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Paul dans sa vie - Rémi Mauger
Paysans, les racines du terreminus





Nous étions paysans depuis le Néolithique. Nous sommes passés de l’âge de pierre à l’âge de fer. Puis sont venues d’autres révolutions : la voile, la vapeur... L’uranium, le silicium, les super et les supra-conducteurs... Et aussi l’élevage industriel et la culture hors-sol, sans terre. Sans odeur et sans saveur.

Retour à la terre

Faut-il voir là une simple coïncidence ? Après les deux chapitres de Depardon consacrés au monde paysan et, plus récemment, un Secteur 545 de Pierre Creton aux entournures philosophiques agaçantes, un autre réalisateur vient apporter sa botte de foin à la mat.

Entreprise délicate s’il en est, Rémi Mauger parvient pourtant à s’extraire de la référence écrasante du Caladois, et en dépit de leur terreau commun, injecte à son film un souffle personnel qui oscille volontiers entre sensibilité, drôlerie et tragédie implacable. Avec comme postulat de départ, une variation sur la chronique d’une mort annoncée, celle d’un monde paysan qui n’en finit plus d’agoniser, aux fils conjugués des rounds de l’OMC et d’une PAC artificielle renvoyant dans leurs chintes la poignée de forcenés, leurs quatre vaches et dix hectares.

Le rebelle du dieu productivisme

Si les protagonistes des deux volets de Profils Paysans donnaient parfois au spectateur l’impression de déambuler dans un musée à la mémoire d’un certain type d’agriculture, Paul, lui, fait plutôt office d’homme préhistorique, tant son quotidien semble s’être figé en amont des paysans de Lozère ou de Haute-Saône. De ce parti pris de filmer un contre exemple dans l’agriculture hexagonale se dégage, en dépit des craintes initiales d’hommage aux odeurs de naphtaline, un grand souffle de liberté, une belle leçon d’humilité et, en creux, une réflexion sur un aventurier ermite empreinte de bonhomie évitant l’écueil du bon sens en action. Car la donne est périlleuse. Et le canevas proposé tend à première vue à l’inventaire des us et coutumes du (chevalier) paysan de l’an mille lorsque l’on voit Paul dans son travail. En meule de foin ambulante tout d’abord, il arpente plein écran le chemin au milieu des champs, en belle métaphore initiale de l’homme tout entier dévolu (mais jamais aliéné) à son travail.

La traite ensuite a raté le train de l’automatisation et des stabulations usines à gaz. Le coup de poignet agile, la déambulation de Paul au milieu de ses quelques vaches donnent surtout l’occasion au cinéaste de saisir la campagne normande au crépuscule, avec en toile de fond, la sentinelle menaçante de La Hague. Avec les battages enfin, là où en France ces cérémonies folkloriques ne font plaisir qu’à ceux qui ne se sont pas éreintés à l’ouvrage, ici, toute la famille est convoquée pour un ultime tour de piste. Car les machines cinquantenaires et passablement rouillées de Paul donnent du fil à retordre. De la presse sortant des chamallows en guise de bottes de foin à la batteuse retorse à l’allumage, il faut une bonne dose de patience et d’entêtement pour croire que tout cela finira par nourrir son homme. On pousse même jusqu’à faucher la paille à la main, fagots et charrées en guise d’huile de coude.

Une distanciation intimiste : l’art d’évacuer le cliché

Comment ne pas sombrer dans le cliché et le folklore lorsqu’un tel défilé d’anachronismes se bousculent sur la pellicule ? Le point de vue capté par le cinéaste joue sur deux registres qui annihilent les poncifs potentiels. D’un côté, s’il est une évidence que derrière ce projet se cache l’envie de rendre hommage à un grand-père universel détenant un énorme patrimoine d’expériences humaines à transmettre, ce penchant est contrebalancé par une caméra se tenant au plus près de son sujet et de son environnement, nous faisant ressentir toute la rudesse du quotidien de ceux qui ont fait l’impasse sur les cabines de tracteurs climatisée et les salles de traite pilotées par ordinateur.

De l’autre, le travail de repérage, les heures de présence à côtoyer Paul et ses deux soeurs célibataires participent à la crédibilité des scènes. En outre, et en dépit du syndrome du citadin revenu sur les traces de son passé, la proximité et la complicité qui unissent Rémi Mauger à Paul exclue tout regard empreint de condescendance ou de misérabilisme. Le choix d’un montage très rythmé enchaînant notamment les plans fixes sur les champs déserts ou les matins brumeux, prend le contre-pied de l’esthétique Depardon et esquive ainsi la planche savonneuse de la litanie élégiaque pastorale.

Transmission anthropologique

Remarquable de vitalité, ce qui à la base pouvait se présenter comme une oraison funèbre, se trouve traversé de bout en bout par le souci farouche de conjuguer ce témoignage d’une histoire de la paysannerie en France au futur antérieur. L’ensemble prend des allures d’hagiographie de la terre et de l’intime. Rémi Mauger s’attache à construire dans un premier temps son double à l’écran.

