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Goran Paskaljevic -Interview
Cinéma, autisme et Grande Serbie





Avec Songe d’une nuit d’hiver, Paskaljevic retourne Shakespeare et transforme un conte de printemps en tragédie grecque, mêlant l’intime du héros au destin d’une nation. Ou comment filmer l’autisme au centre, la guerre en périphérie, et redonner au mélodrame une noblesse à revers de clichés. Un Songe comme double conte d’amour. L’histoire d’un homme et d’une enfant - le dédoublement, puis d’un homme et d’une femme - l’amour comme reconnaissance. Rencontre avec un optimiste inquiet.

peauneuve : Comment avez-vous découvert l’autisme ?

Goran Paskaljevic : Quand je suis rentré à Belgrade (après la chute de Milosevic, ndlr) et que j’ai vu la situation telle qu’elle était, j’ai compris qu’on était dans un monde autiste, assez déconnecté de l’autre monde. Je me suis dit qu’il fallait que je fasse un film sur cet état d’esprit, que j’ai métaphoriquement appelé autisme. Je me suis alors intéressé à ce qu’était vraiment l’autisme. J’ai visité plusieurs instituts accueillant des enfants autistes et je suis tombé sur Jovana, cette jeune fille de treize ans pour qui j’ai eu tout de suite le coup de foudre. Parce quelle est tellement jolie, tellement tendre, et qu’en même temps elle est autiste.

Je suis allé la voir dans sa famille avec sa mère qui a sacrifié toute sa vie pour elle. J’ai commencé à m’intéresser vraiment à ce phénomène et trois mois après j’ai décidé de faire le film, qui est devenu plutôt une histoire intime qu’une métaphore sociale. Je sais beaucoup plus de choses sur l’autisme qu’avant (rires). Et c’est maintenant pour moi bien plus qu’une expérience cinématographique . Vous savez dans notre société un peu macho, tous ces enfants vivent un peu cachés. Les parents n’osent pas toujours les emmener dans la rue, les gens tournent la tête lorsqu’ils les voient, ce qui est affreux pour moi. Et je pense que lorsqu’il est sorti en Serbie, le film a pas mal aidé à changer le point de vue des gens sur les enfants malades, pas seulement les autistes, mais tous ceux qui ne sont pas dans une norme.

pn : Vous parvenez à montrer au centre la réalité de l’autisme dans la famille et l’institution en même temps que la réalité de la guerre, toujours en périphérie.

G.P : Oui, c’est vraiment ce que je voulais faire. On a tourné à vingt kilomètres de Belgrade dans une petite ville qui est un peu comme une petite Tchernobyl. Tout ce que l’on voit dans le film est vrai : le marché chinois, le camp de réfugié, l’institut où Jovana passe ses journées, tout est vrai. Je n’ai rien maquillé.

pn : Que dire du personnage de Lazare ?

G.P : Il essaie de se sortir lui-même de son propre autisme, des stigmates de la guerre et des dix ans qu’il a passés en prison. Il essaie de s’en sortir mais il n’y parvient pas. Et je pense que ma génération ne sortira pas de cet autisme. C’est la nouvelle génération qui s’en sortira.

pn : Il s’en sort grâce à l’amour, non ?

G.P : Oui, bien sûr l’amour est très important. Il y a beaucoup de tendresse dans le film mais je pense qu’on est tellement marqué par cette guerre et cette période-là...Ce n’est pas rien. Elle s’étale sur quinze ans, et toute une génération est perdue.

pn : Les dix ans de prison de Lazare correspondent métaphoriquement à cette période de la guerre ?

G.P : Oui, exactement. Ce qui me plait, c’est qu’il ne tue pas parce qu’il est dans la guerre au milieu de toutes les atrocités, mais qu’il tue son meilleur ami. Il y a ce côté absurde. Cette façon qu’à la guerre de mettre les individus dans un état d’esprit tel qu’ils deviennent complètement fous et sont capables du pire. La mort en Serbie arrive encore souvent de manière complètement absurde. Même aujourd’hui, on rencontre cette violence absurde, très souvent liée à des gens qui ont connu les horreurs de la guerre.

pn : A part la mère de Jovana, peut-on dire que tous les personnages du Songe sont autistes ?

G.P : Oui, je pense qu’on vit en Serbie dans un monde autiste. Au niveau métaphorique, c’est un monde qui vit pour être isolé de l’autre monde, un peu à part. Et l’autisme n’est pas une maladie, c’est un état. Il y a de cas plus graves que d’autres, mais tous les gens qui vivent dans leur propre monde sans vraie connexion avec le monde extérieur sont d’une certaine manière des autistes.

pn : Le personnage de Lazare est complexe et très ambigu au départ. Le spectateur est un peu comme la mère de Jovana et hésite à lui faire pleinement confiance. Ce jeu sur l’ambiguïté était important pour vous ?

