BIEN PROFOND | CINÉMA | DVDs | INTERVIEWS | Liens



Luc et Jean-Pierre Dardenne - Interview !
Du réel au vivant, en route vers la parole.





Doublement palmés, les frères Dardenne révèlent avec L’enfant toute la mesure de leur art. Cinéastes du réel et surtout de l’humain, leur regard sur la marge, le couple amoureux, l’adulescence et l’expulsion d’un monde naïf, s’affirme empreint d’un volontarisme revigorant. Susciter de l’espoir tout en gardant une implacable lucidité. Un cinéma préférant l’action aux discours, le réel à l’interprétation, et qui aborde la matière de la fiction, du réel et de ses personnages de front, sans détour.

De quelle manière L’enfant s’inscrit-il dans la continuité avec vos films précédents ?

Luc Dardenne : C’est un peu l’enfant du fils de Rosetta qui n’a pas tenu sa promesse (rires). Non, il y a le lieu de tournage, la région où tout a été filmé. Jérémie [Renier] bien sûr, qui jouait déjà dans La promesse. Et puis des petites choses, comme l’appartement où Bruno dépose l’enfant par exemple, qui est le même que celui d’Olivier [Gourmet] dans Le fils. La différence, c’est qu’il y a ici un rapport égalitaire entre deux personnages de même âge. Il n’y a pas d’intervention d’un adulte de 40 ans comme dans Le fils.

Cette absence des adultes est très marquée, puisque les seuls qu’on devine se tiennent dans l’ombre, cachés, ils ne s’exposent pas (comme les acheteurs, la mère de Bruno, les trafiquants), ou alors ils punissent comme les policiers, les gardiens.

L.D : On pensait qu’ici il n’y avait pas un adulte qui ait quelque chose à faire. Bruno et Sonia sont seuls, et quelque part, c’est aussi ça que dit le film, comment on peut s’en sortir, trouver sa route. Même pour Bruno, pour qui rien n’existe à part l’instant, le présent, et qui ne réfléchit pas. Jimmy demande un autre temps, quelque chose de particulier. Alors il s’en débarrasse comme d’un gêneur, voilà. Mais à la fin, peut-être commence-t-il à comprendre, lui aussi.

D’où est venue l’idée de L’enfant ?

J.P D : On avait déjà en nous depuis longtemps cette idée d’un père qui vendait son enfant . Et puis, sur le lieu de tournage du Fils, on voyait souvent une jeune fille avec un landau, qu’elle manipulait de manière très brusque, très sauvage. On est parti de là, de cette jeune fille et de son bébé, du fait qu’il n’y avait pas de père. On ne l’a jamais vu avec elle.

L’ancrage social à l’extrême marge, correspond-il à un besoin de combler un vide, une autre représentation de celle donnée par les médias ?

L.D : Disons, que ce qui nous intéresse, c’est de raconter l’histoire de ces personnages là. Des gens qui vivent en marge mais restent avant tout des êtres vivants. Le fait ensuite de montrer le ressenti de ces personnages évacue le jugement. Mais c’est leur histoire à eux. Ils ne sont pas porte-paroles d’autre chose. En ce qui concerne le social, le tournage a eu lieu près de Seraing, d’où nous venons. Une région où le chômage des jeunes est très important, autour de 23% dans ce coin de Belgique. Et où malgré le déclin des industries lourdes dans des années 70-80, on a continué à former des métiers pour lesquels il n’y avait plus de débouchés. Beaucoup de gens sont restés sur le carreau.

Au delà de l’éclairage magnifique, il y a dans L’enfant tout un travail sur la couleur. Une manière de faire contraster le gris du décor industriel avec la bichromie du rouge et du vert. Comme si Bruno et Sonia brillaient d’une sorte de feu vif. Quelle a été votre démarche à ce niveau ?

L.D. : (rires) Alors on n’y a pas du tout, du tout, pensé, en tout de cas de manière voulue. Mais c’est vrai qu’on passe beaucoup de temps à habiller les comédiens, avec la costumière. C’est une manière importante, je pense pour les acteurs et pour nous, d’approcher Sonia et Bruno. Pour eux comme pour nous, et c’est pour cela qu’on le fait ensemble. Même s’ils portent des t-shirts, on était soucieux de savoir l’aspect qu’on voulait leur donner. Pour Sonia, par exemple, on a vraiment pensé qu’elle était mieux comme ça. Il y a des couleurs qui la tuaient et cette couleur [le rouge, nldr] la rendait, plus femme, plus belle, voilà.

Même lorsque Bruno monte son coup du vol au scooter avec Steve, et qu’il change de t-shirt, délaissant le vert pour le rouge ? On a vraiment l’impression que Bruno reprend la couleur jusque là portée par Sonia, laquelle disparaît alors physiquement du cadre, et que ce rouge envahit l’écran, avec la montée de l’urgence et de la transgression.

L.D : Ah oui ? (rires) mais c’est vrai. Il y a des choses qui sont inconscientes chez nous et vous les remarquez, bon c’est bien. Et peut-être y-a-t-il quelque chose à dire là dessus que nous sommes incapables de dire parce que nous ne l’avons pas fait volontairement, mais c’est vrai que les sièges rouges, on les a effectivement choisis. Cela dit, au moment de les choisir, on ne savait pas que les personnages allaient être habillés en rouge (rires).

Au niveau visuel et formel, vous êtes assez fidèles à vos films précédents, non ?