Fabrice Adde « exilé en Belgique », jeune acteur originaire du Cotentin, endosse le rôle du passeur, celui par lequel toute l’histoire de cette campagne en voie d’extinction prend son relief. La présence discrète du jeune homme est comme le révélateur d’une existence qui se déroule à travers le carnet de notes que Paul tient jour après jour, notant scrupuleusement le temps qu’il a fait, les récoltes engrangées, le lait tiré.

Une figure singulière et irréductible

Le film trompe son monde et désherbe à travers les champs de caricatures auquel on pourrait un peu vite le réduire - patois, tête basse de Paul. Le réalisateur suit le personnage au plus près de son quotidien, nous révèle son rapport singulier à la culture, les carnet de notes, les tableaux de Millet, et embrasse les contours d’une personnalité tout en nuances, dépassant de loin l’image d’Epinal du paysan bourru et volontiers réactionnaire. La modernité incarnée par la construction de la centrale de La Hague le peine bien évidemment, mais lui fait aussi dire que les locaux ayant troqué le béret et les bottes pour les combinaisons blanches ont trouvé leur compte sur la qualité de vie, ont sauvé le village d’un dépérissement annoncé. Passeur par l’écrit, par le récit oral mais aussi par la foi, Paul révèle peu à peu au spectateur sa ferveur religieuse. Lire les évangiles dans un français parfait au sein de l’église du village, puis porter la croix au fil des processions, Paul n’est pas peu fier d’hériter de cette fonction de bedeau qu’il accomplit plus dans un désir de lier le terrien au spirituel que par convention sociale.

Porter la croix comme il porte son fourchon sur l’épaule, telles les deux facettes d’un personnage ceint d’une aura mystérieuse et savamment entretenue. Mais loin du film l’idée de peindre une figure de martyre sacrifié sur l’hôtel de l’agriculture industrielle. Le pathos dégoulinant est banni de l’écran, et on a plus souvent à faire à une figure du cinéma burlesque qu’à un Christ encrotté. Une virée en mobylette réconcilie Tati et l’Equipée sauvage, le port du casque par dessus le béret constitue à lui seul un petit bijou de comique de situation rendant Paul plus attachant encore. Les commentaires cinglants devant le journal télévisé de France 3 Normandie font mouche et laisse perplexe quand à la soi-disant grand messe du 13 heures de Jean-Pierre Pernault que chaque provincial dévorerait comme un bréviaire.

Une nature ambyvalente

Clown héroïque, Paul doit cette posture paradoxe au parti pris de Mauger de le capter « dans sa vie ». Le réalisateur a du bien entendre les paroles de Paul qui ouvrent le film ici, je suis pas dans folklore, je suis dans ma vie. D’un cadre de tournage a priori banal, la campagne normande côtière, il inscrit son personnage dans un environnement magnifié par le soin apporté à chaque plan fixe, un œil qui scrute la nature, ses variations de luminosité, les perspectives fuyantes, courbes ou rectilignes qui caressent le regard entre la rudesse de la caillasse et la douceur des champs cultivés.

En outre, le film débute en hiver, au beau milieu des brumes opaques et de la neige fondante. La silhouette de Paul en émerge de temps à autre, comme une ultime rebuffade aux éléments hostiles ambiants. Il traîne sa carcasse voûtée à travers prés et chemins, pour finalement se fondre dans le hors champ, laissant à l’image l’autre personnage principal du film, la nature dans sa dimension intemporelle.

Mythologie de la survie

De retour au bercail, Mauger saisit à la hauteur des profils paysans le rapport fusionnel et quasi masochiste qui unit Paul à la terre. On a plus souvent l’impression d’assister à une lutte de haute volée entre Samson et Goliath qu’à l’exploitation de la nature par l’homme. Il faut dire que du haut de ses 75 ans, Paul n’est guère aidé par un matériel et mode de travail anachroniques. Atteler la charrue au Massey-Ferguson relève déjà de l’exploit, et même une fois le sillon tracé, mieux vaut s’en remettre à la poigne pour semer les quelques hectares de blé, nourrir et affourer quelques vaches.

Quand à la fenaison, elle est encore le moment de l’année où toute la famille se réunit pour rentrer avant l’orage la centaine de bottes qui permettront de passer l’hiver. Elle donne surtout lieu à une des plus belles scènes du film. Pour la dernière récolte avant la retraite, le cinéaste capte une bataille titanesque mettant aux prises Paul et sa main d’œuvre aux crachotements, au bruit et à la fureur d’une batteuse à l’agonie. La scène prend une dimension mythologique où l’homme ressort à la fois vainqueur et terrassé au milieu du jaune aveuglant des lits de paille décapitée. Une dernière lutte fratricide comme pour sceller le sort d’une vie de libertés et de privations.

Loin d’esquisser toute perspective quant au devenir de l’agriculture française, Mauger choisit ouvertement l’angle de la chronique d’une campagne sur le déclin, et réussit le tour de force de susciter l’allégresse là où plane l’ombre de la disparition.

Un film documentaire dont le sujet en forme d’impasse se trouve traversé et transcendé par un désir de cinéma épuré, et projette sur le devant de la scène un héritage en forme de devoir de mémoire.


Guillaume Bozonnet


 

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