G.P : Oui, complètement. J’aime bien l’idée que le spectateur rentre dans le film et qu’il se sente progressivement pris dedans. Je n’ai pas voulu faire un film à l’américaine où l’on montre tout de suite que tout est compréhensible, mais je voulais qu’on rentre dans cette atmosphère où l’on découvre le personnage de Lazare à travers la mère, comme ensuite on découvre le personnage de la fille à travers Lazare. On pense alors que son état est du à la prison, puis à la guerre, et puis en fait on se rend compte qu’il y a ce meurtre absurde. J’aime bien ce dévoilement par étape, cette dramaturgie d’un tiroir qui s’ouvre sur un autre, puis un autre.

pn : Quelle importance accordez-vous à la pièce de Shakespeare ? Etait-elle présente très tôt dans le scénario ?

G.P : Oui, elle faisait partie du scénario mais c’était aussi au programme de cet institut qui regroupe des enfants autistes, mongoliens et retardés. Pour eux le théâtre fait partie de leur thérapie. J’ai vu ce spectacle qu’ils ont fait. On a participé aux costumes, aux décors mais c’est vraiment la pièce, enfin, une toute petite partie de la pièce qu’ils ont réellement jouée. Et ils sont très gais lorsqu’ils sont ensemble en train de jouer. Même s’il est presque impossible pour les enfants autistes de jouer. Eux sont plutôt des figurants, comme des anges. Ils jouent là-bas, sur la scène, ils sont très libres d’ailleurs et on ne sait jamais comment ça va finir (rires).

pn : Y-a -t-il dans le Songe d’une nuit d’hiver un lien entre le personnage de Lazare et la figure historique du Lazare de l’histoire Serbe ?

G.P : Non, en réalité tous les personnages du film portent leur propres noms pour la raison toute simple que Jovana, l’enfant autiste, ne pouvait pas comprendre que Lazare puisse porter un nom différent en dehors du plateau que celui qu’il porte lorsqu’on tourne. Elle ne pouvait pas comprendre les choses autrement. C’est pour elle qu’on a fait cela. Le noms des personnages correspondent aux vrais noms des acteurs.

pn : Comment s’est passé le tournage avec Jovana ?

G.P : C’était bien sûr pas facile. J’ai d’abord passé trois mois et demi avec elle dans sa famille pour voir comment elle réagissait dans certaines situations. On ne pouvait pas simplement lui dire assieds-toi là bas, parce que si elle ne voulait pas le faire, bon. J’étais souvent obligé de prévoir ce qui allait se passer dans la scène. On a souvent tourné avec deux petites caméras et il a fallu composer entre sa spontanéité à elle et la précision que je voulais donner au film. Il y a quelques scènes que je n’ai pas intégrées au montage final parce qu’elle faisait quelque chose de complètement différent de ce qui était prévu. A l’inverse certains imprévus ont très fonctionné, comme dans la scène où elle coupe les cheveux de Lazare. Et lui après coup m’a dit qu’il avait eu cette hésitation, il s’est dit qu’elle allait peut-être elle lui couper tous ses cheveux (rires).

Mais le plus dur, c’est que je ne voulais pas que Lazar connaisse Jovana avant le tournage. La première scène de leur rencontre s’est donc faite devant la caméra. Après il y a eu une pause de quelques jours pour que Jovana et lui rentrent en contact. Parce qu’elle ne pouvait pas prétendre les choses, faire semblant. C’était ça le plus grand problème.

pn : Un acteur qui ne joue pas, en quelque sorte.

G.P : Exactement. Et l’actrice Bosniaque qui joue la mère est venue quatre cinq week-ends dans la famille de Jovana, don la vraie mère était bien sûr tout le temps présente sur le tournage. Sur le plateau, Jovana était toujours un peu isolée avec elle. L’équipe n’avait pas trop le droit de communiquer avec la fille. Il y avait seulement Jovana, Lazar, Jasna et moi. A la fin, Jovana connaissait un peu tout le monde mais au début surtout, la logistique était très serrée.

pn : Combien de temps le tournage a-t-il duré ?

G.P : Environ six semaines.

pn : C’est très court. Est-ce dû au financement ? L’autisme de Jovana a -t-il rendu plus compliquée la recherche de fonds ?

G.P : C’est la télévision serbe qui a apporté les fonds, et j’ai vraiment réduit le budget au minimum. L’équipe a d’ailleurs travaillé pour rien, en sachant bien les risques dès le départ. Je leur ai demandé ce qui si se passerait si on ne finissait pas le film. Et ils m’ont répondu qu’on le transformerait en documentaire sur un film impossible (rires). L’équipe réduite à douze ou quinze personne a donc pris ce risque en même temps que la production. Et les derniers jours de tournage, j’ai finalement trouvé l’argent pour finir le film et payer tout le monde, donc ça s’est vraiment bien terminé.

pn : Comment est venu ce rapport entre la phrase que répète Lazare, le dessin de Jovana, et la scène de la fin ?

