peauneuve : Pour commencer, c’est ta participation à l’exposition du Jeu de Paume intitulée “Croiser des mondes, aspects du document contemporain” qui nous a donné envie de te rencontrer. On peut voir dans cette exposition des images très différentes, d’un enregistrement quasi plastique du monde comme chez Geert Goiris à un témoignage très engagé comme chez Stanley Green (sur la Tchéchénie). Comment as-tu été amené à participer à cette exposition et comment tu te situes par rapport à ce thème du document contemporain.
Guillaume Herbaut : L’année dernière, j’ai eu le prix Rodolphe et Lucien Hervé et j’ai fait à cette occasion une petite expo dans une école d’architecture, qui reprenait la même idée qu’au Jeu de Paume, mais qui était moins aboutie dans la ligne et qui présentait moins d’images. Régis Durand (directeur du Jeu de Paume, ndlr) a été voir l’expo et voilà. Après, comment je me situe là-dedans, c’est une question difficile...
pn : Oui, c’est un peu toute la difficulté de définir le photojournalisme aujourd’hui. Comment tu définis ton statut : toi, tu es photojournaliste et en même temps, ton travail est exposé à la Galerie du Jeu de Paume. Cette dichotomie est frappante aujourd’hui. L’évolution de Magnum en est assez emblématique.
GH : Je pense que le premier objectif de mon travail, c’est d’être publié dans la presse. Je fais ce travail pour les journaux ; je ne fais pas fait ça pour exposer dans des galeries. Moi, je suis photojournaliste, je le revendique, j’ai la carte de presse, je crache pas sur la presse. Simplement, il est clair que pour nous, il y a de moins en moins de débouchés dans la presse. Quand je fais un reportage, j’ai du mal à le revendre, j’ai du mal à trouver la place suffisante pour que le reportage existe, c’est même quasiment devenu impossible pour moi, hormis avec Le Monde 2, qui a fait dix pages sur Nagasaki, mais c’est très très rare. Il faut bien qu’on arrive à survivre, donc il faut trouver de nouvelles manières pour continuer à faire du reportage. Et naturellement, on se tourne vers les musées, les galeries, puisque, après tout, on peut présenter les images autrement, on peut réfléchir autrement sur les reportages. Au tout début de mon travail, quand j’étais en noir et blanc, en 24 x 36, je travaillais déjà avec un preneur de son qui m’accompagnait sur mes reportages. Ensuite, je faisais des courts-métrages à partir de mes photos. On avait une sorte de photographie sonore qu’on mettait par-dessus les images. Donc dès le départ j’étais dans cette problématique de penser autrement la photographie de reportage. Et à un moment donné, j’en ai eu un peu marre de ma photographie noir et blanc en 24 x 36 dans la lignée de Magnum, je me suis posé des questions par rapport à cette photographie. En fait, je me suis rendu compte que pour tout ce que j’avais photographié, je savais avant de partir ce que j’allais ramener comme images. Je n’avais pas de surprises, même avec d’autres photographes. On me disait machin a fait un truc sur la Palestine, et bien je voyais les images qui avaient été faites. Ca devenait prémâché. Et j’avais l’impression que je me faisais plaisir plus à photographier qu’à réfléchir sur le sujet. En plus, je pense que mes sujets sont très politiques, au sens large du terme. Donc il fallait aussi que je n’oublie pas de réfléchir sur mes sujets. Donc j’ai remis tout à plat, j’ai laissé tomber le noir et blanc. J’ai voulu rajouter une information dans mes images, la couleur ajoute une information.
Je me suis dit : “Je vais photographier de manière beaucoup plus simple, faire moins de mouvement, intégrer beaucoup plus les gens dans un contexte pour qu’on comprenne où se situe l’action et comment cette personne se situe dans le paysage, et je vais m’intéresser au hors champ. Je pense que le hors champ, dans un reportage, est important parce qu’il ajoute de l’information. Parce que dans le journalisme, on caricature un peu les choses.
pn : Ton passage à la couleur participe donc d’une véritable rupture avec une certaine manière de faire du photojournalisme.
GH : Oui, une rupture avec une école, celle de l’humanisme en photographie. Moi je viens vraiment de là, de ces photographes qu’on dit humanistes et je me dis qu’il y a des limites à cette photographie. Parce que, après tout, on est toujours en train de dire, dans la photographie humaniste : “Regardez, malgré la pauvreté, ces gens-là vont bien”. On a un regard complaisant, occidental sur les choses. On se donne bonne conscience en disant : “Vous voyez, je suis pas un salaud, je montre la beauté des gens”. Moi, je pense que, justement, il faut donner mauvaise conscience. Si j’ai mauvaise conscience quand je photographie, je me dis que je suis sur la bonne voie. Et j’espère que ça va déranger les lecteurs. Je fais de la photographie pour poser des questions, je ne donne aucune réponse, je veux provoquer des questionnements. Là, par exemple, après l’expo au Jeu de Paume, une personne qui ne connaissait pas mon travail m’a dit que quand il y a eu les soixante ans d’Hiroshima/Nagasaki, elle s’en tapait totalement.
