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No country for Old Men - Ethan & Joel Coen
Western post-moderne, chasse à l?homme transgenre





No Country for Old Men est un film de traces. Un film de chasse à l?homme où l?angoisse, le suspense et la folie jouent la part animale d?une Amérique renaissant des cendres de son mythe par le cinéma de genre. Rencontre entre un serial killer clinicien de l?absurde et un cowboy nostalgique pour un thriller tendu comme un western à l?écaille sèche et brûlée. A la rencontre de Sergio Leone et de l?Amérique d?aujourd?hui, les Coen signent leur film le plus abouti. Magistral.

Adapté du roman de Cormac McCarthy, No Country for Old Men se déroule au départ dans les années 80. Au départ, puisque rien ne distingue au fond cette Amérique-là de celle d?aujourd?hui ou du 19ème siècle. Seule certitude, dès ses premières images, le film avance dans la poussière ocre du Texas. Pas étonnant dès lors que les armes, la mort et l?argent s?y trouvent très vite en sur-représentation.

Llewelyn Moss, vétéran du vietnam, chasse l?antilope au fusil à lunettes. En pistant l?animal qu?il vient de blesser, il tombe sur une demi-douzaine de pick-ups placés en cercle comme l?étaient jadis les chariots bâchés de la conquête de l?ouest. Mais les pionniers d?hier ont le teint basané de banditos mexicains d?aujourd?hui et la conquête de No country for Old Men est celle du lucratif marché de la coke. A l?instant même où il récupère les deux millions de dollars d?un deal ayant mal tourné, Llewelyn devient le fugitif. Commence alors une chasse à l?homme trois fois mise en abyme qui laissera sur le bord un certain nombre de cadavres.

Le western et la traque en abyme - Dénuement d?une fuite à l?os

Le western s?entend d?abord ici comme dénuement. Situations, décors, dialogues. Jamais les frères Coen n?avaient depuis Blood Simple joué avec autant de sécheresse sur une narration où les personnages, quel que soit le bord où ils se placent, avancent irrémédiablement seuls, livrés à eux-mêmes face à l?objet de leur quête. S?échapper pour les uns, retrouver pour les autres, avec au centre une (grosse) poignée de dollars. L?homme traqué, Llewelyn, se déplacant toujours avec un temps de retard sur ses poursuivants. Un homme acculé à la fuite, souvent réduit à ne se déplacer qu?avec ce qui lui reste - la marche, la course, la nage - dans une inversion radicale (et salutaire) de la surenchère à l?œuvre dans nombre de productions contemporaines.

Loin d?être un film apatride, No Country for Old Men sévit donc d?emblée en territoire western. Une histoire de chasseurs et de désert, où les shérifs n?hésitent d?ailleurs pas à enfourcher leurs chevaux pour mener l?enquête, même si, à l?instar de la cavalerie d?antan, ils arrivent toujours trop tard sur les lieux du massacre. Quant à Chigurh, premier tueur à gage lancé sur les traces de Llewelyn, son affiliation aux garçons vachers passe par son jouet préféré, le cattlegun, aiguille à air comprimée sortie droit de l?abattoir qu?il utilise conformément au mode opératoire froid et sans état d?âme de son lieu d?origine. N?est-ce pas assez ? L?indispensable duel entre Llewelyn et Chiguhr sera mis en scène au silence d?une ville fantôme, au cœur de la nuit.

Nuit des morts-vivants pour chasse à l?homme animale

En jouant la chasse à l?homme, No Country for Old Men ne perd pour autant pas toute sa part animale. Dès l?ouverture, deux corps l?un contre l?autre mais placés dos à dos s?essaient en araignées à une séance d?étranglement. Sur le sol, les marques noires des talons, hachures en forme d?arcs préviennent déjà le spectateur que tout se jouera dans les traces. Celles que l?on laisse, piste, abandonne et retrouve, dans une suite fauve où rien, pas un seul détail, n?est laissé au hasard. Qu?elles soient de roues, de pas ou de sang, les traces sont partout. Manière de rappeler sans cesse le rapprochement immuable de la mort qui guette tout à chacun.

