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The secret life of words - Isabel Coixet
Emotion border larmes





Avant d’écouter Antony and the Johnsons en boucle sous la pluie, Isabel Coixet a beaucoup lu d’histoires tristes. Jamais vraiment remise, ses films en portent les traces. Souffrance, silence et larmes pour cocktail pop à la fraîcheur tulipe. En guise d’or noir au fond des mers, Isabel Coixet révèle l’or blanc à la surface des lèvres. Dans un chassé croisé entre Breaking the waves et Paris, Texas, The secret life of words parle de ces corps ne jouant plus qu’à la parole. Monstre guimauve inégal et bouleversant.

Un film idéal pour flinguer son printemps. Suite à un accident sur la plate-forme pétrolière où il travaille, Josef souffre de graves brûlures et son état nécessite sur place des soins intensifs. Hanna est elle aussi une femme moitié morte. Une vie sans moi entre son travail à l’usine et un appartement vide. Elle collectionne savons et lettres, parle peu et ne mange rien. Forcée de se mettre en vacance - d’elle-même autant que de son travail, elle se retrouve, au gré d’une rencontre improbable, infirmière de Josef au beau milieu de la mer du nord.

L’usine s’organise par le bruit - martèlement des machines, des rouleaux et des presses. Espace de l’ordre fonctionnel, double en cela d’un appartement à l’ordonnance maniaque et minimaliste. Un univers proche de la plate-forme pétrolière en plein océan - battement des vagues, marteau continuel du forage, turn-over des équipes, avec pour centre l’isolement. Une rencontre de décors préfigurant celle de personnages chacun malades à leur façon, réunis là sur un coin de tôle pour une free party sous acides.

Fausse blague. Hanna souffre d’un problème d’audition et peut d’un geste devenir sourde à tout ce qui vient de l’extérieur. Quasi muette sinon complètement sourde, elle s’intègre parfaitement sur cette plate-forme peuplée de doux paumés, où depuis l’accident et l’arrêt consécutif du forage, parler est à nouveau possible. Une femme de cire, éteinte, de passage sur un site industriel pour un temps inactif, entre un corps brûlé et un océan d’eau. Que se passe-t-il lorsque tout s’arrête ? Qu’est-ce que ce temps du rétablissement, du recouvrement ? Qu’est-ce que l’on rétablit, que l’on recouvre ? Qu’est-ce qu’un plaie sans parole ?

Brûlure de peau contre brûlure d’âme.

The Secret Life of Words explore au huit clos la relation d’une infirmière à son malade, et commence par mettre en l’air le présupposé de base, à savoir que l’infirmière soigne, et le patient guérit. Josef et Hanna, tous deux en pleine souffrance, jouent en parallèle des rôles écrits sur le mode du contraste.

Josef doit retrouver sa vue, sa peau, son visage abîmé par le feu, tout comme Hanna la parole, l’appétit, le goût d’une vie hachée par la mort. Chacun est donc au départ conçu comme antithèse de l’autre, et puisque c’est un film, leurs rapports se transforment, se rapprochent à mesure que s’estompe la frontière entre soignant et soigné.

Inutile de feindre la surprise. Si l’amour trempe son nez dans ce bocal pétrolifère, c’est moins l’issue que la manière qui importe ici. Toute la force du film repose sur le double-lien des personnages entre corps et parole.

Un lien dédoublé par le contraste surface/profondeur que chacun doit réparer - la peau pour Josef, la mémoire pour Hannah. Une histoire de survie par les mots déroulant sa pelote pour laisser chez le spectateur son lot de questions troubles (voir plus haut).

Anti-spectacle et galerie bancale.

Il faut parler lenteur. Un temps de l’anti-spectacle, nécessaire aux questions. Fidèle à son titre, la réalisatrice s’attache aux mots. La mise en scène très présente au début devient moins visible à mesure que les mots apparaissent. Comme si pour bien entendre, il fallait ne plus voir.