Il y avait des papiers partout dans la presse, ça l’ennuyait de les lire. Mais quand elle a vu l’expo, elle m’a dit que ça avait provoqué des trucs chez elle et qu’elle s’était intéressée à la bombe atomique. Là, je me dis que c’est bon, c’est ce que je recherche, que ça provoque vraiment des questions.
pn : Clairement, sur cet exemple de Nagasaki ou sur ton travail à Tchernobyl, tes images, on peut les interpréter comme une manière de réincarner ces catastrophes-là. Pour Hiroshima, on a une image en tête, c’est le champignon, et quasiment pas d’images de gens qui ont souffert à cause de la bombe ; pour Tchernobyl, c’est un peu pareil, on a une image de la centrale bétonnée après l’explosion, mais finalement, peu d’images de gens qui ont souffert dans leur chair de la catastrophe. Tes images restituent aux gens ces images manquantes.
GH : Mon travail, c’est ça en fait. Par exemple, Hiroshima/Nagasaki, à 16 ans, moi, ça m’obsédait. Pendant les cours, au lycée, j’étais toujours en train de réfléchir à ça, je faisais des graffitis de bombe atomique. Ca m’obsédait vraiment, mais je n’avais que cette image-là, de champignon. Même chose pour Tchernobyl, il y a un grand mystère, on nous a dit : “Ca s’arrête à la frontière”. Alors j’avais envie de voir aujourd’hui ce que c’est devenu. Et rappeler qu’aujourd’hui les gens souffrent toujours à Tchernobyl. L’événement qui a eu lieu à l’époque continue à être présent. La bombe atomique, elle ne fait pas mal une fois, elle fait mal soixante ans, quatre-vingt ans et même après. Au Japon, la pluie noire a traversé jusqu’aux collines environnantes de Nagasaki, donc il y a des zones radioactives où on ne peut pas aller encore aujourd’hui.
A Nagasaki, la ville a été reconstruite sur les cendres. Donc parfois quand on construit dans certains quartiers, quand on creuse pour mettre les fondations de la maison, on peut trouver encore des ossements. Il y a des gens qui sont très conscients de ça, qui vivent encore à Nagasaki et qui disent que parfois ils ont l’impression de marcher sur des cendres. Pour eux, la mort est partout présente.
pn : Une bombe atomique, ce n’est pas une date et une image, c’est beaucoup plus que ça et en même temps, on est aussi dans ce que dit Duras : “Tu n’as rien vu à Hiroshima”.
GH : Cette phrase, elle m’a obsédé. Moi, je voulais dire l’inverse : à Nagasaki et Hiroshima, quand on veut vraiment regarder les choses, on voit tout. Dans l’expo du Jeu de Paume, j’ai été soft. La série entière sur Nagasaki, on peut la voir sur le site de L’œil public (www.oeilpublic.com). Y’a des trucs horribles, qu’on ne peut pas imaginer.
pn : Pour rebondir sur ce que tu disais tout à l’heure, le fait que tu cherches à avoir mauvaise conscience quand tu prends des photos, est-ce que parfois tu n’as pas envie de basculer, de rentrer dans une autre action par rapport à ce que tu vois. Par exemple, concernant le nucléaire, tu as une position très anti, est-ce que parfois tu as envie de prendre position dans des associations anti-nucléaires. Ton rôle, c’est de poser des questions, mais est-ce que tu accepterais un basculement vers une action plus militante ?
GH : Non, je n’aime pas le militantisme. Je ne veux pas être un militant parce que je pense qu’ensuite, cela m’interdirait des choses, j’ai envie d’avoir une liberté totale de démarche. Je ne me vois pas militer dans une association, je pense qu’il vaut mieux être subversif. Et donc amener les choses autrement, ailleurs, et pas dans des structures bien déterminées.
pn : Il y a aussi une manière individuelle de basculer. Par exemple, lorsque tu vas voir les Tchernobylsty (survivants de Tchernobyl, ndlr) et que tu es face à une souffrance, il y a peut-être des moments où tu te demandes ce que tu pourrais faire de plus pour ces gens. Est-ce qu’il y a une limite à ne pas franchir ?
GH : Cette question se pose en fait à tous les journalistes : qu’est-ce qu’on fait après le reportage ? Moi, je dis que la première chose que je fais pour ces personnes, c’est de les écouter. Parce que je rencontre des gens en général oubliés, qui parlent jamais à personne de leurs problèmes et moi je reste trois heures avec eux, parfois une journée, une après-midi. Ecouter, parler avec eux, recevoir leur parole, c’est déjà quelque chose qui aide. Après, moi, concrètement, je ne peux pas faire grand chose. Evidemment je pourrais m’engager dans une association qui aide les enfants de Tchernobyl, mais je n’en suis pas là. Un jour je pense que je donnerai de l’argent, mais aujourd’hui, je n’en ai pas (rires). Surtout, j’espère que mon travail provoque des réactions, même à petite échelle.
pn : Ca nous renvoie à une question sur le rapport au temps dans ton travail de photographe. Je crois que tu as passé 17 jours à Tchernobyl pour ton histoire sur les Tchernobylsty, ce qui est énorme pour un travail de photojournalisme aujourd’hui, et en même temps, c’est relativement court pour embrasser un tel sujet. Est-ce que ce sont des questions matérielles qui te limitent dans le temps ou est-ce un choix ?
