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Les détectives sauvages - Roberto Bolaño
Les Détectives, Bolaño et moi





« Pour moi la littérature dépasse l?espace de la page pleine de lettres et de phrases et s?installe dans le territoire du risque, je dirais du risque permanent. La littérature s?installe dans le territoire des collisions et des désastres, dans ce que Pascal nommait, si je me souviens bien, la parenthèse, qui est l?existence de chaque individu, entourée de rien avant le début et après la fin ». Ainsi Roberto Bolaño illustrait-il son travail à un journaliste du quotidien argentin Clarin, en mai 2002.

Difficile de manquer la couverture des Détectives. Trois hommes en complets noirs, chemises blanches échancrées, chapeaux à larges bords, déambulent sur une plage entre chien et loup, prolongés par le reflet de leur silhouette sur le sable humide. C?est un tableau de Jack Vettriano, un écossais romantique et grugeur, récemment soupçonné de plagiat. La même illustration habille la version espagnole du livre éditée chez Anagrama, ce qui laisse penser que Bolaño l?a choisie. Je découvre qu?il manque un personnage de l?original sur la couverture. C?est une première énigme, elle en annonce d?autres. Les Détectives font un roman à clés, et mon trousseau ne cesse de s?alourdir.

Achetés en septembre dernier, j?ai attendu mon heure pour les commencer. J?ai sauvagement démissionné de mon travail croyant naïvement y gagner l?esprit libre. Si la lecture est une évasion, j?y oubliais mes problèmes d?argent. Je me calais sur le toit de l?immeuble face au soleil aveuglant du printemps, j?étais pris dès les premières pages, envoûté, et j?allais m?acheminer sans souffler jusqu?au terme d?une épopée poétique magistralement mise en prose.

Xalapa, Ver., Mexico

J?ai été frappé en plusieurs endroits par la lecture des Détectives Sauvages [1]. La charge la plus évidente tient dans les souvenirs de mon séjour de deux années au Mexique. Là-bas, j?ai esquivé Mexico DF [2]. Depuis Xalapa, état de Veracruz, les bruits de la capitale m?arrivaient par la presse, le témoignage de ceux qui la connaissaient, y vivaient, et j?en percevais des bribes lors de passages obligés par l?aéroport ou la Tapo, plateforme d?autocars incontournable lorsque pour découvrir le pays je m?arrachais de l?hacienda où nous vivions avec G.. Dans mon rapport à cette ville entre donc quantités de légendes, aguicheuses ou terrifiantes, et mes souvenirs furtifs se mêlent désormais à des lambeaux de lectures que j?ai faites depuis, comme ceux du roman-guide de Rodrigo Fresan, « Mantra » [3], ou ces contours naïfs, les couleurs des ex-votos d?Alfredo Vilchis Roque [4].

Les Détectives me ramenèrent par le col au Mexique, par le truchement du DF, ville tentacule, toile de fond hors mesure des fulgurances et des errances de personnages de chairs, d?os et de sang, flanqués d?âme, hâbleurs comme Bolaño aime les camper.

Parmi les souvenirs que sa lecture firent refluer, celui-ci retint toute mon attention. Comme je vous le disais je vivais à Xalapa, depuis un an environ, quand Homero, mon ami libraire, me présenta Alberto. Homero tenait une petite librairie d?occasion dans le centre de Xalapa. Mais il gagnait sa vie, celle de son père et de sa compagne de l?époque en vendant sur les marchés des balles colorées remplies d?eau. Il les obtenait par superposition de couches de ballons de baudruche que des mains amies trouaient comme des gruyères, tout en lui tenant compagnie dans sa boutique toujours déserte.

De cette rencontre qu?il provoqua, je n?ai conservé que le souvenir du trajet dans la voiture d?Alberto, entre le restaurant de La Sopa et la Luna Roja où nous finissions nos nuits. Hilare, Homero racontait les virées de leur jeunesse dans le DF. Il se tournait sur son siège comme un damné, tantôt vers moi à l?arrière, tantôt vers Alberto imperturbable au volant.