A l’espace sobre et gris de l’usine, aux lignes rigides et opaques de l’appartement succèdent bientôt l’intérieur des cabines, l’assemblage de couloirs, tuyaux et non-lieux propres à la plate-forme. Des aplats blanc laiteux sur un fond crème d’ocres travaillés sous une très belle lumière.

Isabel Coixet brille à l’étrange. Si le goût de la réalisatrice pour l’incongru colle assez bien à cet espace intermédiaire de la plate-forme, sa galerie de personnages secondaires, censés sortir Hanna et Josef du confinement, ne fonctionne pas vraiment - un océanographe idéaliste versé dans la moule, deux durs qui s’aiment en rouge sur un fond de disco italienne et une oie égarée sur un ponton huileux. Seul Javier Camara, parfait en cuistot esthète et mélomane, permet de prendre envol sur une balançoire de fortune. Une poignée de mascarpone pour délier corps et langues.

Ways of seeing. La différence des yeux.

Hanna émerge peu à peu du fond en s’occupant de Josef, mais elle garde son mystère, son accent étranger, sa valise pleine de savons. Josef burine la vie par le désir, la chair des corps et de la langue. Une drague de tatoué beau parleur droit sortie du cinéma de genre, réduite ici pourtant à la condition d’un infirme.

Par ses paroles, les messages de son répondeur, les fragments de vie dispersés dans sa cabine, le spectateur compense sur Josef ce qu’il ignore d’Hanna. Le déséquilibre fonctionne au début mais devient vite poussif selon l’adage : un mystère tenu gardé trop longtemps finit toujours par s’éventer. Reste ce rapport subtil entre deux corps qui se cherchent, se touchent, s’évitent, dans un jeu entre chat et souris tout à la grâce des acteurs.

Paris, Texas sur une plate-forme en mer.

Le couple Sarah Polley/Tim Robbins s’insère en même temps que le film dans une double généalogie du cinéma. Celui du mélodrame intense avec Breaking the wave et son bloc de ferraille inerte au milieu des eaux. Ce qui fait en commun un décor, un goût partagé pour l’extrême (de la souffrance, des sentiments), pour un propos totalement opposé.

Si Isabel Coixet est loin de Lars Von Trier, son cinéma du secret, de la renaissance par la parole a en revanche beaucoup à voir avec Wenders, en particulier avec Paris, Texas. Même incapacité du héros à survire au passé, même dépression dans l’errance, même autisme comme seule réponse à l’expérience traumatique. Avec le silence, l’isolement et les murs intérieurs de personnages qui, dans un cas comme dans l’autre, ne peuvent s’effondrer que dans la nudité d’une parole vraie.

Miroirs et chuchotements.

Les deux films jouent ainsi d’effets miroirs comme autant d’options doubles. Le rapport aux histoires, à ces vies, ces prénoms qu’on s’invente pour de faux, juste pour voir. Le dispositif modifié du voyeur, aussi, qu’il s’agisse d’une cabine de peep-show ou de la rétine, travaille en permanence la question du regard.

Josef ne voit pas Hanna qui le voit, parfaite inversion sexuée du dispositif de Wenders où Jane ne voit pas Travis qui la voit. De même, les personnages des deux films se ressemblent d’une étrange manière dans leur rapport à la parole, évoluant tous deux du mutisme plus ou moins total à la longue confession salvatrice.

Chacun des films place à son épicentre la symbolique de la parole, si difficile à transmettre au cinéma. Diamant noir en frontal, il ne s’agit alors pas de filmer au sens où l’on montre (la souffrance, la guerre) mais de rendre palpable la sensation, le ressenti. Les séquences entre Hannah et Josef dans la chambre enregistrent ainsi chaque craquement de cette femme qui cède lentement au désir.

