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Dans la vallée d?Elah - Paul Haggis
L?Amérique en débâcle par le collectif et l?intime





Militaire misogyne, fan de l?ancien testament et flexible comme un char à pleine vitesse sur un boulevard irakien, Hank Deerfield a simplement tout pour plaire. Lorsque son fils de retour d?Irak disparaît, une seule personne accepte de lui venir en aide : une femme flic qui élève seule son enfant. Reprenant avec talent l?excellence classique d?Eastwood, Paul Haggis ausculte l?Amérique dure et Wasp par l?efondrement de ses mythes. Mêlant paradis perdu, filiation sans parole et débâcle irakienne, Haggis finit pourtant dans un double-discours par cautionner ce qu?il était supposé dénoncer.

Dans la vallée d?Elah et No country for old men ne partagent pas que leur directeur de photo Roger Deakins. Bien sûr, les extérieurs crépusculaires, le traitement des surfaces et des lumières portent indéniablement son empreinte. La performance des acteurs (respectivement Tommy Lee Jones et Javier Bardem) confère aussi aux personnages principaux une rigidité froide, insensible et déterminée jouant pour beaucoup dans l?intensité dramatique des deux films. Et si les frères Coen, par la complexité de leurs personnages, le croisement des points de vue, l?inventivité de leur mise en scène réalisent à l?arrivée un film très supérieur à celui de Paul Haggis, tous trois partagent néanmoins une profonde nostalgie pour une Amérique du passé - celle de leur jeunesse - désormais réduite à quelques vestiges du décor dont leurs héros font intégralement partie.

Inventaire nostalgique d?une Amérique vidée de son mythe

De cette Amérique-là, Haggis fait presque l?inventaire à l?intérieur du cadre. Se succèdent ainsi diners en bord d?autoroute, parkings vides, chambres de motels, bars de strip-tease et autres laveries automatiques, comme si en surface, rien n?avait vraiment changé depuis les photographies de Klein, d?Evans ou les toiles de Hopper. Une réalité rugueuse, vide et solitaire d?un espace déposé comme une marque de voiture. Pourtant, la conjugaison de l?espace à la vitesse présente jadis chez John Ford ou Nicholas Ray n?ouvre ici que sur une impasse de sable, de poussière et de mort où l?on ne distingue même plus la couleur des voitures à l?arrêt.

La frontière, élément fondateur du mythe de l?Amérique, est toujours présente mais tournée vers l?intérieur, retournée contre elle-même. Griffith avait donc raison : l?Amérique est toujours au cœur du problème. La frontière sépare ici deux territoires, deux camps, deux blocs - armée contre police, hommes contre femmes, mythe contre réalité. Paul Haggis aime la simplicité du binaire pour mieux creuser l?intérieur. A la maîtrise d?un genre - le polar d?enquête en temps de guerre - s?ajoute ici le dépouillement d?une mise en scène en phase avec l?interprétation impeccable du duo de tête.

L?Amérique et l?Irak : double débâcle collective et individuelle

Dans la vallée d?Elah est donc un film de genre au sens le plus classique du terme. Non seulement il en porte la misogynie, mais il exploite celle-ci pour faire avancer son intrigue dans les règles. Emily et Hank forment un avatar de plus du couple impossible dont est truffé depuis toujours le cinéma américain. Elle s?avère donc être aussi jeune, belle, sensible et émotive qu?il est dur, psychorigide et misogyne. Peu importe donc au fond qui finira par découvrir quoi. Ce qui compte dans ce duel symbolique se situe en plein centre, dans son point d?achoppement : le rapport à la loi, au groupe, à l?autorité.

Confrontée chaque jour à la bêtise crasse de ses collègues machos, Emily nous est en effet très vite présentée comme une femme en conflit avec ses supérieurs, un personnage jouant à contre. Hank, quant à lui, vénère l?ordre, la loi et l?armée depuis trop longtemps pour remettre quoi que ce soit de son univers en question. Maniaque du lit portefeuille, des pantalons sans plis et des chaussures cirées, il porte la chemise aussi blanche que sa morale est sûre. Mais voilà, l?Amérique est en crise et la débâcle pas loin d?être totale. Dans la vallée d?Elah, elle progresse à mesure, déteignant sur chacun jusqu?à prendre dans son sein l?Amérique toute entière. C?est donc à l?exploration d?une double débâcle à laquelle Haggis convie son spectateur - celle collective d?un mythe en train de s?effondrer, mais aussi celle, individuelle, d?un homme incapable da faire face à ses propres échecs.

Les mots à distance ou l?écoute impossible des pères

Le bénédicité de Hank en début de repas et l?ancien testament en guise de comptine pour s?endormir n?y feront pas grand chose. Suivant l?influence de son mentor Eastwood, Paul Haggis fait glisser son intrigue vers le drame intérieur des personnages, en plaçant la parole au centre de son film. Dès l?ouverture, l?annonce faite au père de ce qui est arrivé au fils ne passe pas. Les mots bloquent et se bouchent, condamnant la parole à demeurer muette. Dans une transposition visuelle littérale, Hank place sur sa gorge un petit carré blanc de mouchoir en papier - manière digne et sobre de répondre au réel, contenir l?hémorragie, stopper toute émotion.

