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L?île - Pavel Lounguine
Bijoux obscurantiste





L?île est un film à part. Une retraite intérieure pour revenir à l?essentiel de l?être, de l?âme, du cinéma. Un film chrétien sur la culpabilité dont l?envoûtante beauté des images, la sainteté à la mode slave et l?hommage à Andrei Roublev convoquent nécessairement Tarkovski. Pourtant, au mysticisme plein de doute de Roublev, Lounguine glisse malgré lui de la sainte folie d?un anachorète à un discours ultra conservateur du religieux. Un film d?une grande beauté formelle, abîmé par un discours venu du fond des âges.

Dos tourné à l?avenir, une silhouette en noir fait avancer sa barque d?un mouvement de rame arrière. Si la Russie était cette mer et le cinéma une barque, Pavel Lounguine pourrait bien être cet homme déguisé sous les traits d?un vieux moine. Un cinéaste écopant la vodka de sa barque de cinéma pour une rédemption prenant ici la forme d?un poème visuel et mystique. Entre le Père, le Fils et le Saint- Esprit, un film à la ferveur céleste habité de bout en bout par la passion.

L?île est d?abord un lieu perdu au bord de la Mer Blanche, isolé, retranché des hommes et du monde. Une île en minuscule bout de terre accroché entre le ciel et l?eau, sur lequel repose un monastère qu?habite une communauté de moines ramenés aux trois pères principaux du récit. Le père Job (Dmitri Dioujev), jésuite orthodoxe mâtiné de tôlier au lourd trousseau de clefs, le père supérieur Philarète (Vktor Soukhoroukov) esthète compréhensif et peintre d?icônes au regard d?enfant, le père Anatoli enfin, saint errant, prophète simplet et charbonnier de son état.

La vie d?un saint charbonnier

L?île pourrait s?envisager comme le portrait de la vie d?un saint. La structure en triptyque reprend ainsi trois moments clés de l?existence d?Anatoli : l?origine du pêché (culpabilité), la contrition du rachat (purgatoire) et la réconciliation précédent la mort de justesse (rédemption).

Gelés sur une mer froide en pleine seconde guerre mondiale, un gamin machiniste et un officier de l?armée se retrouvent cerclés par les Allemands qui viennent récupérer les réserves russes de charbon. Lounguine tisse une toile charbonneuse et laisse son spectateur dans l?ombre. Cette première séquence contient pourtant tout. L?enfance coulée au noir d?un lieu passé sous la peau qui restera celui de toute une vie, la culpabilité du meurtre, premier hommage à Roublev, doublé d?une coupe sèche sur le mal de Caïn, défini là sous les traits d?un officier nazi.

Une mystique orthodoxe - L?art de rester caché

Lounguine filme son île au charbon. Dès l?ouverture, la solennité des chants russes propulse le spectateur dans ces premières images comme on entre dans une église. De fait, cette impression de puissance ne quittera plus l?écran. Trente ans plus tard, Anatoli continue de promener, hagard, sa silhouette de clochard sur la houille. Le cadre d?une âme bordée de noir pour un saint mis du côté de la vie. Près des immenses blocs de pierre gisant dans l?eau comme des cadavres, Anatoli, vissé à sa pelle et sa brouette, les yeux étoilés de charbon, continue de renflouer sa réserve de suie.

Le cadre de L?île est donné. La mystique de Lounguine, tout orthodoxe qu?elle soit, racle la terre avec passion. S?il marmonne bien quelques prières, Anatoli est charbonnier bien avant d?être moine. Sale, hirsute, renfrogné. Un père du peuple mimant l?Alexandra de Sokourov dans une misanthropie de surface cachant sa foi comme un trésor. Il est celui qu?on ne voit pas, tapi derrière les murs et les rondins de bois, terré dans sa réserve. Lorsqu?il en sort, c?est pour récolter seul la suie dont il se sert pour chauffer le monastère.

L?âme du saint russe, non-lieu entre Gogol et Dostoïevski

Un saint russe, fou à demi païen, braillard et sauvage, mais également acteur, mûr de cet héritage d?ogre issu de la littérature russe aussi bien que du cinéma. Anatoli serait la version slave d?un fou de Dieu jouant le grand inquisiteur des Frères Karamazov sous les airs inquiétants d?Ivan le terrible avant la brève bascule comique d?un Gogol qui croiserait Keaton sur la fournaise de la Générale. Un démiurge de l?âme, maniaque de sa petite géhenne tournant jour et nuit pour tenir confortablement les autres moines au chaud quand lui dort à même son tas de houille.

Pas étonnant dès lors qu?il suscite des sentiments contradictoires. D?un côté, le rejet du père Job, caporal de la foi dévoué en militaire à l?orthodoxie du culte. De l?autre, l?admiration secrète du père Philorète devinant sous le tapis de charbon la foi incandescente du père Anatoli. Obligeant celui-ci à l?accepter dans son four, Philorète s?imagine d?ailleurs trouver la voie juste et le dépouillement des vrais hésychastes dans une séquence admirable où rire, parabole et folie s?entrecroisent par les flammes. Une botte, un tapis et l?orgueil d?une vie mis à nu sur la braise. Anatoli, après Tikhon, s?avère bien aussi un moine soldat prêt à tout pour démasquer l?imposture.