On peut donc regretter certains dialogues bavards, d’autant plus difficiles à faire passer que la mise en scène reste sans cesse figée, collée au lit de Time Robbins. Reste cette ouverture finale du dévoilement, l’irruption puissante du hors-champs, sa démesure dans l’atroce, seul moment du film où The secret life of words parvient à se hisser à la hauteur de Paris, Texas.

Josef double d’Isabel ?

Le film tient donc par ses acteurs. Sarah Polley, égérie de Coixet depuis Ma vie sans moi, et surtout Tim Robbins, impressionnant par son théâtre de mots, son humour en fine graisse qu’il distille immobile.

Isabel Coixet brouille d’ailleurs bien les pistes avec ce personnage de brûlé à demi aveugle. Mais il suffit de lire la tranche des livres, grande passion de la cinéaste catalane, pour se dire que derrière Joseph se cache peut-être bien comme un autoportrait. On trouve parmi là Ways of seeing, ouvrage fondateur de Coixet apprenti femme d’images, glissé là comme clin d’oeil au très grand John Berger.

Lettres Portugaises et foules sentimentales.

Les lettres portugaises de Gabriel-Joseph de La Vergne, Comte de Guilleragues, s’affirme surtout tout au long comme la clef la plus manifeste au film. Soit cinq lettres d’un amour passionné écrites par une énigmatique Marianna (entendez-vous l’écho d’Hanna ?) à son amant français, Marquis de Chamilly, et dont l’authenticité, encore aujourd’hui, demeure pour part un mystère.

Cinq lettres de 1667, fondatrices du roman sentimental et du genre épistolaire, qui mettent en scène à travers une candeur, une tendresse et un abandon rares à l’époque, ce sentiment d’expérience extrême de l’humain qu’évoque entre l’amour et l’horreur Isabel Coixet dans son film.

La nonne par derrière. Désespoir, souffrance et foi.

Plus qu’un hommage distant, la cinéaste catalane reprend le cœur même des Lettres pour s’en faire une structure. Inversant dans le film l’ordre dans lequel ils apparaissent dans le roman, on retrouve pourtant tels quels les trois sentiments exprimés par Marianna Alcoforado : le désespoir d’une souffrance liée au traumatisme subi, le doute inhérent à tout sentiment d’amour, la foi comme espoir et délivrance, le tout pour un épilogue en caisson hyperbare pour un spectateur peu préparé au décrochage lacrymal.

Jusqu’où tient la comparaison entre Hanna et Marianna Alcoforado ? Hanna n’est pas nonne mais survivante. Un changement de statut qui, dans la droite lame de son mentor John Berger, permet à Isabel Coixet un engagement frontal. En faisant d’Inge Genefke un des personnages du film, la réalisatrice plonge son script à l’histoire et devient politique, implacable. Hanna pourrait donc être votre voisine, concierge ou boulangère. Que se cache-t-il derrière, au-delà d’une façade, d’une peau, d’une histoire ?

Détour de fiction par l’histoire. Femme victime, femme héroïque.

L’hommage à la neurologue danoise fondatrice de l’IRCT [1] se cristallise dans ce lieu banal et terrifiant que constitue la salle d’archives. Un lieu filmé sans effet, propulsant la fiction au réel, forçant le spectateur à rude atterrissage par ce mouvement brusque du tragique individuel à l’oubli collectif.

Plus fort que son cadenas de fiction, plus fort que toutes ses maladresses, The secret life of words opère bien au final l’alchimie du guimauve au bouleversant. Du corps malade au corps qui parle, le film égrène ses marques et tangue longtemps son spectateur entre réel et cinéma, tragique et sentimentalisme hollywoodien. Dans un monde parfait, chaque place achetée devrait de fait donner droit à l’intégrale de Rithy Panh. Puisque ce n’est pas de voir qu’il s’agit, mais de s’empêcher d’oublier.


Stéphane Mas

[1] Conseil International de Réhabilitation pour les Victimes de Torture.