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Grails & Holy Sons Live !
Libérations terribles.





Un live aussi étrange qu’étincelant pour deux groupes mais une même nonchalance contrastant de façon surprenante à la fièvre qui semble habiter le public ce soir-là : une trentaine de corps mous, hôtesses et cerbères compris, pour moitié accoudés au bar tandis que d’autres reposent sur des chaises, voire même s’allongent sur le sol - les plus féroces d’entre eux.

Malgré tous nos efforts, il n’est pas rare d’opter pour ce qui dès le départ s’apparentait au pire. Ce soir-là, Emil Amos sort de la scène le visage un peu noir, le rictus de travers. Il vient de faire le mauvais choix, préférant sauver la mise et quitter la scène, quand le mieux, en l’occurrence, eût été de choisir entre quitter la scène ou sauver la mise.

Il n’a l’air de rien, Emil. Le physique d’une chemise à carreaux sur un jeans, le tout posé sur un visage rond, à demi transparent. De son Oregon natal il porte cet air fouetté qui serpente et finit par tout faire tanguer, imbiber de vert tissus et bois, jantes et machines. Le type massif. Ce doit être le pack OPL : Orégon, Pacifique, Lyrisme point trop pacotille, sans couronnes de fleurs ni ukulélé. Sur scène, Emil est accompagné d’improbables acolytes : un violoniste chevelu, sorte d’elfe au visage vérolé, un jeune batteur blond qui semble plus jeune encore lorsqu’on le croise hors de scène, un étrange type en noir rivé à ses claviers, droit sorti d’un bar Mods de Liverpool en 1963, et dont le buste fin, le regard fixe, la tête vissée contre le mur finissent par inquiéter.

La mystique est en toi.

Deux groupes distincts sont à l’affiche. Holy Sons et son magnifique folk lo-fi en première partie, tandis que Grails doit suivre et brandir haut mais surtout fort les couleurs du post-rock. Peu semblent avoir noté dans cette guillerette assemblée l’obsession du religieux commune à leurs noms de scène, obsession dont la récurrence et l’ampleur devraient finir par nous inquiéter tout à fait sur la santé psychique de nos voisins d’outre atlantique. La tête résiste mais rien n’y fait : ce sont bien les mêmes corps exactement qui s’avancent sur scène avant et après l’entre-deux liquide et enfumé de chaque prestation. Expliquons.

Jadis, Emil fut batteur dans de nombreuses formations post-rock dont la mémoire rancunière face aux destins trop mièvres a perdu trace des noms. De ces groupes, Emil conserva une certaine tendance à la neurasthénie, qu’il réussit longtemps à surpasser dans un rapport sauvage, fusionnel, quasi bestial avec son instrument - il tape très fort, Emil, voilà tout. Aussi apporte-t-il à Grails cette tension pour tenir à distance guitares et violons du piano, réglant par son omniprésence un fragile équilibre. Un jour d’hiver, disons de printemps, peut-être d’été, la puissance, le délié de son jeu ne lui suffisent plus. Las de n’être que celui dont on ne voit, dans le fond, que la tête et les bras s’agiter, Emil veut être vu, il veut être aimé - il achète donc une guitare. Investi par lui-même, en lui-même et pour les autres, il se démultiplie, devient guitare, batterie et voix. Cette crise mystique aura pour nom Holy Sons.

Sept perles et tous les feux rouges d’un coup.

L’histoire ne dit pas si Emil fut pour cela plus aimé, si Holy Sons est né de Grails ou l’inverse. Une autre histoire raconte qu’Emil resta longtemps cloîtré dans sa chambre, entre verre et bouteille, son mal de vivre collé aux murs, et qu’un jour il fonda, avec trois autres types, un groupe pour leur tenir lieu d’exutoire et de vie. Emil n’aime pas les tièdes. Il s’étonne de l’affluence record d’une salle à moitié vide où les gens parlent, rient, boivent en écoutant d’une oreille égarée les sept perles, d’une lenteur toute en retenue, qu’il enfile l’une après l’autre de sa très belle voix, avant d’annoncer la venue de Grails. Il a fait son choix : sauver la mise, quitter la scène - inutile d’insister. Lorsqu’il remonte quelques minutes plus tard, c’est pour céder l’avant- scène au jeune batteur blond d’Holy Sons. Emil n’est plus de face avec un corps, un micro, une guitare, mais caché derrière ses fûts. On ne voit plus de lui que des bras déborder sur le côté, armés de petits bâtons noirs qui semblent frapper pour faire mal.

Durant le set de Grails, la batterie passe au premier plan. Peut-être moins pour orchestrer les autres que pour assouvir une vengeance, forcer l’attention déniée à Holy Sons quelques minutes plus tôt. Un rock sans parole, qui retient toute sa charge, sans la polyphonie, la complexité de Godspeed, mais distillant plus de rugosité, de mystère que Mogwai. Chez Grails, tout est dans cette tension du bon mords à mâcher. Les musiciens enchaînent leurs morceaux sans qu’il nous soit possible de leur faire un accueil. Auraient-ils peur ? Les hommes ne sont pas là de face. Ils se tiennent plus serrés, passant de l’un à l’autre, ils se regardent, souvent dos au public, avec ce paradoxe d’une musique qu’ils jouent pour être pleine d’espace et qui pourtant reste pour eux, comme au garage. Redlight défile avec l’urgence d’un éclatement. Un grand souffle sonore, plus resserré que sur le disque, avec davantage de tension dans le dénouement. Au fond, qu’il s’agisse d’Holy Sons ou de Grails, on perçoit de façon très nette, à l’image du titre de leur premier album The Burden of hope, cette notion de la charge, d’un fardeau pénible qu’ici la musique permet de délivrer. Une fonction libératrice de catharsis à la limite du thérapeutique qu’Emil Amos, à l’image de feu Daniel Johnston, revendique ouvertement. Et lorsqu’il quitte la scène pour la deuxième fois, Emil paraît soulagé. Il discutera quelques minutes avec nous, nerveux, surpris d’avoir montré son agacement, heureux surtout de voir que sa musique a plu. Sans doute avait-il au final fait le meilleur des choix. Au chant la vie, la vraie.


Stéphane Mas