BIEN PROFOND | CINÉMA | DVDs | INTERVIEWS | Liens



Train de nuit (Ye Che) - Diao Yinan
Grande muraille dépressive





Après Uniform, Diao Yinan passe à nouveau la tête dans les plis pour explorer la vie d?une femme bourreau dans un tribunal de la province du Gansu. Un film sous influence, fondu au bleu des aciéries et des retenues de barrages, mêlant thriller sous lithium et quête d?amour impossible. Conte d?hiver dépressif hanté par une beauté parfois empreinte de maniérisme, Train de nuit trimballe son angoisse existentielle et rend visible la pulsion de mort à l?œuvre dans la Chine contemporaine. Etrange et pénétrant.

Liu Dan, fonctionnaire de justice au tribunal de Pinchuan, est chargée d?exécuter les femmes condamnées à la peine capitale. Célibataire, elle prend chaque semaine le train pour se rendre à un bal de célibataires. Elle se retrouve suivie par deux hommes. Le premier cherche à la séduire, le second à se venger car elle vient d?exécuter sa femme.

Train de nuit est un film de poursuite. De corps qui se cherchent, s?attirent et se rejettent, cherchent l?étreinte en tremblant mais finissent par se battre et lutter à froid. Ainsi en est-il des corps comme du désir. Des trajectoires en ligne droite qui se terminent dans l?impasse, la tromperie, l?incompréhension. Un film en solitude où l?amour se mêle au bruit des rails, entre les coups de marteau des fonderies d?aciéries. Un glamour à fond de cuve pour un ciel de charbon.

Bourreaux, victimes et martyres - Disneyland China

Il fait toujours bon filmer la justice en Chine. Inutile d?ailleurs de se pencher frontalement sur les droits de l?homme pour voir de quoi il retourne. A travers Zhang Lingling, Diao Yinan filme le procès d?une femme condamnée à mort pour avoir tué le proxénète qui voulait la violer. Etrange justice que celle de la grande muraille. La tête penchée vers le bas, couverte d?un sac en toile noir, le corps replié dans un fond de cage d?escalier, chacun se résigne à subir son sort en silence.

Train de nuit s?attache donc aux victimes. A ceux qui ont fauté comme à ceux qui les surveillent, que Diao Yinan rapproche jusqu?à les faire s?étreindre. Foucault aurait aimé ce plan d?un bourreau soutenant dans ses bras sa future victime. Surveiller, punir, souffrir. L?enfermement traverse les murs, les fonctions et les corps, faisant des femmes des semblables, victimes résignées à leur sort, prisonnières d?un système où la moralité ne mène qu?à l?isolement (Liu Dan) ou au meurtre (Zhang Lingling).

Subversion politique dépressionnaire

Diao Yinan place donc sa caméra politique au cœur de la fiction. Sa manière de filmer le procès, le verdict de la cour, le traitement des prévenus, les préparatifs de l?exécution, témoignent d?un quotidien judiciaire à la valeur en soi documentaire. Mieux, si la moralité, la soumission à la loi mènent droit à un mur en brique, l?insoumission et l?immoralité pourraient bien s?avérer l?unique porte de sortie. Seule la voisine de Liu Dan, jeune strip-teaseuse dont les cris de jouissance résonnent à travers les murs de l?appartement, semble en effet avoir droit au bonheur.

Comment s?arranger avec l?amour quand on passe ses journées à donner la mort ? D?un sujet audacieux aux antipodes du glamour, Diao Yinan parvient pourtant à faire un portrait de femme d?une extrême mélancolie. La voix dure, le regard noyé de désillusion, Liu Dan continue de se rendre au bal organisé par son agence matrimoniale par habitude plus que par conviction. Pas de place pour le rêve dans Train de nuit. Le flottement n?est que celui des eaux de rétention. Quant à la magie, elle ne cache que des pervers, l?amour s?échappant à l?instant même où l?on pense l?avoir trouvé. Que reste t-il alors ? La solitude, l?isolement, une certaine forme de désespoir, traduits dans un cadre serré sur des bouts de corps, des mains, des pieds et des têtes découpés dans l?espace, pendus sur le vide.

Réaliste ou maniéré ? Jia Zhang Ke contre Wong Kar Wai

Train de nuit pourrait donc s?envisager comme l?antithèse d?In the mood for love. Pas de corps qui se frôlent, mais des corps qui cassent. Pas de couleurs fauves et lascives mais des bleus glacés d?hiver. Pas d?hésitations, de frôlements, de jeux de bouche et de volutes mais un corps monté à l?arrière dans la guérite d?un barrage isolé. Train de nuit a donc choisi son camp. La Chine du réel contre la glam-fiction d?Hong-Kong, la dépression contre l?ultra-romantisme, les ouvriers contre les cols blancs. Ce n?est pas la caméra qui monte, tourne et glisse le long des murs, mais la fumée des restes sidérurgiques venant gonfler le ciel de gris. Quel dommage alors que le cineste se laisse parfois prendre au piège du maniérisme en nimbant en permanence son cadre de bleu.

