.

Cinéaste dadaïste et contrainte artistique volontaire.

Le réel est donc constamment perméable à l’imaginaire. Miracle de l’absurde, c’est justement là que le film touche juste. Par le décalage qu’elle érige en principe de scénario, Sophie Fillières emboîte d’une certaine manière le pas d’un Jaques Demy et filme l’inconscient aux prises avec le quotidien. Mais à l’inverse d’un Monsieur Hulot qui révèle l’absurdité d’un monde auquel il ne s’adapte pas, Fontaine Leglou évolue dans un univers rendu absurde par la réalisatrice elle-même.

Sophie Fillières, par son travail ludique autour du langage et de la psychanalyse, rappelle le Raoul Ruiz des Généalogies d’un crime. Mais en s’affranchissant des conventions de la narration, en les modifiant par un langage qui devient presque sujet, personnage, acteur principal, Sophie Fillières déborde et se rapproche du mouvement Dada, voir même de l’Oucipo, si l’on considère cette sorte de contrainte volontaire : « l’important, affirme-t-elle, c’est vraiment cette question de la puissance de la parole, l’idée que je ne peux croire que ce que j’ai entendu. Si une phrase a été dite, je dois faire avec. »

Bunuel, Lubitsch et faute de rythme.

La qualité la plus réjouissante de Gentille consiste donc à modifier la place de la parole au cinéma. Détourner l’effet de réel, l’évidence, le convenu, pour mieux explorer ce qui résiste à l’interprétation. La mise en scène et les personnages suivent le même mouvement. Chez Sophie Fillières, le hors norme de la parole devient contorsionniste, rebelle, presque autonome. Son défaut est d’appliquer ce seul principe à l’ensemble du film qui, à l’instar de Philippe Philippe, souffre parfois de narcose. Gentille gagne ainsi en insolite ce qu’il perd ailleurs en rythme.

On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure cette baisse de rythme est une faiblesse consciente. Plutôt que de mal copier Lubitsch, la réalisatrice semble assumer une temporalité plate, quitte à parfois provoquer l’ennui, le temps d’une conversation dans un lit, de l’attente lors d’un rendez-vous avec un médecin, ou du réveil d’un vieil homme.

Contemporain régressif.

Gentille force donc le réel à l’absurde sans en sortir tout à fait. Car si l’on ôte un à un tous ses déguisements comiques, que reste-t-il au fond ? Un homme voulant épouser la femme qu’il aime, laquelle s’effraie et manque en guise de réponse de tomber amoureuse d’un de ses patients, Lambert Wilson, qui l’aime et la gagne presque avant de se raviser. Ouf ! Comédie de mariage contemporaine, farce burlesque, expérimentation ? L’ensemble brouille les lignes mais parle au fond plus de notre époque qu’il n’y paraît : des adultes un peu perdus entre innocence et franche régression, hésitants dans leurs désirs d’affirmation de soi. Fontaine Leglou, aquatique et paradoxale, est avant tout un personnage qui vous file entre les mains, une femme libre qui finit par épouser un contenant.

Beaucoup d’absurde en plus, Sophie Fillières signe à la manière de Chantal Akerman dans Demain on déménage une comédie à l’intelligence tendre et déjantée. Et si le parti-pris d’en faire trop pénalise le film par un rythme inégal, la réalisatrice assume. Reste cette folie douce qui habite l’écran, et cette faculté du cinéma à nous émerveiller : une part de magie contre une bague de fiançailles.


Stéphane Mas