GH : Au départ, c’est plus une méthode de travail. Je m’ennuie très rapidement, je prépare énormément mes sujets avant de partir. Quand j’arrive sur le terrain, je sais pratiquement qui je vais rencontrer,...
pn : Comment se passe cette préparation concrètement ?
GH : Le premier gros travail que j’ai à faire, c’est de trouver mon contact là-bas, mon fixeur. A partir du moment où j’ai trouvé cette personne, c’est hyper tranquille (rires). L’autre partie, c’est l’enquête en amont. Je rassemble des documents, j’essaie de voir ce que j’ai envie de raconter sur cette thématique.
pn : Sur quels documents travailles-tu ?
GH : Des articles de presse, des bouquins, un film, une BD, un ou plusieurs romans, ça peut être de la musique, ça peut être plein de choses. En fait, j’essaie de nourrir un univers et de nourrir mon inconscient. Parce que sur le terrain, il faut que j’ai tout le bagage, mais je n’y pense plus. C’est un conditionnement.
pn : On a lu aussi que tu faisais avant de partir des sortes de story boards.
GH : Le story board, ça vient du fait que je suis très stressé, et sur le terrain, je photographie des choses qui sont très difficiles à voir au premier coup d’œil, donc pour me rassurer, j’écris des story boards. Je me dis : “Voilà comment je veux que mon document soit construit, il me faut cette image-là pour parler de ça...”. Par exemple, dans le sujet sur Nagasaki, il y a des photos dans lesquelles on voit des cicatrices, et ça je l’avais dessiné avant de partir. Je me construis des images imaginaires, parce que je construis mes sujets comme des nouvelles. Ce sont de vraies histoires avec un début, un milieu, une fin. Je ne suis pas un photographe qui erre pour trouver des images, comme ça, au hasard des rencontres. Dans mon travail, il y a peu de place pour l’aléatoire, même s’il peut toujours y en avoir. Je me construis une colonne vertébrale, je m’appuie là-dessus. Ensuite, je peux avoir la souplesse de m’en détacher, mais pour mieux y revenir. Après, même les rencontres de hasard me font avancer dans ma colonne vertébrale. Par exemple, pour Nagasaki, l’image des fœtus dans la poubelle, avant de partir là-bas, j’ai dû lire une ligne là-dessus et je me suis dit : “Ca existe, je vais le chercher” et je crois que je suis le seul photographe parti là-bas à avoir trouvé cette image-là.
pn : Comment ça s’est passé ?
GH : Et bien moi je disais : “Voilà ce que je veux, des salles avec des bocaux remplis de fœtus, de matière humaine”. A un moment donné, on va dans une université qui fait des recherches sur les radiations et ils me montrent un musée de merde (rires). J’insiste énormément et ils font venir une chercheuse qui me dit : “Ah mais oui, c’est au premier étage”, merde... (GH vient de renverser son café sur le bureau que nous empruntons pour l’entretien). En fait, je suis monté et je suis rentré dans une salle immense remplie de bocaux et au fond de la pièce, il y avait des poubelles.
Ils m’ont lâché dans la pièce, ils sont partis, c’était génial, ils m’ont laissé travailler tranquillement. J’ai passé peut-être une heure là-dedans. Et à un moment donné, je vois des poubelles et je me dis : “Qu’est-ce qu’il y a dans ces poubelles ?”. J’ai ouvert la poubelle et je suis tombé là-dessus (des fœtus, ndlr). Mais pour revenir au story board, je le fais en dix minutes. Je ne suis pas comme un photographe de pub qui va passer des heures à dessiner chaque séquence. Je fais ça un peu avant de partir comme pour Oswiecim, ou en arrivant, dans ma chambre d’hôtel, comme à Nagasaki, ça dépend. Je sais quelles images je veux faire obligatoirement.
pn : Et tu sais avant de partir qui tu vas rencontrer ? Parce que tes histoires reposent beaucoup sur des portraits.
GH : Je n’ai pas les noms, mais je sais quelles personnes, par exemple le monsieur à la cicatrice dans l’histoire sur Nagasaki, cette personne-là, je voulais la rencontrer.
pn : Et les rencontres avec ces personnes, elles se passent comment ? Parce que par exemple, pour les survivants de Tchernobyl, tu les photographies chez eux la plupart du temps, donc je suppose que c’est toi qui choisis le lieu de la photo dans l’appartement...
GH : Pour Tchernobylsty, le lieu de la photo, c’était le lieu où l’on se rencontrait, où on parlait. Je voulais faire des photos de famille basiques, comme n’importe qui peut en faire. Pour le couple où l’on voit l’homme avec les jambes en moins, on a fait l’entretien dans la cuisine, j’ai fait une première photo.
