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Grabuge ! - Jean-Pierre Mocky
Enquête à l’arrachée





Toujours attendu avec impatience, un film de Mocky c’est un peu comme un vieil ami qu’on craint parfois pour son côté vachard, sans gêne et percutant. Livrant un polar impeccablement ficelé, le cinéaste balance une charge héroïque et désopilante contre les magouilles ambiantes et la corruption généralisée, dresse au passage un portrait généreux des quartiers populaires de Paris et démontre la possibilité d’un cinéma populaire de qualité. Unique, vital et réjouissant.

Embrouille à la préfecture

Disons-le tout net : Mocky revient sur le devant de la scène et les grands de ce monde peuvent trembler au coin l’âtre. Adapté d’un roman de Mesclede, ce nouvel opus nous révèle un cinéaste en grande forme, qui repart en croisade avec sous le bras quelques uns de ses thèmes préférés, pourriture et corruption chez les puissants, noirceur d’un monde où tout semble joué d’avance, lutte pour la survie des « petites gens » qui n’oublient pas de prendre leur part du magot au passage. Ce qui frappe dès les premières minutes du film, c’est le sens du rythme que Mocky imprime à son histoire. Quelques plans lui suffisent pour planter le décor. Un chantier, des travailleurs immigrés illégaux en quête de cartes de séjour, un minet, Renato, tout droit sorti de « La fièvre du samedi soir » au volant d’un cabriolet rutilant et insultant pour les travailleurs plantés dans ce no man’s land.

Si la nuance n’est pas la préoccupation première du cinéaste, la trame du scénario a le mérite de nous plonger instantanément au cœur de l’action. Une action qui mène tout droit au lieu où se délivre les précieux sésames : la préfecture de police, service des étrangers. C’est justement là qu’est employé Maurice/Charles Berling, qui, dans un cagibi en guise de bureau, reçoit et délivre, où pas, les chers documents.

Et si le beau gosse du cinéma français prend sa journée avec une heure de retard, comme le lui rappelle sèchement sa secrétaire guindée, il ne refuse pas d’encaisser un bakchich de circonstance, pour lâcher une carte à un Hongrois ayant bien pointé les faiblesses du système : celles des fonctionnaires qui s’autorisent ces petits extras pour un quotidien un peu moins raide. Car ces pratiques se déroulent avec le consentement tacite de la hiérarchie.

Mais très vite, Berling s’avère être l’arbre qui cache la forêt. La difficulté d’obtenir une carte de séjour est telle que l’idée de monter un trafic clandestin juteux est tentante. Et en effet, c’est même le passe-temps favori de Renato, qui joue le rôle de l’intermédiaire peu scrupuleux et flambeur, assisté d’un amoureux fou. Mais, fatalement, au jeu du qui perd gagne, les dégâts collatéraux ne tardent pas à obscurcir la pellicule dans un jeu de dominos dans lequel on se demande qui finira tiendra encore sur ses deux jambes au final. Peut-être bien le plus claudiquant de la faune humaine que Mocky prend un plaisir à croquer dans un Paris populaire retrouvé. Le commissaire Lancret, Michel Serrault en vieux briscard perspicace et fouineur boîte bien bas et s’immisce en graine de couscous dans la mécanique d’un trafic bien huilé jusqu’alors.

Polar pour deux acteurs en goguette : le show et le froid

Dans le bar espagnol où Berling assouvit sa passion de la musique sud-américaine, Les Trottoirs, un couple de danseurs tient en sa possession un petit paquet qui va mettre le feu aux poudres, et faire couler pas mal de sang. Car tout à coup la mécanique s’emballe, les intérêts divergent et les cadavres s’empilent au fil d’un scénario retord à souhait et impeccablement tenu. Mais s’il est réjouissant de voir à quel point Mocky est toujours capable d’imposer rythme, concision et rebondissements à un film, la vraie partie de plaisir se joue entre les lignes d’un scénario cousu main pour l’animal. La réussite tient d’abord au fait d’utiliser les deux têtes d’affiche à contre emploi, sans qu’on ait jamais l’impression qu’ils jouent sur un registre qui n’est pas le leur. Berling en petit fonctionnaire hésitant se voit incarner le rôle d’un célibataire chronique, prenant veste sur veste tant le charme qu’il ne dégage pas le force à dire qu’il n’est finalement « le type de personne ». On croit rêver tant il est abonné aux rôles de séducteur dans le paysage du cinéma français.

Et c’est d’un rire franc et massif qu’on accompagne ses déboires amoureux au fil d’une enquête où il s’improvise indicateur et commissaire adjoint. Ce personnage de loser gris pâle est croqué avec toute l’humanité des petites faiblesses d’un tout un chacun que Mocky s’attache à ne jamais juger ou condamner. Y compris lorsqu’il s’agit de mettre de côté une partie de l’argent sale pour s’exiler à Buenos Aires et enfin échapper au quotidien d’une vie parisienne sclérosée et sans issue affective et professionnelle. Il faut voir sa pupille se dilater, son œil briller, lorsque Maurice/Berling contemple le ballet tragique des danseurs de tangos au Trottoirs, et encore entamer une danse fiévreuse en solo dans son appartement bohème où même son amie/amante attitrée repousse désormais ses avances. Trop sentimental, trop sensible, trop innocent dans ce microcosme sociétal où la cupidité, l’égoïsme et la loi du talion règne désormais en despote. La vraie vie est ailleurs. Phantasmée mais inaccessible, tant les rituels du quotidien citadin ankylosent le passage au grand angle, le désir et la décision de s’ y soumettre.