Les frères Coen ramènent ainsi au centre de No Country for Old Men l?ultra violence du Nouvel Hollywood avec un naturel déconcertant. Claudiquant dans la ville, titubant sur un pont, réduisant en poussière une pharmacie pour une auto-médication radicale sur un siège de toilettes, chacun s?essaie à la survie dans un statut avéré de mort-vivant.

Philosophie déterministe et pataphysique du serial killer

Jamais la parabole de l?homme devenu un loup pour l?homme n?avait jusque là pris chez les cinéastes une telle littéralité. Chasseur d?antilope, Llewelyn sera attaqué par un chien jouant fort sur la gorge. Le jeu de chat et de la souris dans le couloir de l?hôtel hitchcockien, le corps gonflé des cadavres d?hommes et de chiens dans la scène d?OK Corral en constituent d?autres exemples.

Même chez les hommes, l?animal tient bonne part. Sans autre logique que celle d?atteindre sa cible, Chigurh pratique l?assassinat avec la régularité métronome d?un automate d?abattoir. Toute forme d?humanité disparaît alors au profit d?un ordre cosmique de l?absurde dont il ne serait que l?implacable exécutant. Une sorte d?ange noir de la mort, une bouteille d?air comprimé en guise de faux, face auquel il semble tout autant inutile de fuir que d?implorer clémence.

Ce n?est pourtant pas à la philosophie déterministe mais bien au cinéma qu?il faut revenir. Côté film noir, No Country for Old Men reprend de Blast Of Silence (1961) le dédoublement de la traque où celui qui cherche à tuer (Chigurh) devient lui même la cible d?un autre tueur engagé derrière lui (Carson). D?autres points rapprochent encore les frères Coen d?Allen Baron. Le goût d?une violence sèche filmée sans médiation. L?importance accordée aux décors - l?Hudson et New York pour Allen, le désert du Texas et du Nouveau Mexique pour les Coen, ramenant sans cesse les codes du genre avec lequel les cinéastes jouent : le film noir chez Allen, le western pour les Coen. L?évocation enfin des état d?âmes des personnages ouvrant le film, au-delà du cinéma de genre, à l?époque qui lui a donné naissance et dont il devient un reflet.

Blast of Silence et l?héritage du genre

Mais là où Allen insistait sur l?intériorité d?un tueur déclassé, totalement extérieur au réel, les frères Coen font évoluer leurs personnages dans une double mythologie se prévalant à la fois du passé et de sa survivance au présent à travers la figure du serial killer et de sa longue lignée de cadavres. Dans une orgie cinéphile assez sidérante, le spectateur de No Country for Old Men voit ainsi défiler sous ses yeux une histoire concentrée du cinéma de genre - chasse à l?homme piochant du côté de Nicholas Ray, thriller hitchcockien, ronde macabre à la Carpenter, le tout sous l?ombre brûlée au soleil de l?immense Sergio Leone.

Difficile de distinguer la part de responsabilité entre les frères Coen et McCarthy dans l?affaire. Reste que No Country for Old Men a beaucoup à voir avec Le bon, la brute et le truand. Le couple Bardem/Lee Jones rappelle d?ailleurs de près celui formé par Eastwood et Van Cliff. D?un côté Chigurh (la brute) en tueur psychopathe déterministe jouant à la mort comme à la roulette truquée d?un casino dont il serait à la fois le croupier, le rabatteur et l?organe de recouvrement des dettes. De l?autre Carson (le bon) dont l?apparence civilisée de séducteur et le beau-parler contrastent avec la personnalité sombre et anti-sociale du premier. Mêler l?humour noir au débordement de violence et de sang suffit à faire de ces films des jumeaux de pellicule promenant pareillement la mort dans une Amérique où violence et mythe ne font qu?un.

