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Songe d?une nuit d?hiver - Goran Paskaljevic
Mélo balkan noir intense





Après dix ans d?absence, Lazare revient chez lui et trouve son appartement occupé par deux réfugiées bosniaques : Jasna et sa jeune fille autiste, Jovana. Au mur, des dessins d?arbres en fleur, comme de la neige en hiver. D?abord décidé à les ramener dans leur camp de réfugiés, Lazare décide de les garder chez lui. Un film d?allers-retours entre le songe et le réel en cauchemar, dont l?émotion non maquillée liquide ce qui nous restait de cœur. De la neige et du sang, le tout cintré par la guerre. Un film magnifique et bouleversant sur l?autisme individuel, collectif et inconscient, en même tant qu?un double conte d?amour dans la Serbie d?aujourd?hui.

Un homme accueille chez lui une autiste et sa mère, puis frappe à la porte de ses voisins pour récupérer sans un mot tout ce que durant son absence, ils lui avaient volé. Qui est cet homme, en apparence doux, compréhensif et si proche de cette jeune autiste ? Malgré la tendresse, de brusques inserts font de lui, la nuit surtout, un être opaque et inquiétant.

Un homme dont on ne sait rien sinon ce qu?il dévoile à mesure. Filmé de dos sous la douche, Lazare se fait homme tronc. Les bras de chaque coté du torse, le cou plié vers le bas, c?est un homme sans tête qui cherche à oublier. Il voudrait perdre mémoire, se défaire de la guerre, de ses horreurs, mais qu?oublie-t-on, et jusqu?à quand ?

L?homme sans tête.

Paskaljevic cache à dessein son personnage, jouant l?ambivalence héritée du western d?un héros qui attire autant sinon d?autant plus qu?il inquiète. Loin d?un tic de scénariste, il rapproche au contraire son personnage de la jeune autiste, jusqu?à faire d?elle son double. Un corps qui déborde de vie mais aussi de souffrance. L?homme comme la fille face à un monde auquel ils n?appartiennent pas tout à fait, lui par sa longue absence et elle, sa maladie.

Rien n?est là au hasard. L?autisme maladie de l?absence, forteresse vide tenant ses prisonniers dans leur monde intérieur. Lazare semble comme Jovana atteint d?écholalie, répétant mots et bribes de phrases. Il parle de fleurs qui tombent, reprend, répète par le geste des confettis comme une chute à venir. « Réveille-toi », souffle t-il constamment à Jovana, comme pour se convaincre lui-même que l?autisme, le passé, la guerre, que tout n?était qu?un cauchemar dont il pourrait aussi sortir.

L?ange au miroir, ou le dédoublement.

Leur relation, faite de jeux, de fous rires, d?absurde et de tendresse, oscille sans cesse entre amour filial et flirt, comme si jouant l?entre-deux, Paskaljevic souhaitait mettre son spectateur sur le fil.

Tandis que le vrai père de Jovana s?est enfuit en découvrant l?autisme, Lazare entame le chemin inverse. Chacun joue le jeu de l?autre selon des règles tacites - une coupe de cheveux contre une visite chez l?exorciste. Comme s?ils n?étaient l?un à l?autre qu?à se plaire au donnant-donnant.

Et si tout n?était qu?histoire de maquillage ? Lazare offre miroir et rouge à lèvres pour rendre Jovana plus belle. Lorsqu?il refuse de croire à l?autisme comme maladie incurable, c?est comme si son propre visage apparaissait dans le miroir de Jovana, comme si pour lui la sauver revenait à se sauver lui-même.

Autisme collectif et déni du réel.

Paskaljevic aime à se placer de front. Il suffit que Lazare se rende dans le centre d?accueil où la fillette passe ses journées pour que Paskaljevic filme au réel : un vrai centre d?accueil où autistes, trisomiques, déficients de toutes sortes semblent livrés à eux-mêmes, sur fond de petits cris de souffrance. Deux plans sur une psychologue du centrela fiction bascule au documentaire. Montrer l?autisme tel qu?il est - mystère, énigme désignée comme maladie, marque invisible et quotidienne où les frontières entre malades et normaux ne semblent parfois tenir qu?à la position d?où l?on se place pour regarder.