A l?époque, nous disait Homero, Alberto prenait son pied sur les boulevards extérieurs en tirant à balles réelles sur les travelos. Homero s?étouffait de rire comme s?il revivait les faits. « Pinche Alberto », il répétait. Je fixais la tête mobile du chien en plastique s?affolant sous le pare-brise, malmené par un sourire stupide dont j?essayais de me débarrasser comme si ç?avait été un morceau de scotch au bout de mes doigts, tandis que la voiture sursautait sur les callejones pavés de pierre volcanique de cette San Francisco mexicaine où j?avais fixé mon exil.

Le reste de la soirée s?est perdu dans le smog qui tombait en fin de journée sur la ville, sauf le sourire d?Alberto. Parce que pendant tout le trajet, je le jure, Alberto ne s?est pas départi de son léger sourire, un sourire de jeune père de famille responsable, bienveillant même à notre égard quand plus tard nous levions nos coudes avec Homero au Luna Roja, un court sourire encadré par un bouc, qu?avant de rouler sous la table j?ai cru voir se creuser, redoublé par l?échancrure de sa chemise où un christ en argent j?imagine se balançait doucement.

La littérature et la vie

Si j?avais connu l?existence des livres de Bolaño alors, je suis sûr que tout aurait été différent, même s?il faut douter. Par exemple, avant de parier sur un coq, je l?aurais observé très attentivement. Et pas seulement les coqs, les coqueleurs aussi, qui fournissent à leur façon des indices sur l?issue du combat. Le geste qu?ils font d?aiguiser l?ergot de leur champion au papier de verre, à l?heure de le chauffer, de l? exciter en pulvérisant du rhum ou du mezcal sur son bec, son anus, au moment de le brandir vers le public et de le jeter sur le ring. Oui, je crois que si j?avais lu à cette époque les Détectives Sauvages, j?aurais poussé ma nature intrépide et peureuse jusqu?à décortiquer ces scènes dans leur violence débridée. Je me serais forcé à garder les yeux ouverts, ce qui s?appelle grands ouverts, et peut-être aurais-je perdu moins d?argent dans les combats de coqs.

Western et omerta

Peut-être Bolaño tient-il cette préoccupation de son père boxeur. Le fait est que la violence est une donnée toujours palpable, menaçante de ses romans, de ses nouvelles. Insupportable lorsque, comme dans la vie, des êtres attirent innocemment à eux les bourreaux, on respire mieux voire on rit franchement quand Bolaño s?en sert à son tour pour régler des comptes.

Il y a cette scène irréelle dans les Détectives qui voit s?affronter sur une plage et à l?épée un auteur et son critique. Elle est sublime parce que la littérature y prend rendez-vous avec la vie - un coup de plume en guise de vendetta c?est parfois un peu court. Le suspense aussi y a sa part, revoyez donc un bon western. Le burlesque encore au moment de brandir les épées, après tout, nos adversaires s?improvisent escrimeurs pour le compte de l?auteur. Et c?est le grotesque, soutenant la scène « de principio a fin » qui l?emporte, Bolaño choisissant de la clore ainsi : « Inaki et son adversaire ont continué, tiens prends ça, et encore ça, comme deux enfants idiots ».

Habitué à encorner ses adversaires littéraires dans des sorties finaudes et rageuses [5], Bolaño doit avoir éprouvé l?hébétude, la tristesse et l?amertume qui accompagnent le dénouement victorieux d?une de ces joutes, un peu comme celle qu?on lit sur le visage de Clooney dans le dernier plan de « Michael Clayton », ou bien encore et plus sûrement n?y a-t-il au royaume des lettres comme dans la vie ni gagnant ni perdant, puisque tout s?achève dans le Néant.

