BIEN PROFOND | CINÉMA | DVDs | INTERVIEWS | Liens



Vento di terra - Vincenzo Marra
Antipopulisme et moralité du pauvre.





Le néoréalisme et la tragédie grecque n?ont pas tout à fait passé l?arme à gauche. A revers d?une Italie volubile et frimeuse, Vincenzo Marra filme sans rire l?existence. Soit le portrait d?une famille de quatre ouvriers de la vie, entre les tours de Naples, qui un à un semblent voués à disparaître dans leur acharnement à être vertueux. Un film sobre et sans fard, hommage au peuple du bas, fable cruelle et politique d?aujourd?hui.

Cela commence par des pyramides fades de béton sous un fond de musique arabisante. Une mère et sa fille à la couture, un père au carrelage et son fils en ferronnerie. Une entrée en matière pas franchement pop.

De cette vie calée sur l?horizontale, des allers retours du fils entre l?atelier et l?appartement familial, Vincenzo Marra filme des visages marqués par l?épuisement, où l?on ne parle pas beaucoup, mais le regard bien en face. Ce qui domine chez chacun, la volonté de préserver, de faire avec, de tenir le front haut, même si la tête, invariablement, finit toujours par pencher vers le sol. Unis, soudés, mais autour de murs vides, de repas silencieux.

La mère est un roc, le bas du visage plié par l?épreuve, portant ses rides non pas au front mais sur ses lèvres, à force de ne rien dire. Une nuit, un événement la force à hurler. Le père meurt les yeux ouverts, raide et droit dans son lit comme on l?imagine avoir été toute sa vie durant. La fille part, le fils reste. Lequel des deux s?en sortira indemne ?

La névrose du pauvre.

Faut-il qualifier ce film de néoréaliste, de marxiste, de moral ? Si le religieux n?apparaît pas, sinon sur quelques images plantées aux coins des cadres, la culpabilité en revanche transpire de partout. Un jour que l?argent manque, Enzo se résoud à participer à un vol. L?expiation coûtera cher. Bouleversé par son acte, il s?engage dans l?armée. Il y découvre la vie brute, la négation de l?individu, les corps réglés sur un quotidien absurde - marcher en cercle à l?intérieur d?un carré, monter et descendre sans fin un escalier - pour une version cynique et toute militaire de Sysiphe.

Ce mouvement d?allers retours continu, sans perspective d?ouverture, caractérise le film de bout en bout ; chaque pas en avant (vers la vie, l?indépendance, la joie) semblant irrémédiablement balayé par un mouvement arrière de force égale. D?où cette sensation d?impasse, d?enfermement que la répétition et le rythme du film rapprochent du tragique.

Un film de clôture, où même si l?on menace de se jeter par la fenêtre, on finit toujours par rentrer, retrouver l?intérieur. On se ressere, on se contient, on se protège, et l?absurde déborde de tous côtés. Enzo s?engage dans l?armée pour honorer sa filiation et mener comme son père une vie droite ; il gagne en retour l?humiliation quotidienne. Alors que la loi conférait à sa mère un délai de deux ans pour déménager, on l?expulse de force de son logement. Au lieu d?aider sa sœur partie trouver une place de monteuse sur la chaîne de Fiat, l?oncle qui l?hébergeait la harcèle sexuellement.

Le pauvre en victime - Martyre de l?homme-enfant.

On se dit d?abord que le piège du film tient peut-être à la manière systématique qu?il a de charger la mule sans une once de lumière. Une manière de montrer la vie dure, de près et de front, qui rappelle, outre l?héritage italien, le Rosetta des Dardenne.

A la différence des belges pourtant, Vincenzo Marra fige avec un certain fatalisme la figure du pauvre en victime. Un parti-pris réaliste à double tranchant. Enzo mène toujours son combat du côté du droit, celui-là même qui concourt à sa perte, et ne refuse rien, menant davantage la lutte d?un martyre que celle d?un révolté.

Avec ses personnages vertueux jusqu?à l?archétype emportés par leur destin, Vincenzo Marra rapproche donc son récit de la tragédie grecque. Une réussite majeure pour un film qui parle d?aujourd?hui : Enzo, quand bien même militaire et soutien de famille, n?est au fond qu?un enfant, dominé par la peur, le silence, la culpabilité.

Un héros bien inoffensif, qui lorsqu?il hurle sa douleur, ne fait que frapper du poing, en pleurs, à la porte de son oncle. Dans une très belle scène du film, on le voit assis seul sur un banc public, regardant d?un œil fixe, avant de s?éloigner, un enfant qui apprend à marcher entre les jambes de son père. Comme si la caméra s?accordait au regard naïf d?un héros très soft male qui voudrait être père tout en restant l?enfant.

Travail, famille, patrie. Qui parle de martyre ?

Consciencieux, le visage droit au sacrifice, Enzo accepte de rejoindre la KFOR au Kosovo. Vincenzo Marra a l?intelligence de ne pas montrer de balles, de cris ni de sang, tout juste en prolepse quelques vieux et leurs femmes à la suite d?un cercueil, des soldats portant masques à gaz et détecteurs. Lorsqu?il rentre sain et sauf de sa mission, Enzo semble enfin prêt pour la vie : il rencontre Roberta.

Croiriez-vous au happy end comme allègement de la charge ? Ce serait nier la lame de fond noire traversant tout le film. L?ironie bien en pointe, c?est donc quand il rencontre l?amour qu?Enzo se découvre une douleur incurable au cœur.

Un fils qui joue le rôle de père pour sa mère ; un soldat qui s?engage et meurt, mais de mort lente, l?uranium figurant cette violence invisible et indistincte d?un ordre des choses qui ne va pas. Si l?on croise parfois l?émotion du mélo, c?est davantage la sécheresse, la droiture d?un Bresson qui travaillent près du corps Vento di Terra.

Violences de société, société de violence.

Le traitement des évènements dramatiques par le biais du minimalisme est d?ailleurs une des grandes forces du film. Qu?il s?agisse de la mort du père, du vol ou de la guerre, l?événement en soi importe toujours moins que ces conséquences. Par sa mise en scène et ses thématiques principales - innocence du héros face à la corruption du monde, destin de l?individu face à la famille et la cité - le film pourrait donc ne paraître qu?antique, les pieds collés au néoréalisme. Or il est avant tout contemporain et politique, sans appel par sa mise en touche de tous les populismes actuels.

Vento di Terra percute donc plusieurs fronts. Celui d?abord d?un certain cinéma italien, fade et paresseux, dont la production s?étiole d?année en année, mais surtout ceux qui voudraient nous faire croire à une société malade d?une jeunesse corrompue qui refuse le travail : tous les personnages de Vento di Terra, au contraire, ne cherchent qu?à se joindre à cette danse moribonde du travail-famille-patrie. Ironie bien acide, le retour est sévère. Avec la mort du père inaugurant le portrait des Pacilli, Vincenzo Marra filme les conséquences de l?effondrement du patriarcat : une cellule familiale dévastée que des fils-enfants privés de boussole ont du mal à gérer.

La violence endogène à nos sociétés provient-elle d?une violence intrinsèque à l?individu ? Réponse négative en pied de nez du cinéaste italien : c?est bien la perversion de ses valeurs et son non-respect du droit qui rendent notre société elle-même violente envers ses membres. Questionnant la moralité aujourd?hui, Vincenzo Marra signe un film en hommage aux vies pauvres, sobres et dignes, en même temps qu?une claque aux élites, tout du moins un rappel, un post-it, une pointe au beau milieu de la toile.


Stéphane Mas