Après, j’ai essayé d’en faire une ailleurs, mais ça n’a pas marché, ça marchait là où on avait parlé. Ca marchait bien dans ces lieux, parce que l’on parlait une heure, deux heures et il y avait une grande intensité, et si l’on changeait de pièce, on cassait cette intensité. Et puis l’histoire des canapés, ça marchait bien.
pn : Et ces tapis qu’on voit partout dans les appartements...
GH : Oui, cette obsession pour les tapis... Ca, par exemple, c’est de l’aléatoire, c’est quelque chose que j’ai découvert sur place.
pn : Ces fonds mettent particulièrement en valeur les objets, parce qu’il y a une relation particulière aux objets dans ce reportage.
GH : Alors pour ça, je suis parti avec l’idée de me dire : “Je vais demander aux gens de me montrer des objets qui représentent leur vie avant la catastrophe”, mais après, je ne savais pas comment j’allais les photographier. Ca s’est fait sur place en voyant les tapis.
pn : Parfois, on voit des gens photographiés portant des photos de personnes mortes des conséquences de Tchernobyl : est-ce que c’était les familles qui te demandaient d’inclure ces portraits dans la photo ?
GH : Je ne sais plus. Mais je crois que pour le portrait de l’homme qui est mort, c’est moi qui ai demandé de la faire, parce que c’est l’une des premières victimes de la catastrophe.
Il est mort de la même manière que le premier homme dont Svetlana Alexievitch fait le portrait dans son livre [La supplication, Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse, Jean-Claude Lattès, 1998], en quinze jours de temps. Aujourd’hui, il est enterré à Moscou dans un cercueil en plomb, parce que ça reste un objet radioactif dangereux, le cercueil est recouvert de béton.
pn : Très concrètement, toi par rapport à ça, tu connaissais les risques, parce que tu as été dans des zones qui sont encore fortement radioactives, tu savais combien de temps tu pouvais rester dans ces zones ?
GH : Pour les risques, j’ai appelé des scientifiques avant de partir, qui m’ont expliqué qu’il ne fallait pas rester longtemps dans des zones radioactives.
J’avais mon radiomètre, évidemment. Et je ne suis pas resté longtemps : dans la zone radioactive, je suis resté quatre jours. Peut-être deux jours dans des zones dangereuses. Ce qui n’est pas énorme, en fait,... enfin j’espère ! (rires).
pn : Ca aussi ça fait partie du basculement d’une certaine manière, le risque que tu prends, c’est aussi une implication de soi en tant qu’individu.
GH : Moi, si j’ai fait ça, c’est que je n’avais pas le choix. Parce que, physiquement, il fallait que j’aille là-bas à ce moment-là. Par exemple, on m’a appelé pour partir au mois d’août une semaine de nouveau là-bas, et j’ai refusé parce que je trouvais que les risques étaient disproportionnés par rapport à l’enjeu.
Par contre, j’ai provoqué d’autres sujets autour de Tchernobyl cette année, qui me font courir moins de risques et qui racontent peut-être plus de choses. Je ne suis pas dans l’opportunisme par rapport aux sujets et aux dates anniversaires.
pn : Comment viennent les sujets, alors ? Parce que lorsque l’on voit l’exposition au Jeu de Paume, on se rend compte que tu as une attirance forte pour l’Est au sens large, du Japon à l’Albanie en passant par l’Ukraine. Est-ce qu’il y a une raison particulière à cela ?
GH : J’adore les pays de l’Est. Là, ça fait un an que je n’y suis pas allé, et je n’ai qu’une envie, c’est d’y repartir. Je pense que c’est un truc presque générationnel. J’ai été élevé avec le Mur et il y avait le mystère derrière ce Mur. En même temps, depuis qu’il est tombé, on se rend compte qu’on est super proches des gens de l’Est. Et retrouver le territoire européen dans son ensemble, c’est pas mal. Mais mes prochains sujets ne se situeront pas en Europe de l’Est. Il se trouve aussi que ce qui a le plus marqué le XXe siècle, c’est la Shoah, la bombe atomique et Tchernobyl, donc ce n’est pas qu’un goût personnel ! (rires)
pn : Pour revenir à tes sources d’inspiration, on pourrait parler de ton sujet sur Shkodra en Albanie, qui je crois, t’a été inspiré par un livre d’Ismaël Kadaré, Avril brisé. Est-ce que ça se passe souvent comme ça ?