Dînant avec des copains l?autre soir, j?évoquais ce compte-rendu de lecture avec pas mal de ferveur, désespérant en fait d?en venir à bout, quand plus tard dans la nuit je me réveillais en sursaut au milieu d?un rêve dans lequel Bolaño me poursuivait en hurlant « Ta gueuuuuuule ! Mais ta gueule... ! ». La violence est au coin de la rue, brute. Elle a aussi ses ruses. Au cours de ce rêve, elle vient se nicher sournoise dans les replis de mon inconscient retors, se jetant contre moi sans vergogne, à la faveur de la nuit. Mais tout Beau l?agneau. Ce coup-là, je ne me tairai pas.

Style Impala

Je disais que les Détectives m?avaient frappé, au figuré. C?est beaucoup affaire de style. Appelons-le « style Impala » dans le sens où, d?accord avec Proust, le style est une vision. L?impala est une antilope africaine, celle des Détectives est une voiture sortie pour la première fois des usines Chevrolet en 1950. L?ingénieur qui l?a mise au point la décrivait comme un véhicule prestigieux accessible à la classe moyenne américaine, une sorte de Corvette du pauvre. Ainsi l?Impala modèle 74 quitte-elle le DF avec à son bord le narrateur majeur, Garcia Madero, une prostituée arrachée à sa condition, et le couple fondateur du Réalisme Viscéral, dernier mouvement d?avant-garde littéraire du 20ème siècle fini.

Bolaño a inventé une langue. Le « style Impala », altier, vif, sauvage, s?adapte au terrain, aux espaces de l?Amérique, à l?asphalte troué de nids de poules du Mexique. Il braque ses phares le long des routes comme Stendhal son miroir. Cinquante-trois narrateurs différents portent à leur tour le récit, les passages d?une voix à l?autre font autant de changements de braquet sur sa boîte de vitesse démultipliée. En mode sportif, le véhicule de Bolaño dérape invariablement vers une poésie très prosaïque, une poésie comme par inadvertance, faite de raccourcis féroces (« j?ai passé le reste de la journée avec Maria et derrière Maria »), désespérée (« Tout le Réalisme Viscéral était une lettre d?amour, la parade démentielle d?un oiseau idiot à la lumière de la lune, quelque chose d?assez vulgaire et sans importance ») et souvent drôle (« comme si je me trouvais au-delà de la jalousie, si ça avait été vrai ça aurait été magnifique, parce que la jalousie ne sert à rien ») capable de tirer à elle, sinon devant elle, de nouveaux lecteurs, capable de soutenir 876 pages d?intensité jubilatoire.

L?Impala 74 sort du DF par les boulevards extérieurs puis file comme la rola d?un Beirut vers le nord du pays, en direction du désert de Sonora. Là-bas ses occupants espèrent trouver la source de leur quête. Quête tragique, quête littéraire, historique, politique, sensible, en un mot poétique, c?est tout ce que brasse ce roman généreux, qui lâche le Mexique pour l?Europe, Londres, Paris, le sud de la France, Rome, Madrid, Barcelone, Majorque, puis la Californie, Tel-Aviv et Le Liberia. L?errance quoi, géographique et mentale, comme condition sine qua non de la connaissance. Et pour Bolaño, pour moi, pour vous peut-être, les Détectives sont une tentative de réponse, une réponse incertaine et passionnante, à cheval sur l?esthétique et l?éthique, à cette question plus que jamais : la littérature pour quoi faire ?

« La poésie, disait Bolaño, la poésie comme le geste d?un adolescent fragile qui parie, qui parie le peu qu?il a sur quelque chose dont il ne sait pas très bien ce que c?est ».

Roberto Bolaño est mort en juillet 2003. Nous attendons la parution de son dernier roman traduit de l?espagnol (Chili) chez Bourgois, « 2666 », au printemps prochain.


Hugues Vollant

[1] Publié chez Christian Bourgois.

[2] Prononcer « dééfé » pour Districto Federal, l?autre nom de la capitale, Mexico.

[3] Publié au Passage du Nord-Ouest.

[4] Rue des Miracles, ex-voto mexicains contemporains, au Seuil.

[5] Cf le recueil d?articles et de nouvelles, « Le Gaucho Insupportable » paru chez Bourgois.


 

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