G.P : C’est vraiment Jovana qui dessinait comme ça, toujours le même motif des arbres en fleur. J’ai ensuite rajouté le lien avec la neige et tout le reste pour avoir cette cohérence. C’est ce dessin qu’elle refaisait régulièrement qui m’a donné l’idée de finir comme cela, à la fin, dans son rêve. Et se dire que le film commence en hiver et finit au printemps avec les arbres fruitiers en fleur.

pn : Alors pourquoi cette fin tragique après tant d’espoir ?

G.P : Ecoutez, cette question revient souvent, mais le film allait dans ce sens. J’ai même essayé de l’ouvrir vers la fin mais cela n’allait pas. Ce film allait vraiment dans ce sens, et celui-là seul. Je savais que cela allait tuer le film devant le distributeur parce que les gens, lors des projections, demandent toujours où se trouve l’optimisme, l’espoir, etc. Mais dans la vie, est-ce que tout finit bien (rires) ? Où est l’espoir dans les tragédies grecques ? Ce film a une structure, une simplicité un peu comme une tragédie grecque. Les américains ont conditionné les gens d’une manière telle que bon, voilà. Les gens ont tellement de problèmes aujourd’hui qu’ils veulent aller au cinéma pour se détendre. Et même quand ils voient un drame, un film un peu tragique, ils veulent sortir du cinéma avec un sentiment positif.

pn : Il y a aussi des films très durs, comme L’enfant des Dardenne, qui s’ouvrent tout de même sur la fin.

G.P : Oui, complètement. Bon je n’ai pas encore vu L’enfant. Mais il y a ces films qui s’ouvrent sur un happy end à la fin, en effet. Pour ne pas se prostituer jusqu’au bout, on a inventé « la fin ouverte », disons (rires).

pn : Pouvez-vous nous parler des Optimistes, votre dernier film ?

G.P. : C’est ce que les anglais appèlent une black comédie, un mélange tragi-comique très noir. Je suis en réalité parti du Candide de Voltaire et c’est une histoire qui se passe aujourd’hui en Serbie, un film avec cinq histoires dans lesquelles Lazar Ristovski joue à chaque fois le rôle principal, mais de manière tout à fait différente. Il s’agit toujours en fait d’un faux optimisme, très présent chez nous. On n’a pas vraiment de raisons d’être optimiste, mais voilà, on l’est malgré tout.

pn : Après Songe d’une nuit d’hiver, vous étiez un peu obligé de faire un film optimiste, non ?

G.P : Absolument.. On peut difficilement faire un autre film aussi tragique que le Songe.

pn : Vous être très proche de Lazar Ritovski, qui apparaît dans vos trois derniers films ?

G.P : Oui bien sûr. Nous sommes amis depuis des années et nous avions déjà tourné plusieurs films ensemble. Maintenant, depuis Baril de poudre, c’est vrai que j’aime beaucoup travailler avec lui. C’est un grand acteur. En plus il ne me coûte pas cher (rires) parce qu’on s’arrange au niveau des honoraires en participation (rires). On a fondé une société de production ensemble. En fait, j’ai la mienne et il a la sienne, et nous essayons de nous entraider (rires).

pn : Comment peut-on sortir de cet autisme en Serbie ?

G.P : C’est incurable (rires). L’autisme est malheureusement incurable. Quant au niveau collectif, on va dépasser cette phase là, c’est sûr.

pn : Vous-êtres optimiste ?

G.P : Sur ce point là oui, bien sûr. Mais vous savez, ce qui s’est passé chez nous, c’est aujourd’hui que tout s’est terminé, Milosevic, la guerre, etc, que l’on voit les blessures. Elles sont beaucoup plus profondes que ce qu’on imaginait. Vous ne pouvez pas changer le monde en vingt-quatre heures ou en quelques années. Les blessures restent et il y a toujours comment dirais-je...Ca peut revenir, c’est cela qui fait peur. Vous savez, on parle toujours de Milosevic, qui est maintenant au tribunal international de La Haye, mais il n’était pas seul. Il était soutenu par une partie du peuple tombé dans ce nationalisme aveugle.

Même si aujourd’hui Milosevic est à La Haye, tous les leaders, les gens qui étaient à ses côtés et qui ont complètement pillé, ruiné le pays, sont libres. Ils reviennent maintenant sur la scène politique et sont même plus forts que les autres parce qu’ils ont les moyens. L’argent arrive de Chypre et d’autres paradis fiscaux et c’est avec cet argent qu’ils achètent le pouvoir. Toute une partie du peuple Serbe n’est pas encore sorti de cet aveuglement nationaliste. Il y a toujours des radicaux qui jouent sur la mauvaise santé économique du pays pour dire que rien n’a changé, etc. Lors des élections, ils obtiennent encore autour de 30 % des votes. C’est vraiment inquiétant.

pn : Un optimiste inquiet, donc ?

G.P : Complètement (rires).


Stéphane Mas