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Para que no me olvides (Pour que tu ne m’oublies pas) - Patricia Fereira
Le deuil comme gifle





Un titre qui ne ment pas pour un mélo pleine veine. L’histoire de trois vies hachées par la mort. Trois histoires d’amour, de mémoire et d’oubli. Trois âges de la vie chez des personnages cherchant tous à se tenir debout face à l’irréparable. Petite fabrique du deuil et d’une mémoire intime à travers des lieux, des images et des mots. L’ombre d’Almodovar dans son dos, Patricia Fereira travaille le mélodrame par sa pente lacrymale.

Irene vit avec son père Mateo et son fils David, brillant étudiant en architecture. Le jour de l’anniversaire de sa mère, David part rejoindre Clara, une jeune caissière de supermarché dont il est amoureux. Quelques jours plus tard, il décide d’aller vivre chez sa belle, tranchant sans appel le cordon ombilical de sa mère, amorce d’une vraie séparation qui fera basculer le film dans le drame.

La mère, l’amante, le grand-père. Petit commerce entre aveugles et sourds.

Irène prend des airs de femme trahie mais c’est une mère jalouse qui ne supporte pas le départ de son fils. Elle s’est habituée à son pouvoir, son influence, à sa posture de juge. Elle est celle qui ordonne, impose et organise. Une femme qu’il faut suivre sous menace de la perdre. Sentencieuse et sans pitié, elle incarne par sa sécheresse comme l’élite d’une société ne tolérant ni l’échec ni la perte.

Clara est caissière dans un supermarché, Irène une femme des arts. Elle s’occupe d’une troupe de théâtre de non-voyants mais c’est une chaîne hi-fi que lui offre son père en cadeau. Lui parle aux morts et ressent plus qu’il ne voit. Elle ne voit rien mais dirige des aveugles. Clara compte sa caisse puis se perd dans les rues, oubliant tout, les chiffres, les visages et le temps. Comme si pour ces trois personnages, le décalage était toujours de mise. Comme si les morts, par la mémoire qu’ils suscitent, ne cessaient d’occuper les vivants, laissant une pellicule de deuil se déposer sur leurs corps.

Mélodrame de survie.

C’est une triade de danse, de mort et de mots qui sert de clef de voûte au film. Lors d’une escapade sur la côte, les amants dansent sur une terrasse. Les corps se croisent mais l’histoire reprend vite sur l’idylle, tant l’innocence chez Fereira semble toujours piquer vers le sol. On apprend qu’eut lieu sur cette plage à la fin de la guerre civile un massacre de vingt mille républicains prêts à quitter l’Espagne. Annonce d’une mort à venir comme lorsqu’en ouverture du film, Irène dansait avec son fils alors que son père parlait à sa femme disparue.

Para que no me olvides est bien le mélodrame qu’annonce son titre. L’intrigue - une mère face au deuil - partage d’ailleurs son canevas de départ avec Tout sur ma mère. Comme chez Almodovar, référence encombrante autant qu’inévitable, la mémoire, la parole tiennent leur place en plein centre, la figure du père laissant désormais place à celle du grand-père ainsi qu’à celle de l’amante. Comme chez Almodovar, c’est à travers les mots - parlés, écrits, joués - que la vie reprend ses droits.

Irène, Gorgone et Furie.

Clara et Irène sont rivales jusque dans la douleur. Séparée par une vitre, Irène voit Clara recevoir des médecins l’annonce de la mort de David. A cet instant précis, elle voit mais n’entend pas. En plus d’être sourde, elle deviendra plus tard aveugle, à la souffrance de l’autre, à la sienne même. La scène où on la voit déambulant dans les couloirs surexposés de l’hôpital, souffle coupé, fait ainsi écho à l’errance de Clara dans les rues, et montre Fereira habile metteur en scène. Un femme à la caméra, maniant la hache avec beaucoup d’adresse.

Sans doute son côté irrécupérable fait-il d’Irène un personnage passionnant. Son mépris pour Clara se transforme vite en haine. Impossible en effet de s’avouer qu’elle n’a pu se réconcilier avec son fils par sa propre faute, mettant ainsi fin de manière définitive à ses fantasmes incestueux. Avec une extrême violence sous-jacente, c’est donc par ses regards et ses mots qu’Irène cogne Clara, qu’elle bouscule son père, trébuche et s’abîme seule dans son deuil.

Deux dénis face au deuil.

Pour chacune de ces deux femmes, l’abandon prend la forme du déni. A l’effacement et la négation du passé qui s’opère chez Irène correspond un mouvement inverse du déni de la perte chez Clara. L’une se débarrasse de toute trace du passé, l’autre s’y réfugie. Une souffrance qui, pour l’une et l’autre, s’avère dure et vide, autiste puisque prisonnière en soi, inaccessible à la parole. Cette veine doloriste, parfaitement mise en scène par l’ellipse et la réduction, se poursuit avec le travail de la parole et de la mémoire, leur sédimentation dans les corps, les objets et les lieux.

Chaque personnage est ainsi amené à revisiter un à un les lieux du début, de la vie - la plage, la faculté, l’énigme surtout de cette maison de la Calle del Gran Dia que le jeune architecte voulait tant sauver de la démolition. Car au-delà du mélodrame, le film tisse sa toile autour de ce lieu mystérieux, île d’architecture renfermant un trésor. Stevenson n’est pas là par hasard. On y répare des vélos, au propre comme au figuré. A travers le motif de la roue, on y répare aussi l’histoire, les cycles s’y terminent, les êtres s’y retrouvent.

Structure miroir par les lieux.

Ce permanent retour sur les lieux donne au film sa construction en miroir. Miroir entre deux femmes, leurs appartements, les photos, les traces que David a laissées chez chacune, miroir dont la frontière, la jointure s’effectue par le grand-père. Entre deux femmes muettes, lui seul parvient à parler, réalisant par l’écriture le paradoxe du lien par la coupure - écrire et s’immerger afin d’ensuite pouvoir s’extraire, digérer une douleur.

De même, au miroir des femmes correspond celui des hommes. Un grand-père et son petit-fils tous deux artisans d’une mémoire. Héritier de son père imprimeur, Mateo permet à Clara de reconstituer sa mémoire de David de même que ce dernier permet à son grand-père de fixer la sienne par écrit. Ainsi, lentement, des petits livres rouges à la grande maison, le film résoud ses propres énigmes et finit par le conte dans un final trop explicite - un arbre, un grenier, un livre dans une malle.

Ce mélange des genres - du drame le plus noir aux retrouvailles guimauves - dessert sans doute le film. De même la réalisatrice pêche par excès dans sa double mise en abîme de La mouette de Tchekhov et de L’île au trésor de Stevenson. Reste qu’à travers son écriture très travaillée, la performance de ses acteurs, l’évolution de ses personnages, Patricia Fereira signe un film qui résonne fortement en chacun. Héritière d’une certaine verve lacrymale du cinéma de genre espagnol, elle signe là un mélo tendre et dur, mêlant bave et sécheresse pour un deuil en pleine gorge.


Stéphane Mas