Culte des idoles, cinéma et manipulation

Ce qui ne l?empêche pas d?en jouer quand il faut. En l?occurrence, lorsque les laïcs lui rendent visite pour recevoir sa bénédiction. Refusant de faire le saint pour ne pas jouir d?un statut dont il se considère indigne, Anatoli garde sa panoplie de pouilleux pour préserver sa paix, sa solitude, son purgatoire. Devant lui défilent de vieilles femmes traînant leurs larmes et leurs sabots à confesse . Une Russie de petite gens, dévote et superstitieuse. Une Russie éternelle, noyée sous l?emprise de ses mythes, de ses croyances, toujours prête à se rassembler pour célébrer le culte des idoles.

Sans doute est-ce d?ailleurs sur ce terrain de la manipulation que Lounguine perd ses billes. Car de quoi L?île parle t-il au juste ? De quelle histoire s?agit-il ? Celle d?un moine pouilleux qui guérit les malades, prédit l?avenir, joue l?exorciste à cache-cache dans la neige ? D?un saint illuminé donnant confesse à hauteur de fournaise ? D?un prophète fou considérant les hommes comme des infirmes, des vermines préférant le travail à la sainteté ? D?un maniaque fébrile pour qui l?extravagance et les frasques (sexuelles sans doute) sont l?œuvre du démon ?

L?homme, un tas de chair coupable ?

Lounguine enchaîne la tête dans la neige. Sans distance, sans contrepoint, sans une seule question. Un cinéaste en transe, fasciné par son personnage au point de cautionner un discours réactionnaire assez détestable dans son extrémisme. Pourquoi cette complaisance à ne voir en l?homme qu?un tas de chair coupable ? Pourquoi dans un film jouant l?hagiographie, l?amour reste t-il invisible, inaudible ? Comme si Lounguine à l?instar de Sokourov, jouait la polémique sur le mode du malentendu dans un acte de sabotage assez incompréhensible.

Si L?île pêche par son discours, les images d?Andreï Jegalov s?avèrent pourtant tout du long d?une beauté stupéfiante. De somptueux tableaux glissant du noir charbonneux à la blancheur neige-argent d?une Russie pleine de gris et de bleus magnifiques. Ces contrastes se retrouvent d?ailleurs dans les personnages. Lorsqu?Anatoli rencontre Nastia, une luciole blanche habitée par le rire croise un vieux fou métamorphosé en oie. Malheur, pourtant. Cette timide incursion du féminin, du moderne, se terminera en exorcisme ventre à plat dans la neige.

La mise en scène comme trésor d?une pensée régressive

Alors qu?on s?apprêtait à redouter le pire, Lounguine nous rassure en douceur. Pas de cri, de torture, de corps à corps spongieux. Le cinéaste se contentera de quelques prières dans la neige. L?équilibre rétabli d?une vie prise contre une autre sauvée, Anatoli peut enfin s?éloigner. Des retrouvailles au noir filmées avec grand art. Sa caméra posée sur le bord du cercueil, le cinéaste laisse ici son empreinte pour l?anthologie qu?il reste à faire des plus belles morts du cinéma.

Piotr Mamonov mérite sa part de louanges. L?histoire ne dit pas si le moine qu?il incarne fut nommé en hommage à Anatoli Solonistsyne, l?Andrei Roublev de Tarkovski. Mais L?île s?enfonce tout entier dans son visage édenté, sa silhouette de fantôme. Un éboueur de l?âme, faiseur de miracle et de suie, bouleversant parce que plein de ce râle russe aussi loin de l?abîme insondable de Maria Falconetti dans La passion de Jeanne d?Arc que des monolithes romains de Pasolini. Un être tourmenté, dévasté par la culpabilité, feignant la folie pour mieux œuvrer en saint.

Lounguine, Tarkovski, Reygadas - L?île contre Andrei Roublev

Inutile d?ergoter sur les relations entre L?île et Andrei Roublev. Mis à part la puissance visuelle et l?importance du film dans la vie des cinéastes, le mysticisme comme le cinéma de Lounguine s?avèrent bien différents de ceux de Tarkovski. Dans la mise en scène d?abord, où l?enclume plombante du divin chez Lounguine s?oppose à la virtuosité légère de son aîné. Le rapport à la culpabilité ensuite. Tandis qu?il relève chez Lounguine de l?autisme centré sur soi, il s?avère chez Tarkovski un point de départ permettant d?interroger le réel. Enfin, la figure de l?autre, simple accessoire et véhicule de la rédemption chez Lounguine, est toujours chez Tarkovski la figure rendant possible l?idée même d?avenir.

Loin donc de Lounguine l?idée de se faire le suiveur ou encore moins l?égal de Tarkovski. Mais sa passion pour ses personnages et sa mise en scène trouvent dans L?île une puissance jamais retrouvée depuis Taxi Blues. Bien sûr, le prosélytisme orthodoxe de l?auteur agace. Il gêne d?autant plus lorsqu?on devine les interprétations régressives et fondamentalistes dont L?île peut faire l?objet. Qu?importe. Reste l?ampleur, la majesté visuelle forçant l?admiration. Après l?avoir inondé de chair, Lounguine fait de son cinéma une cathédrale. Une dynamique paradoxale le ramenant du côté de Reygadas. Surprise ? Pas vraiment. Mais une aventure passionnante de la forme dont on se demande bien où elle mènera les deux cinéastes à l?avenir.


Stéphane Mas


 

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