Cette triade entre l?acte, la parole et l?émotion est au cœur de Dans la vallée d?Elah. Hank est avare de mots, il s?en méfie comme s?ils représentaient le seul danger qu?il refuse d?affronter - le dévoilement, l?aveu, la faiblesse. Celle de sa femme, celle de son fils aussi. Car une des forces de Dans la vallée d?Elah consiste à montrer la relation père-fils par l?intermédiaire du téléphone portable de Mike, dont les images intermittentes et brouillées de la guerre font écho à sa relation avec son père. Il n?est alors pas anodin que Hank ne puisse les voir ni les entendre sans l?aide d?un tiers.

Paternité sourde et muette

A travers ces images, Paul Haggis met ainsi en abyme toute la difficulté d?Hank à communiquer. Difficulté reprise au quotidien dans ses rapports avec Emily, et dont l?impuissance résonne surtout dans les scènes avec sa femme Joan (superbe Susan Sarandon). Exemple avec ce champ contrechamp raccordé par les cordons de téléphone où, tandis que les mots se tiennent à distance, la parole est coupée, la souffrance au déni. La scène sera plus tard dupliquée à l?identique entre Hank et son fils l?appelant d?Irak. Si bien qu?en filigrane, Dans la vallée d?Elah trace à travers le désormais très oscarisable Tommy Lee Jones le portrait d?une génération de pères ramenant à notre souvenir l?Amérique pré-Nixon. Des pères sourds et muets à la souffrance des leurs, enfermés dans leur stature de commandeurs, prisonniers de l?orgueil et du déni.

Le procédé de la mise à distance est au centre du film. Dans la vallée d?Elah organise celle des mots, des émotions, de la guerre surtout. Vue du continent, brouillée par la distance et le morcellement de l?image préfigurant celui des corps, la guerre tient d?abord l?arrière-plan avant de caler le spectateur au suspense lorsqu?elle se précipite sous nos yeux. En permettant à Hank de découvrir ce quotidien de la guerre que son fils filme et commente en direct, Paul Haggis construit son suspense dans un va et vient dynamique entre l?ici et l?ailleurs, le présent et le passé.

L?émotion selon Haggis : mise à distance et hyper proximité

Mais l?effet d?immédiateté documentaire créé par les images du portable décuple son impact par la manière qu?a le fils de s?adresser directement au père. Cette oscillation paradoxale entre la mise à distance du fils et la proximité de l?objectif embarqué est parfaitement orchestrée par Haggis. On découvre ainsi une première fois, au moment des faits, les hommes de l?unité de Mike qu?Emily sera plus tard amenée à interroger dans le cadre de son enquête.

Découpé sur la corde et sans graisse autour, Dans la vallée d?Elah rappelle encore Eastwood par sa manière de retourner le paradigme classique de la quête du père. A travers la recherche de la vérité sur ce qui est arrivé à son fils, c?est l?Amérique d?aujourd?hui à laquelle se confronte Hank. L?épaisse métaphore finale du drapeau explicite donc le retournement d?un personnage enfin sorti du mythe pour voir le réel en face : un fils aux ailes d?ange un rien cramées par la guerre, des gamins jouant la torture pour se distraire de l?horreur, une Amérique délabrée dont une frange de la jeunesse préfère encore l?Irak à la misère sociale d?un quotidien sans avenir.

L?Amérique version mâle

Dans la vallée d?Elah est un film d?hommes. Qu?elles se retrouvent mortes au fond d?une baignoire, plaquées derrière une vitre pour voir ce qui reste de l?horreur ou contraintes à servir les seins à l?air pour trouver du boulot, les femmes ne sont pas à la fête. Nez cassé en deux, l?œil violet, Charlize Theron n?échappe d?ailleurs pas à la charge durant les trois quarts du film. Et si Haggis pose bien quelques sacs de tendresse pour consoler son public et cacher sa misogynie, il n?en demeure pas moins que son propos de fond pose problème.

Certes, en mêlant l?émotion tendre de Charlize Theron à la sécheresse très mâle de Tommy Lee Jones, Paul Haggis déroule avec Dans la vallée d?Elah un savoir faire classique à l?efficacité redoutable. De même, la structure du film et son exploration sensible d?une relation père-fils empêchée par un homme incapable d?empathie fait d?Haggis un digne suiveur d?Eastwood.

Faux rebelle, double discours et opportunisme bien-pensant

Pourtant, malgré l?évolution et le retournement final de son personnage, Haggis se refuse à prendre réellement parti. Si le cinéaste dénonce les sévices subis par les Irakiens, il continue paradoxalement à tenir de manière souterraine un double-discours prêtant à confusion. Ainsi, la guerre n?est pas mauvaise en elle-même mais par les souffrances psychiques qu?elle inflige aux jeunes engagés. Leur traumatisme est d?ailleurs moins lié aux autorités américaines ayant déclenché la guerre qu?aux Irakiens dont une bombe atomique finirait de régler l?affaire.

La cohérence d?un personnage justifie t-elle ces propos ? Niet. Elle témoigne en revanche d?une duplicité très gênante sur le fond. De surcroît lorsque le cinéaste, à l?abri du système des studios, joue les rebelles complaisants pour décrocher les oscars. Après son Crashdans la vallée d?Elah, Paul Haggis deviendra t-il un cinéaste propre, lisse, classique et bien pensant ? N?est pas Brian De Palma qui veut.


Stéphane Mas


 

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