Paskaljevic ouvre son regard à l?autisme des foules, des vieux, des supporters de foot et autres solitaires. Un mouvement d?ouverture pour entrer plus avant dans un personnage.

Lorsqu?il retourne voir Anna, la mère de son meilleur ami, c?est un visage froid qui évite de le regarder, aussi éteint que le désert minéral de Mars que diffuse le documentaire télévisé. Mise en scène admirable lorsque Paskaljevic dévisse sa caméra en apesanteur par de lents mouvements fluides. Une confrontation blanche, vide et sans réponse, interdisant la possibilité d?un pardon. Juste un visage éteint, un champs de bataille laissé pour mort, mais comme à l?intérieur des peaux.

L?autisme au sens commun revient alors au déni : préférer le silence à la parole, refuser de savoir. Lazare a commis l?irréparable. La scène de son retour sur les lieux est un bijoux d?épure narrative. Quelques pas sous la neige près du fleuve, sous un pont, et à nouveau se confronter au refus. « C?est il y a bien longtemps », lache un pécheur en guise d?invitation à l?oubli.

Des pêcheurs fantomatiques, immobiles, qui semblent pêcher dans le vide, la tante Anna qui refuse de regarder Lazare mais dont les yeux se remplissent de larmes, les vieilles de la ferme blotties contre leurs accordéons, prises dans la pierre, dans la peinture, définitivement figées. Tous concourent à créer cet autisme collectif que Paskaljevic dessine tout au long du film.

La neige, le brouillard et le blanc de la mise en scène figurent bien cette ablation de couleurs, de formes, de traits qui caractérise l?amnésie volontaire. Un univers du déni, de l?indifférenciation, du grand flou repris sur la toute fin du film de magnifique manière.

L?autisme au centre, la guerre en périphérie.

Paskaljevic est d?abord cinéaste par son art de la réduction. Où comment délester une image, vider ces silhouettes de pêcheurs, cette femme contre une vitre, déjà morte, double éteint de la plante au balcon. La mort, le silence, la guerre, triade partout présente dans un film de l?écart, à la périphérie de la danse froide du monde. A l?image du ferrailleur chez qui Lazare vient récupérer son dû, la terre serbe oscille entre décharge et champ de bataille. Sur les marchés tenus par des étrangers, l?accessoire pullule mais ce qui manque, l?essentiel, consiste à pouvoir se reconnaître, trouver son identité.

Le miroir de Paskaljevic rappelle ainsi celui de Tarkovski. Dehors, une lumière froide et laide. Ce n?est qu?à l?intérieur que les couleurs, les formes, la musique, la parole apparaissent, l?angoisse aussi. Lazare n?est pas nommé en vain. Homme en quête de rachat, son corps avance pour réparer une faute, une culpabilité, une dance d?exorcisme autour de petits cierges bleus.

Le religieux, le sorcier et l?ivrogne.

Le travail sur les couleurs et le mouvement circulaire touche aussi aux racines de l?identité balkanique. Théâtralité, sorcellerie et religieux se mêlent au désordre des couleurs pour former chez le spectateur une étrange sensation, entre adhésion et malaise. Les retrouvailles de Lazare avec son ami d?enfance explorent ainsi avec une justesse jubilatoire ce qui, trop souvent dans le cinéma des Balkans, sert d?encombrant cliché à cette âme slave noyée d?alcool, de dance et de musique.

Ici, cinq vieilles armées d?accordéons et de costumes forment un chœur fondant droit sur l?abîme. La même musique, les mêmes chansons, les mêmes costumes et mouvements qu?un demi siècle auparavant leurs aïeules en portrait au-dessus d?elles. Un seul plan, un seul regard pour dire tout l?enfermement, l?autisme culturels contre lesquels Paskaljevic se bat de film en film.

En demandant à une autiste de se réveiller tandis qu?autour tout résonne à l?enfermement, au passé, au rêve, on comprend combien l?autisme de Jovana n?est que l?indice manifeste d?un autisme collectif auquel Paskaljevic semble associer le peuple serbe tout entier.

