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Le malentendu colonial - Jean-Marie Teno
Noir comme le souvenir





Afrique, comment ça va avec la douleur ? Combien faudra-t-il de témoignages, fictionnels, ou, ici, documentaires pour dénouer le tabou d?un continent pillé, humilié, évidé de son identité originelle avant que les pays occidentaux ne se chargent de reconnaître leurs lourdes responsabilités dans les exactions commises au nom d?une colonisation qui porte en soi une violence inouïe dont les Africains vivent encore les méfaits au quotidien ? Tout au long d?un propos implacable, archives à l?appui, Jean-Marie Teno tisse les liens existant entre la misère sans fin de l?Afrique et la charité chrétienne que les Européens entretiennent vis à vis d?elle depuis bientôt deux siècles. Comme si la mémoire collective ne devait retenir de la tragédie coloniale en Afrique que la propagande européenne qui présente la colonisation comme une mission civilisatrice.

Namibie années zéro : les portes du paradis

Dans le documentaire de Jean-Marie Teno, déjà diffusé sur Arte dans une version plus longue et intitulé à l?époque Allez dans le monde entier, tout part de la bonne ville de Wupperthal en Rhénanie, où les métros avancent perchés au dessus du sol. Est-ce un atavisme hérité des premiers missionnaires allemands partis évangéliser les populations d?Afrique du Sud-Ouest, et notamment celles de la Namibie, au milieu du XIXe siècle qui conduit les habitants de Wupperthal à se déplacer aujourd?hui suspendus au dessus du vide ? Plutôt que de vide, il faudrait plus sûrement parler de gouffre abyssal lorsqu?on évoque l?absence, pendant de très longues années, de tout discours autocritique de la part de l?Allemagne, et plus généralement de l?Europe, au sujet des exactions commises en vertu de « l?oeuvre civilisatrice coloniale » perpétrée au XIXe siècle.

Tout part donc de la volonté du documentariste de tisser des liens entre l?action de la première mission évangélique partie de Wupperthal et le projet colonial lancé par l?Allemagne de Bismarck. Pour cela, Teno interroge les archives rhénanes, et par le biais du témoignage du responsable des lieux, débute une enquête à charge mais nuancée, car l?histoire se veut plurielle. Elle révèle tout d?abord que ces premiers missionnaires partaient évidemment colporter la lumière du message évangélique à des populations confinées dans l?obscurantisme de rites tribaux impurs, l?idée d?une supériorité de la civilisation européenne étant alors plus que répandue en Europe. Et si la bonne foi teintée d?humanisme de ces missionnaires portant la bonne parole pouvait être réelle, elle ne sera en fait qu?un prétexte aux visées beaucoup plus pragmatiques de pays européens en quête d?expansion économique.

Un évangélisme atypique et bafoué : le précédent Merrick Cependant, les investigations du réalisateur mettent en avant l?activité d?une première mission avant l?arrivée des Allemands en Namibie. Alfred Merrick revient de loin. Il fut déporté en Jamaïque lorsque les traites négrières, autre traumatisme civilisationnel, selon Teno, non purgé par le peuple africain, battent leur plein. Affranchi et converti au christianisme, il passe par la case anglaise afin d?obtenir un soutien logistique à l?installation d?une mission évangélique en Afrique noire. On lui accordera entre autre l?aide d?un mécanicien, Alfred Saker. Etabli au Cameroun, il fonde sa mission, mais son approche est radicalement différente de celles que connaîtront plus tard ces pays d?Afrique noire. Pour lui, évangélisation n?est pas synonyme d?asservissement. Bien au contraire, dans un désir d?émancipation des peuples avec qui il vit et travaille chaque jour, le pasteur vise tout simplement à les rendre autonomes, dans une démarche inclusive et intégrative. Faisant se succéder les témoignages d?universitaires africains où allemands, Teno nous fait entrevoir, à travers l?œuvre de Merrick, la possibilité d?une évangélisation synonyme d?affranchissement et de libération. Mais le choléra rattrape le prêcheur, et pour prendre sa suite, les autorités anglaises nomment en toute connaissance de cause l?heureux mécanicien, Alfred Sacker, en aucun formé pour la mission qu?on lui octroie, dont l?action préfigure l?évolution des missions évangéliques.