Coen, Leone, Hitchcock - Le bon, la brute et le truand

Les frères Coen coupent, condensent et fondent avec brio des bouts épars du matériau de Sergio Leone. Ainsi, le magot, le cimetière et le chariot des confédérés du maître spaghetti se retrouvent dans chaque détail du carnage mexicain, OK Corral d?autant plus effrayant qu?il ne subsiste que par les restes immobiles des cadavres et du silence. Mais Hitchcock n?est pas loin. L?attente du bourreau par sa victime ne pouvant s?échapper, le rideau de douche afin d?empêcher l?inutile désagrément de giclées de sang supplémentaires ramènent toujours l?humour en puissant modérateur de l?horreur.

Fendu d?un large sourire, un bourreau visite sa victime à l?hôpital, bouquet de fleurs à la main. Une pin-up défraîchie sur un bord de piscine offre à notre fugitif une partie de plaisir qu?il décline très pieusement. A moitié mort sous le soleil du Mexique, ledit fugitif ressuscite sous la chansonnette d?un orchestre local de mariachis. Car enfin s?ils s?avouent héritiers de Leone, rien n?empêche les frères Coen de passer la frontière pour saluer La soif du Mal de Welles.

Le doute du justicier - Les cloches sonnent pour Ed Tom Bell

S?il regorge de violence, No Country for Old Men n?a pourtant rien d?un film cynique faisant seulement son miel du sang versé. Lewelyn et sa fuite servent ainsi de prétexte à une intrigue centrée sur l?éternel duel entre le bien (Ed Tom) et le mal (Chigurh). Avec en toile de fond, l?interrogation morale hantant l?homme de loi, témoin du désastre. Pourquoi tenter encore de rendre justice au péril de sa vie dans une Amérique noyée d?absurde et de sang ?

Ed Tom Bell incarne un justicier mal assuré dans sa morale. Un héros ayant survécu aux Incorruptibles tels que Ness et Serpico mais si proche des vidangeurs corrompus du système façon Quinlan ou Harry Lime (Le troisième Homme) qu?il hésite presque à se laisser tomber. Le poids de la vieillesse, de la désillusion aussi. Un héros issu d?une lignée, tout comme le film lui prêtant vie, ne tenant dans l?existence que grâce à tous ceux qui l?ont précédé, et qui gisent désormais en tant qu?icônes dans une cabane poussiéreuse au fond du désert.

Hommage, culte et mélancolie

L?hommage des frères Coen au cinéma du passé, quand bien même sublime, se teinte donc d?une profonde mélancolie. Dépassés par l?histoire, résignés face au barbarisme à l?ordre du jour, les vieux shérifs ont la lucidité toujours suspecte des nostalgiques du bon vieux temps. Des figures jadis héroïques désormais réduites à n?être comme nous que spectateurs, mais à l?intérieur du film, où leur rôle se limite à mesurer l?étendue du désastre et tenir les comptes du nombre de cadavres. Incapables d?être garants de la loi, à peine le sont-ils encore d?une époque révolue dont ils restent - par leurs panoplies de cowboys, leurs rides et leurs chevaux - les derniers survivants.

Espèce en voie de disparition, ce sont d?ailleurs les seuls qui sauvent peu ou prou leur vieille peau du carnage. Pendant que les meurtriers tuent, les old-timers conversent sur l?horreur meurtrière des premiers, leur absence de motif, de morale, persiflant du haut de leur légende une modernité foncièrement corrompue. Nostalgie d?un paradis perdu de l?americana dont, à la grande différence de Paul Haggis, les frères Coen mettent aussi en lumière l?ambivalence et la part de fantasme, voire même de pure chimère. Loin du passéisme manipulateur d?Haggis, les frères Coen prennent acte de la mort du mythe pour mieux tisser des tresses de fiction avec ce qu?il en reste d?os. Reprenant la métaphore chère au poème de William B. Yeats dont est issu No Country for Old Men, le seul pays pour les vieux reste donc l?œuvre elle-même, et la mort un tas de cendres dont les artistes opèrent la continuelle renaissance.


Stéphane Mas


 

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