GH : J’ai lu ce bouquin à vingt ans, mes sources d’inspiration sont variées, mais il faut toujours que cela me touche personnellement. Par exemple, l’appartement que l’on voit au début de l’exposition du Jeu de Paume, c’est l’appartement de ma grand-mère. La Shoah, tous les jours j’y pense. Tchernobyl, c’est la lecture du bouquin de Svetlana Alexievitch et un voyage que j’ai fait en 1999 en Biélorussie, où j’avais rencontré d’anciens liquidateurs, non pas parce qu’ils étaient d’anciens liquidateurs, mais parce qu’ils étaient les parents d’enfants placés dans des écoles militaires. Parfois, ils me disaient des trucs et je me disais : “C’est quand même bizarre ce qu’ils me racontent”, mais je n’avais pas fait le lien avec Tchernobyl. Donc j’étais reparti de Biélorussie avec un truc un peu mystérieux. Et peu à peu je me suis dit que je devais faire quelque chose autour de Tchernobyl aujourd’hui. En fait, il y a plein de niveaux différents d’inspiration.
pn : Est-ce que tu peux nous parler de ton sujet sur Shkodra et de la vendetta en Albanie ? Comment peut-on approcher ces personnes-là, qui sont soit terrifiées, soit qui éprouvent un besoin de vengeance très fort ? Et comment as-tu travaillé avec le journaliste qui t’accompagnait ?
GH : Le Kanun est la loi qui a été écrite en Albanie au XVe siècle pour réglementer la vie quotidienne, donc on y trouve comment construire sa maison, comment marier ses enfants, comment accueillir les étrangers, comment manger, comment se répartir les terrains entre propriétaires...et à l’intérieur du Kanun, il y a une loi qui parle de la vengeance. Au XVe siècle, ça partait d’un bon sentiment, c’était un moyen pour empêcher les seigneurs de tuer les paysans. Parce que les paysans avaient le droit de se venger.
A l’époque, dans les 24 premières heures qui suivaient l’assassinat, la famille de la victime pouvait tuer n’importe qui de l’autre côté. Après ces 24 heures, ils considéraient que la folie sanguinaire était terminée, donc ils n’avaient plus le droit de tuer n’importe qui, mais par contre, ils pouvaient tuer le meurtrier, en respectant un rituel particulier : le meurtrier devait assister à la veillée funéraire de la victime, assister à son enterrement, ensuite, la chemise de la victime était suspendue dans la maison, au premier étage et quand le sang séchait et qu’il devenait jaune, ils disaient : “Bon ben maintenant, il faut aller le tuer”. Parce que c’est quand même dur de tuer un homme. Là, la vengeance pouvait commencer. Avec l’arrivée du communisme, la loi du Kanun a été totalement écrasée. Après la chute de la dictature régnait un chaos énorme en Albanie, il y a eu une crise économique, qui a enlevé à l’Etat tout pouvoir pour faire régner la justice. En plus, la population avait attaqué les casernes et volé les armes. Donc on trouve des armes de guerre dans toutes les familles. Les gens étaient armés et n’avaient plus confiance en l’Etat. Donc, pour régler leurs problèmes, ils se sont référés au Kanun. Mais ils en ont fait n’importe quoi, parce que là ils tuaient tout le monde. Et c’est pour ça qu’il y a aujourd’hui des enfants qui sont cloîtrés en Albanie.
Ensuite, c’est un sujet que j’ai construit avec Bruno Masy, qui est journaliste. On l’a fait pour un journal féminin, et il s’est avéré sur le terrain que les témoignages étaient aussi importants que les photos. En fait, je lui ai proposé d’écrire des textes très bruts, en face de chaque portrait. Et d’intégrer des dialogues fictionnels, à partir de ce qu’on a pu entendre par bribes (ces dialogues ne sont pas reproduits dans l’expo, ndlr). Il s’agit ici de créer un rythme entre photo et texte, de présenter le texte de la même manière qu’une image, parce que pour moi, en fait, c’était aussi une image. Donc on a construit le sujet ensemble. Pour prendre contact avec ces gens-là, il faut avoir une bonne fixeuse. Là, pour le coup on avait trouvé la perle rare, une journaliste albanaise. Elle nous a mis en contact avec ce qu’on appelle un pacificateur, un homme qui essayait de pacifier les familles adverses. En fait, c’était plus compliqué que ça, il en avait fait un business et se faisait payer par les familles pour rétablir la paix. C’est la personne que j’ai photographié près de la Mercedes, lunettes noires.
Lui, il a été tué en août 2004, quelques mois après le reportage. Il a été abattu en bas de chez lui, à un retour de soirée. Il avait autant de contacts dans la police, puisque son frère était flic, que dans la mafia. Il était en contact direct avec le parrain de la ville qu’il nous a présenté. Et en plus, il avait des histoires avec plein de femmes (rires). Les femmes sont dans la vengeance aussi. La femme que j’ai photographié avec son couteau était très très amoureuse de moi par exemple (rires).
pn : C’est bien que tu sois revenu, alors ?
GH (rires) : Oui, mais j’y retourne en janvier, pour les ateliers radiophoniques de France Culture, préparer une émission de deux heures sur la vendetta.
Je vais retourner à Shkodra et revoir les personnes que j’ai photographiées. Et puis rencontrer d’autres familles. Après, je vais aller dans les montagnes, dans la ville où le Kanun a été écrit.
pn : Pour Tchernobylsty, quand tu a rencontré les gens, tu as forcément recueilli des témoignages, mais là tu as pris la décision de ne pas mettre de texte à côté des images, tu as juste décidé d’intégrer le degré de radiation dans chaque image, pourquoi ?