De l?escalade à l?inéluctable, comment se construit un génocide

Tissant le fil d?un examen approfondi de ce qui se joue à cet instant dans cette partie du continent africain, le réalisateur recontextualise son propos pour analyser un basculement qui plongera ses compatriotes dans l?exploitation et l?humiliation la plus traumatique de l?histoire moderne africaine. Allemagne, 1885. La conférence de Berlin accueille les chefs d?Etat des principales puissances colonisatrices européennes. Elles se réunissent pour opérer un découpage méthodique du continent africain, dont les ressources en termes de main-d?œuvre et de richesses économiques ont aiguisé les appétits. L?Allemagne d?un Bismarck peu encline aux conflits de voisinage et dépourvue de comptoirs, décide de prendre sa part du gâteau afin de pouvoir négocier à armes égales. Le vrai visage de la colonisation prend forme. Les missions évangéliques doivent préparer le terrain aux colons et à l?armée, pour que les intérêts économiques puissent jouer à plein. Elles prônent désormais une conformation au modèle occidental. On aide les gens, sans leur permettre de devenir autonomes : la mission s?intègre dans le colonialisme d?Etat. Là est pour Teno la source du malentendu colonial : cette alliance entre la volonté missionnaire et le fusil du colon, entre l?éthique chrétienne et les intérêts marchands.

Cette intensification de la main mise européenne va culminer jusqu?à l?affrontement avec un peuple en rébellion : les Hereros. Armes en main, ils seront la cible privilégiée des soldats allemands qui ont pour ordre d?exterminer indifféremment hommes, femmes et enfants. L?alternative consiste à les isoler dans le désert, où Sacker lui-même les conduira, croyant à une solution négociée une fois les armes posées. Il sera un fossoyeur. De 1904 à 1907, les Hereros sont maintenus dans des camps de concentration (à l?occasion, l?expression apparaît pour la première fois dans un document allemand), dans lesquels ils meurent de faim et de soif. Avec l?aide de médecins allemands oeuvrant dans ces camps à la manière d?un Mengele, c?est le premier génocide commis contre un peuple africain qui est perpétré. Estimé à 70 000 en 1904, la population Herero qui en réchappe tombe à 17 000 à la fin du conflit. Bismarck peut revendiquer les territoires conquis, le partage peut commencer.

Reconnaissance de dettes contre chèques en blanc : une dialectique en forme d?impasse

Si la présence allemande en Namibie prend fin après la guerre de 14-18, la puissance vaincue perdant alors toutes ses colonies, les traces de cette occupation sont encore omniprésentes dans le pays. Pas une ville sans sa Bismarck Strasse, de nombreuses indications en allemand perdurent, les demeures les plus cossues appartiennent à des familles d?anciens colons toisant la misère quotidienne dans laquelle se débat la population. Dans l?avion pour Wupperthal, des journaux uniquement en allemand ou en afrikaners. Et le cinéaste de s?interroger, et non de dénoncer, sur l?impossibilité d?entreprendre un travail de mémoire et de deuil nécessaire et salutaire pour que les africains retrouvent leur âme, leur culture, leur identité, phagocytée par un système social et économique qui n?est pas le leur. Cet état de fait contraint les gouvernements à rester dépendants de l?aide humanitaire dispensée par l?Europe dans un mouvement de charité chrétienne porteuse de bonne conscience. Un pansement sur une jambe gangrenée.

Qu?en est-il du devoir de mémoire, lorsque les Européens se complaisent dans des commémorations stériles, et jusque dans les manuels scolaires, à célébrer la fin de la période coloniale, où celle de la traite négrière, alors que sont tues les exactions commises pendant ces périodes ? Comment lutter contre le racisme en Europe autrement que par des discours volontaristes qui ne sont vœux pieux et laissent la plupart des citoyens indifférents ou exsangues ? C?est justement en démontant et en mettant en lumière les mécanismes, la logique, la préméditation d?un système sociétal occidental qui a visé, et vise encore à l?exploitation de « peuples inférieurs » sous couvert de « missions civilisatrices » que la route de la reconstruction identitaire et culturelle pourra réellement émerger. L?aide humanitaire ou l?annulation de la dette ne sont que de fausses réponses. C?est d?une reconnaissance symbolique, d?une réparation morale pour les préjudices subis dont l?Afrique à besoin dans l?immense travail de deuil qu?il lui reste à accomplir. Jamais véhément ou polémique, le documentaire de Jean-Marie Teno se veut plus volontiers didactique et interrogateur.

Moins préoccupé par les attraits esthétiques du « Cauchemar de Darwin » de Sauper et pourtant navigant dans les mêmes eaux troubles, sa préoccupation première vise à apporter un éclairage tout emprunt de modestie et de rationalité. Il n?en est que plus efficace et tend à démontrer qu?il n?y a pas de fatalité africaine, mais bel et bien des causes effectives à une tragédie humaine dont les responsables se murent dans un silence assourdissant. Depuis quelques années, dans les bidonvilles de Wupperthal, Namibie, une église évangélique reprenant les préceptes de Merrick a vu le jour. L?Allemagne a officiellement reconnu sa responsabilité dans le génocide du peuple Herero, à la suite de laquelle elle a commandité ce documentaire.


Guillaume Bozonnet