L.D : Oui. Disons que chaque film, chaque histoire engendre et pénètre ses propres choix esthétiques, sa propre forme. Et on s’est aperçu, ce qui peut sembler normal aujourd’hui que par exemple dans Le fils il n’y avait pas de couleurs. Les choses se sont faites petit à petit, on ne s’est jamais dit, quand on a commencé à travailler avec le décorateur, avec la costumière, voilà on ne voudra pas de couleurs, non. Mais au bout du compte, quand on a commencé à tourner, quand on a vu les premiers rushs, on s’est aperçu que la couleur n’existait pas, qu’il n’y avait pas de couleurs franches. Sauf pour l’ex-femme d’Olivier [Gourmet], où là il y avait chez nous une volonté de faire quelque chose de plus bariolé.

Niet pour les couleurs donc. En revanche, pourriez-vous parler de la place du fleuve dans L’enfant. Vous hurlez toujours lorsqu’on vous parle d’initiation avec cette immersion dans l’eau ?

L.D : (rires) Mais oui, même si on peut dire ça, d’accord (rires). On peut dire que Bruno va changer à partir du moment où il est tombé dans l’eau et qu’il a ramené ce garçon, mais nous, ce qui nous intéressait surtout, c’était de trouver une situation qui lui permette de sauver le garçon. C’est un geste qui sort de lui, il ne l’a pas prémédité. Il ne se comporte pas de manière héroïque. Il fait ça naturellement. Et là sans doute qu’au moment où il soigne le garçon oui, quelque chose se passe. Dont il n’a pas conscience. Son trajet doit être invisible, son trajet moral. Il ne faut pas qu’on le filme et qu’on dise, voilà, il va changer ici. C’est peut-être seulement à la fin quand il voit Sonia qu’il comprend.

JP. D : En réalité on est parti d’un fait divers. Dans la région, un garçon qui avait volé était poursuivi et, dans sa fuite, il s’était accroché comme cela, à de l’herbe au bord du fleuve. Il transpirait, il était accroché et ccrrrrc. Il est tombé, et avec le froid de l’eau, il est mort. On a dit aussi que des gens lui avaient jeté des pierres. On ne sait pas la vérité, on ne la connaît pas. Mais on s’est dit tiens, ce serait bien de trouver une scène où, bon et puis alors c’est venu, l’idée qu’un enfant de sa bande tombe à l’eau, et qu’il aille le chercher.

Parce qu’on niveau du mouvement du personnage, on a le sentiment d’une progression vers le dénuement, d’un passage du cabriolet au scooter, puis à la marche et enfin à pied, en courrant, avant de finir sous l’eau. Comme s’il fallait vraiment qu’il touche le fond pour prendre conscience, et que l’humain reprenne le dessus.

L.D : Oui (rires) Ah oui, comme ça une descente ? (rires). D’accord, si vous voulez. Mais vous voyez, on ne l’exprime pas comme ça. Simplement, le scooter était le moyen du vol. Dans la poursuite, il était logique qu’il revienne vers le fleuve, puisque c’est son territoire. Il pensait donc pouvoir s’y débrouiller, et puis, à un moment donné, il se cache sous l’eau simplement parce qu’il n’a plus d’autre possibilité. Ce n’était pas aussi précis que ça dans l’écriture, il y avait d’autres structures métalliques.

Le scénario a beaucoup évolué sur le tournage ?

J.P D : Sur le tournage, non. L’eau était d’ailleurs là, dans la version écrite. Mais on a beaucoup changé le scénario des mois et des mois avant le tournage, en discutant. L’écriture a duré près d’un an, un an et demi, vous savez. Il y a tout de même eu dix, onze versions du scénarios.

Combien de temps le tournage a-t-il duré ?

L.D : Douze semaines. C’était le plus long qu’on ait fait. On tourne toujours dans la continuité, en commençant par le premier plan de la première scène jusqu’au dernier plan de la dernière scène. Il nous fallait ce temps-là. On tournait de neuf et quart du matin à quatre heures de l’après-midi. Et puis les journées son courtes en hiver...(rires)

J.P D : Et on voulait que sur la pellicule on ait, bon c’est un grand mot, mais allez, le sentiment de choses vivantes, vous voyez ? Et qu’on devait laisser un peu vivre les personnages, et pour ça il nous fallait un peu de temps. Et en même temps on se disait que cela nous permettrait de retourner des scènes si ce qu’on avait fait n’était pas satisfaisant, voilà. Les comédiens ont eu beaucoup de place, ils avaient comme ça plus de liberté.

Vous parvenez de manière très belle à filmer l’état amoureux. Quel est le rapport de vos personnages à la parole, par rapport à vos autres films ?

L.D : Ils ne parlent pas plus. (Rires) Non, on est dans la matière, on est dans les corps, et puis si des paroles doivent sortir à un moment donné, ce sont souvent des paroles nécessaires, prosaïques qui sont là pour dire une chose, pour demander un objet, le donner, pour accompagner. Ce ne sont pas des paroles qui sont des réflexions sur la situation qu’ils vivent. Les personnages sont dans la situation, comme notre caméra. On est entre eux, dans eux, jamais au-dessus. Les personnages n’arrivent pas à se dire : « Qu’est-ce que je fais, où est-ce que je suis, je devrais faire ça, tu devrais ... » Ce n’est pas parce que Sonia dirait à Bruno « Mais en fin qu’est-ce qui te prend, pourquoi tu fais ça ? ». Non, lui, il est dedans, « On en fera un autre », voilà ce qu’il répond. Il ne peut pas entrer dans une argumentation qui l’aiderait à sortir de ce qu’il a fait. Il faut qu’il y arrive, qu’il expérimente quelque chose.

Vous n’avez jamais encore ressenti le besoin d’un personnage qui apporte une parole ?

L. D : Pas encore. (Rires) Mais ça va venir. Bientôt, peut-être.


Stéphane Mas