GH : Parce qu’il y a déjà le livre de Svetlana Alexievitch et que je n’allais pas ajouté de témoignages qui n’auraient pas eu la force du livre de Svetlana. J’avais fait le pari de l’accumulation de portraits pour créer un malaise chez les gens, pour donner envie de lire le livre de Svetlana, qui est cité au début de mon livre. Et puis je voulais aussi que l’on ne voit que des gens de manière très très brute. Je ne voulais pas entrer dans le côté humain du témoignage.
pn : C’est le cas dans tous tes textes introductifs. Tes notes sont très factuelles et ne rentrent pas dans l’affectif.
GH : Non, je ne veux surtout pas entrer là-dedans. Mais il n’y a pas de règle concernant le rapport texte/image dans mon travail, je ne veux pas entrer dans un système qui m’enfermerait.
pn : Comment articules-tu tes deux types de travaux, travaux personnels et commandes ? Est-ce qu’il t’est arrivé de refuser des commandes et pour quelles raisons ? Quelles limites tu te fixes par rapport à ça ?
GH : Euhhhhhhhhhhhhh, l’argent (rires). En fait, pour moi, c’est important les commandes. Il y a plein de photographes qui disent que c’est chiant. En fait dans mon travail personnel, je me mets plein de contraintes et dans les travaux de commande, il y a plein de contraintes aussi et j’aime bien m’adapter à ces contraintes-là. Lorsqu’on m’envoie sur des choses vers lesquelles je n’irais pas naturellement, ça m’enrichit. Travailler en commande, c’est quelque chose en plus qui va m’aider dans mon travail personnel. Et mon travail personnel me permet aussi de répondre mieux aux commandes. Ce que je tente dans mon travail personnel, je peux le ramener dans les commandes. C’est un enrichissement mutuel. Là, par exemple, c’est une période un peu creuse, eh ben je m’ennuie. Ce qui est bien, c’est que dans mes travaux de commande, on me laisse une part de liberté. Par exemple pour la CFDT Cadres, j’ai fait vraiment ce que j’avais envie de faire. Quitte à parfois être tendu avec le commanditaire. Parce que j’imposais un discours sur le travail dans les bureaux différent de ce qu’ils attendaient. C’était pas les cadres qui sourient et disent : “Super, on est en réunion !”. Moi, je disais : “Il y a de l’isolement, tout se fait par ordinateur. Une réunion, ça dure une heure, c’est anecdotique”. L’environnement de travail n’était vraiment pas humain. Je suis resté un mois en commande et il y a eu des tensions. Mais au même moment, ils avaient fait une commande à des chercheurs pour faire un bouquin sur les conditions de travail des cadres. Et leur analyse croisait mon travail photo. Je me suis dit : “Putain, j’ai eu raison de tenir le cap, d’insister, quitte à froisser quelques personnes”. En même temps eux, ils ont eu l’intelligence d’accepter.
pn : En fait, le secteur de la presse est en crise et c’est de plus en plus les entreprises, donc la communication, qui donnent du travail aux photographes. Les attentes des entreprises sont très précises : est-ce qu’il t’est arrivé de refuser une commande ou qu’on refuse tes images ?
GH : Ca dépend des enjeux. S’il n’y a pas d’enjeu politique sur lequel j’ai un désaccord, je ne vais pas refuser parce qu’on va bien me payer. Moi, j’ai besoin d’argent pour pouvoir vivre correctement et produire mes sujets. Par contre, je refuse de faire tout ce qui est centrale atomique pour EDF par exemple (L’œil public travaille pour EDF, ndlr). Mais j’aime bien être employé à contre-courant aussi. Par exemple, on m’envoie beaucoup dans l’univers de la mode, depuis le début. De temps en temps ça m’amuse, pas tout le temps, d’être dans des trucs un peu légers, superficiels. Mais je ne travaillerais pas pour n’importe quel syndicat : pour moi, la CFDT est un syndicat respectable, qui ne défend pas des positions extrêmes. En tout cas, soyons clair : je ne travaillerai jamais pour un parti politique, quel qu’il soit.
pn : Justement, tu as couvert la campagne de Jospin pour les présidentielles de 2002 pour Libération. Tu as changé de méthode de travail assez vite apparemment parce que la manière dont le service de com voulait que tu travailles était contraignante. Comment ça s’est passé ? A quel moment t’es-tu rendu compte qu’il s’agissait d’un carcan dont il fallait que tu sortes ?