Ou plutôt presque dans son entier. Car dans l?ombre de cette épiphanie, la mère, Jasna, semble épargnée. Elle seule, dans son combat patient, se coltine au réel. C?est d?ailleurs elle qui recevra la confession de Lazare, entre deux pièces, à moitié dans l?ombre, comme pour mieux tout miser sur le verbe. Une séquence bouleversante par le minimalisme de sa mise en œuvre. Pouvoir dire sa vérité, confesser l?horreur, le sang, la guerre, et ne montrer que le visage d?un homme contre une vitre. Ethique de la monstration d?une séquence magnifique.

Délivrance par la parole.

La confession se dédouble lorsque Lazare emmène Jovana en voiture. Tout continue de s?ouvrir lorsque, passant de lumière en lumière, la couleur elle aussi s?épanouit dans la représentation du Songe d?une nuit d?été par les enfants autistes.

Shakespeare retrouve là une innocence, une légèreté solaire, tandis que Paskaljevic continue de tenir sa corde bien tendue. Le spectateur, à l?instar des parents, reste ainsi sur la brèche tout au long de la pièce, comme à guetter l?incident, la chute qui viendra tout gâcher.

Tout ce qui se répète finit par advenir. Les fleurs finiront donc par tomber des arbres au printemps. Fin dont la noirceur extrême se fond sur un paysage d?idylle surexposé de blanc. Petit jeu d?oxymores qui s?il s?inscrit dans la cohérence globale du film, scelle surtout de manière définitive l?identification unissant Lazare à Jovana.

Paskaljevic/Lazare, identification héroïque.

Avec Songe d?un nuit d?hiver, Paskaljevic plonge au fond de l?intime pour nous faire voir par la périphérie l?autisme d?une nation refusant le réel, le passé, et dont Lazare serait comme l?incarnation paradoxale, puisqu?à la fois autiste, prisonnier de son mal, et déterminé à s?en défaire par la confrontation.

Lazare devient donc double du cinéaste lui-même. En donnant au bar où l?acte irréparable de Lazare a été commis le nom de Baril de poudre, Paskaljevic insère à ce Songe une part de son histoire personnelle. C?est en effet ce film réalisé en 1998 et les violentes attaques dont il fut alors l?objet de la part de la presse officielle qui précipiteront son exil vers l?Irlande et le laisseront, comme Lazare, absent de chez lui durant plusieurs années.

Lorsqu?il rentre à Belgrade, c?est avec au fond de lui comme Lazare la nécessité d?une issue. Un personnage qui conduit un taxi sans taximètre, qui ne compte pas mais tient ses yeux ouverts, son éthique bien à vif. Paskaljevic en transparence : un cinéaste dont chaque film reconstruit, retisse l?histoire, l?identité de son peuple, qu?à l?instar de ses personnages, il aime profondément.

La comparaison s?arrêtera là. De retour après la chute de Milosevic pour filmer ce Songe, lauréat de l?Antigone d?Or du Festival du film Méditerranéen de Montpellier, Paskaljevic inaugure du meilleur pour son prochain film, Les optimistes, dont le titre à lui seul semble une promesse d?ironie.

Un Songe d?une nuit d?hiver bouleversant par son traitement de l?intime, de la blessure, de l?autisme individuel et de son double collectif. En même temps qu?un film témoin d?une expérience inédite dans l?histoire du cinéma : Jovana Mitic, première enfant autiste à incarner le personnage principal d?un long métrage de fiction, aura transformé le tournage en véritable épopée funambule.

Un risque, un engagement rapprochant Paskaljevic de Stefano Rulli, dont l?excellent documentaire Un silence particulier (Un silenzio particolare) redéfinit également notre regard sur l?autisme. A revers de clichés, un cinéma où l?on parle d?amour et de guerre en fuyant les poncifs. Un intense mélo pour faire d?un constat une évidence. C?est bien au contact des frontières, lorsqu?il questionne les normes et se place à l?écart, que le cinéma nous bouleverse.


Stéphane Mas


 

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