Empêchements, trajets, fuites, retrouvailles. Si l?amour impossible reste le fond de commerce, la forme change de cadre. Aux soieries visuelles de Wong Kar Wai, Diao Yinan préfère le réalisme de Jia Zhang Ke. Ainsi, le réservoir de Li Jun ressemble à s?y méprendre à une miniature du barrage de Still Life. La séquence en bus et la poursuite dans Xincheng reprenant quant à elles au ralenti celles à l?œuvre dans Xiao Wu, artisan pickpocket. Train de nuit dessine ainsi le double portrait d?une Chine ouvrière encombrée dans les bus et mise à l?écart des barrages. Un monde où le centre se confronte sans cesse à la marge, la multitude à l?isolement et le rêve de la fiction à l?abîme du réel.

Poursuite à l?épuisement entre désir et vengeance

Diao Yinan n?a pas sa carte au parti Disney. Voler (de ses propres ailes) revient à partir, s?enfuir, échapper à son destin, prendre surtout ce qui ne vous appartient pas. Une barque sur un canal, un geste d?amour, un visage censé demeurer dans l?ombre. Li Jun est l?étrange voleur de ce Train de nuit. Un homme sans expression, absent, défait. Cosmonaute en fonderie monté de lunettes noires, il aperçoit dans un coin de porte la femme bourreau ayant exécuté sa femme, Zhang Lingling. Il la suivra longtemps, pensant d?abord se venger.

D?abord, puisqu?il ne s?agit là que d?un prétexte. Sans cesse ajournée, interrompue, repoussée au montage, cette poursuite s?étire dans une lenteur ramenant sans cesse au centre de l?écran l?abandon, l?épuisement du limier et de son poursuivant. Couloirs, bouts de rails, tunnels sous-terrains créent ainsi une topographie ayant d?abord pour tâche de brouiller les repères et les attentes du spectateur, avant de les faire voler en éclats.

Pulsions contradictoires et subversion

La confusion pénètre alors le cadre en plein. Quel est celui des deux qui cherche l?autre ? Jusqu?où aller pour ressentir le besoin, la demande, le contact des peaux ? Mine de rien, par l?écart, Train de nuit se résume à une lutte éprouvante entre pulsion de mort et pulsion de vie. Mais rien n?est simple chez Diao Yinan. Impossible d?aimer, d?exécuter, de danser, de tuer sans que le réel ne vienne faire irruption. Film de l?empêchement, Train de nuit s?enfonce alors dans ses partis pris jusqu?à miner son propre terrain.

Perché dans sa cinéphilie comme Li Jun l?est dans son réservoir, Diao Yinan reste sous l?influence trop visible de ses maîtres, Jia Zhang Ke en tête. Dommage, car à force de pistes et d?impasses, entre le thriller glacial, l?errance du désamour, le portrait du réel et l?érotisme fond de cale, Train de nuit dilue sa tension sourde. Reste l?œil, le sens du cadre et cette faculté assez inouïe de faire surgir la violence d?un rien - un magicien trop souriant, quelques pièces tombées à terre, une charrette à bois tirée par un cheval martyr.

Des éclats de bravoure dans un film qui, bien qu?éloigné de la grâce légère de Wu Chang Wei, en appelle de tout son poids à la subversion politique. Dénonçant un système exécutant ses condamnés à la chaîne dans un déni massif de toute culpabilité, Train de nuit ramène la déflagration humaine au centre de l?écran. Quand bien même sous l?égide de l?état, tuer laisse des traces : Liu Dan en est la preuve sur pellicule. Mis en scène à la trique dans une plastique un poil trop consciente d?elle-même, Train de nuit s?enfonce donc au tragique dans une passion froide où la mort plane et rôde. Soit, la beauté côtoie souvent le désespoir de près. Mais qu?importe au fond. Le film de Diao Yinan vaut presque autant par son mystère, sa froideur, son questionnement de la peine de mort que par son portrait de femme-bourreau, femme-victime, femme-martyre. Un pessimisme noir habité par la force du regard et la mélancolie d?un véritable cinéaste.


Stéphane Mas


 

© 2005-2007 peauneuve.net - liens - - haut de page