GH : Au départ, ce n’est pas moi qui devais couvrir cette campagne. C’était Thierry Dudoit, photographe politique attitré de Libération. Moi, j’avais un projet lié à la campagne présidentielle, sur les lieux après le passage d’un homme politique. Un jour Libération m’appelle : Thierry Dudoit est embauché à L’Express et ils me proposent de prendre sa relève pour la campagne. C’était compliqué parce que Thierry est très marqué photographiquement. Il y avait déjà un format politique à Libération, donc moi il fallait que je suive et en même temps, je ne voulais pas m’inscrire dans la continuité de Thierry. C’est pas ma photo et je ne voulais pas courir derrière quelque chose qui ne m’allait pas. Par contre, j’avais la contrainte de l’actualité : tous les jours je devais rapporter une image. Donc je devais faire du numérique. Mais pour l’instant, je n’ai pas trouvé le format numérique qui me convient. Moi, mon format, c’est plus le 24 x 36, je l’ai laissé tomber lorsque j’ai arrêté le noir et blanc. Si je reviens à ce format, il faut que derrière j’ai un truc à dire et que ce format m’aide à le dire. Aujourd’hui, j’utilise le 6 x 7 et ça correspond bien à ce que j’ai envie de raconter. Donc au départ de la campagne, j’ai couru après l’image politique qu’on a en tête : c’est la campagne présidentielle, ça va bouger. En fait, on était déjà beaucoup de photographes. Ils nous disaient : “Vous allez là , Lionel Jospin va passer là, et vous allez le photographier là, vous avez 5 minutes pour travailler, après vous partez. S’il passe là, vous n’avez pas le droit de le photographier, etc.”. Au début, moi, je ne connaissais pas trop, et ce que je ramenais ne me convenait pas du tout. Donc je me suis dit :“En fait, ce qui m’intéresse, c’est toute la structure autour de Jospin. Jospin en tant que candidat, on l’empêche d’exister, on nous empêche de l’approcher. Même les gens, les électeurs ne peuvent pas l’approcher, on formate un décor autour de lui. Le décor suit, quel que soit l’endroit où il va faire une conférence, un meeting, c’est le même décor. Donc c’est totalement détaché de la réalité. Donc moi, je vais m’intéresser à la distance qu’on met entre lui et nous, au décor, à l’après coup et au hors champ.
pn : Déconstruire tout ce que la com voulait mettre en place...
GH : Oui ! En fait, j’étais en colère (rires). J’avais l’accréditation presse normale, mais même si tu y allais tous les jours, si tu partais à six heures du matin, tu n’avais accès à rien. Donc moi, je m’engueulais tous les jours avec le service de com. A côté de ça, il fallait que tous les jours je change de format, que je ramène une photo numérique, parce que le lendemain, ça paraissait. Parfois j’appelais et je disais : “Bon, je travaille pour combien de colonnes ? Deux colonnes ? OK”. Alors j’arrivais avec ma photo pour deux colonnes. Et là hop ! Je posais l’appareil numérique et je travaillais pour faire un truc plus conséquent, quelque chose qui pouvait raconter la campagne. Je crois qu’au départ mon travail n’était pas très bien compris. Il n’y avait pas de place pour moi, pour le format 6 x 7 dans Libération, tout était formaté pour le 24 x 36. Donc en fait, ce qu’on voyait dans le journal n’était pas représentatif de ma photographie. Il a fallu que j’impose ça au journal. Alors un jour, j’ai ramené quarante images de la campagne. J’ai montré que je racontais quelque chose autour de cette campagne. A partir de là, ils ont commencé à changer le format pour moi, ce qui est quand même énorme ! Parfois, depuis, on peut voir dans Libération l’actualité faite en moyen format. Ce qui est assez marrant, c’est que même si je ramenais des images de vide, d’échec, de tracts par terre, on se rendait pas compte que l’échec arrivait. On était aussi dans la bulle médiatique. Moi, je voulais dire au service de com : “Ce que vous êtes en train de faire là, c’est vraiment pas bien, il faut changer votre truc, moi je rentre pas là-dedans, donc je vais taper là où vous ne voulez vraiment pas que j’aille”. Y’a des images qui faisaient enrager le service de com. Et j’ai appris qu’un jour, Glavany qui était directeur de la campagne, quand il a vu une de mes images qui représentait un meeting dans le Nord, à Lens, je crois, où on voyait quatre personnes en train de crier, qui faisaient très nord de la France avec autour un vide total, alors que le Nord, c’est quand même le fief du PS, il a compris à ce moment-là qu’ils avaient perdu la campagne. C’est ce qu’on m’a raconté. Et là, en tant que rapporteur d’actualité, j’ai fait mon travail, même si c’était dur à faire et sur le terrain compliqué à gérer. En plus je travaille pour un journal de gauche, moi je suis plutôt à gauche.
pn : Il fallait que tu ailles à l’encontre de plein de choses ?
GH : Oui, en fait, j’allais surtout à l’encontre de la communication politique. Mais on m’a demandé par exemple d’assister à deux interviews : Chirac avec la rédaction de Libé puis Jospin avec la rédaction. J’y ai assisté. Chirac était exécrable, il m’a accordé deux secondes pour faire une photo avec la rédaction : elle est bonne ! Par une attitude, toc, toc, j’ai la photo ! Jospin, très sympa, m’a laissé faire pas mal de photos, elles sont moins bonnes.
pn : Mais ce doit être gênant quand tu fais la bonne image et que cette image ne correspond pas du tout à ce que tu as ressenti.
GH : Ouais, c’est super énervant, tu te dis que tu t’es fait avoir. Mais ce qui est incroyable, c’est que tu vois la bête politique en face, Chirac maîtrise tout. Et Jospin, il avait un côté presque naïf.
pn : Pour revenir à Tchernobylsty et au livre (paru en 2003 aux Editions du Petit Camarguais), Comment ça s’est passé concrètement pour le publier ? Est-ce que tu as envie de publier d’autres histoires ?
GH : Pour Tchernobylsty, quand j’étais là-bas, j’avais déjà en tête le bouquin, je n’étais plus dans le format presse. Tchernobylsty, c’est quand même un changement dans ma méthode de travail. C’est un livre fondateur. Ce travail-là n’était pas destiné à la presse, il était fait pour être publié. Donc la construction, la manière d’intégrer le taux de radiation aux images, c’était déjà pensé avant. Après, le rythme, il n’était pas pensé, mais par contre les parties, elles, étaient structurées.
pn : Tu avais déjà un éditeur avant de partir ?
GH : Non ! Heureusement, avec ce reportage, j’ai eu le prix Kodak de la critique donc ça m’a un peu aidé. Après, j’ai fait toutes les maisons d’édition. Moi, je représente pas grand chose. Toutes les portes se sont fermées. Et puis, un jeune éditeur, le Petit Camarguais, a été intéressé, mais il fallait financer le livre par moitié. Donc on a fait une demande de bourse à l’Etat pour une première édition. Et je l’ai eu. C’est comme ça que j’ai pu faire le livre. En fait, maintenant, lorsque tu démarches les éditeurs, ils te disent : “ C’est très très bien, bon, ben il me faut dix mille euros !”. Là, j’ai un projet de livre qui reprendrait les histoires que je présente au Jeu de Paume, plus deux histoires à venir.
pn : On peut savoir ce que sont ces histoires ?
GH : La dernière non. Mais pour la prochaine, je suis en train de montrer un travail sur la ville de Juarez au Mexique. Là où il y a eu quatre cents femmes tuées, et ça continue. Je suis en train de monter ce travail, il faut que je trouve des financements, parce que ça coûte cher. Je me donne deux ans pour finir et là je suis déjà en train de travailler sur la maquette du livre pour pouvoir démarcher des éditeurs.
pn : Le livre correspond bien au format “histoires” que tu mets en place.
GH : Oui, ce que je disais au début de l’entretien, sur le fait de publier dans la presse, c’est vrai. Sauf que maintenant, la presse ne nous donne plus les moyens. Donc maintenant, c’est le bouquin qui me permet de montrer l’ampleur de mon travail. C’est un aboutissement.
pn : Au sujet de l’opération Des clics et des classes organisée par le CNDP, à laquelle tu as participé en 2004, en quoi ça consistait et pourquoi as-tu accepté d’y participer ?
GH : C’était avec une école maternelle, à Pontault-Combault. Le CNDP avait lancé un programme pour amener la photographie dans les écoles. On devait être cinq photographes en France à peu près, à faire un cycle de formation dans les écoles, de la maternelle au collège. Chaque école était reliée à un centre photographique. J’avais un cycle d’une semaine avec les enfants. Le truc, c’était de leur apprendre à photographier et à leur donner envie de photographier. Et leur donner aussi une manière de regarder la photo. C’était en trois étapes. D’abord, ils se photographient eux-mêmes, un autoportrait avec un appareil numérique, ils faisaient ce qu’ils voulaient. C’était intéressant de voir comment eux voulaient se montrer et comment naturellement ils se photographiaient, en général, droits, figés. Ensuite, on a travaillé avec des polaroïds et je leur ai demandé de photographier leurs copains. Même chose, tout le temps une photo droite, comme une photo de classe. Moi, mon boulot, c’était de leur dire : “On peut faire bouger les gens dans l’image pour la rendre plus rythmée”. Ils pouvaient prendre leur copain dans un arbre, sur un banc. Et la dernière partie, c’était de faire de la photographie en mouvement. Donc je les ai fait courir. Ils devaient photographier leurs copains en mouvement, c’était aussi pour leur dire qu’une photo floue peut être une bonne photo. J’ai vachement aimé enseigner auprès de ces enfants, parce qu’ils posent des questions très simples, essentielles. En fait, j’étais très surpris que si jeunes, il y ait déjà un formatage. Donc c’était important de leur donner des clés de lecture. Je ne sais plus qui disait que ne pas savoir lire une photo aujourd’hui, c’est être analphabète ! Le problème, c’est que la photo est encore trop sous estimée. On n’est pas dans une société de l’image, du moins chez les intellectuels. Concrètement, ce qui est intéressant, c’est de voir comment les gens se comportent avec toi quand tu es photographe. Quand tu vois un mec qui prend les photographes pour de la merde, ça veut dire qu’il prend tout le monde pour de la merde. Parce qu’en fait, on représente le peuple, les gens sur le terrain, on est les ouvriers de la presse.