Et que dire du sort réservé à Michel Serrault en commissaire quasi impotent, remettant au goût du jour l’image du flic roublard, obstiné et sarcastique lorsqu’il s’agit de faire aboutir l’enquête, quitte à ce que les grosses têtes éclatent. Le personnage s’enrichit d’une vie privée cocasse. A la maison, les calibres restent bien rangés car Aicha, entre en scène. Evidemment le couscous est de la partie, et le port de la djellaba laisse apparaître un Serrault volubile, bonne pâte, un rien cabotin, et consentant à toutes les coquetteries de sa femme.

Toute sauf une. Le vieillard accuse une libido défaillante, et n’hésite pas à solliciter Berling le frustré pour résoudre le problème dans une scène de confessions intimes aussi attentive (plans serrés à l’appui pour mieux laisser cours à la mine incrédule de Berling) qu’hilarante. L’occasion pour le cinéaste de faire jouer à plein la palette schizophrène du maître étalon du cinéma français. Sur le registre, on a donc droit entre autres à Serrault fait le marché pendant que madame se fait faire des mèches, Serrault choisi le thé chez l’épicier arabe, Serrault rebooste son appétence sous les mains d’une masseuse asiatique à peine majeure...Le grand jeu comme autant d’appels d’airs dans une enquête qui sent la charogne.

Quartiers oubliés : une faune réhabilitée.

Non content de nous offrir en pâture la prestation de haut vol des deux personnages principaux du film, Mocky nous livre aussi et avant tout une plongée dans un Paris populaire tel qu’on ne le voit plus sur les écrans, à mille lieues du portrait ripoliné et confit dont s’est rendu coupable l’auteur d’Amélie Poulain, enferrant la ville dans une nostalgie stérile et nauséabonde. Pas d’effet esthétisants à outrance, charmeurs et putassiers à nous faire avaler la pilule de la rengaine trop entendue chez Guédiguian « prolos, mais dans la plus belle ville du monde, ça aide ».

Mocky filme ce quotidien en direct, un direct truffé d’approximations techniques, une réplique qui tombe trop tôt, un plan flou, un Serrault qui brode (cherche ?) son texte. Un choix de cinéma qui colle au sujet traité, et qui chez d’autres ressemblent à des tics underground amateurs pensés et travaillés. On oscille ainsi volontiers entre un téléfilm de France 3 pour ce qui est du traitement de l’image, des notes quasi-bressonniennes dans la sobriété de la mise en scène, la cadence à laquelle les actions s’enchaînent (pas un moment creux où l’on se demande où va film) et l’économie de moyens mis en œuvre.

C’est ici un tour des quartiers bigarrés et populaires de la capitale dont nous régale le cinéaste. Une véritable mosaïque de lieus à la fois typiques et dégageant un sentiment de vie et d’humanité qui tranche avec les préoccupations bassement matérielles de la majorité des bons Français qui sillonnent ce film.

Le discours n’est pas nouveau, d’un côté on thésaurise, de l’autre on profite, on (se) donne, mais cette réalité est croquée avec tant de justesse (le vécu est là, transpire à chaque rencontre), de bonhomie, de réalisme altruiste, qu’on ne peut que souscrire à cette vision engagée d’une société multiraciale. Cependant, le cinéaste n’est pas dupe et pointe le communautarisme effectif de ces arrondissements, les arabes, les roms, les espagnols, les « tantes », à chacun ses lieus, ses musiques, ses rituels, en n’oubliant pas le 4ème degré lorsqu’il s’agit d’une scène en boîte gay, ringarde à souhait, ambiance années 1980 pour les pas de danse, pluôt 1950 pour la musique. Et pour ne pas déroger à son image pas vraiment politiquement correcte, Mocky fait même endosser au commissaire des propos à faire hurler SOS racisme.

Ainsi, tous les personnages secondaires, qui défilent devant l’objectif, et recrutés en partie au coin de la rue, se distinguent par une gueule qui en dit long sur un passé chargé. Des portraits tout droit sortis de la caravane « Freaks », qui mettent implacablement en prise avec un quotidien occulté des écrans en particulier, et des médias en général, sauf quand il s’agit de sortir un fait divers crapuleux discréditant encore un peu plus ces « moins que zéros ». Ces yeux globuleux, ces bonnes femmes en chair, ces visages marqués au fer rouge de la vie, conserve un instinct d’animalité, de sauvagerie, et s’avancent comme les lointains cousins des alcooliques naufragés de Sharunas Bartas où encore des anges déchus du cinéma français des années 1950. Ainsi Micheline Presle qui incarne un ancien modèle devenu call girl après guerre, reconverti dans... la quincaillerie.

Film politique par la volonté de son auteur à vouloir faire exister ceux que l’on veut effacer de la société, déloger de ces quartiers à rénover pour y reloger des classes moyennes supérieures en doublant les loyers, Mocky se fait le témoin du liant qui résiste à la machine à exclure. Dans ce portrait à charge, on pourra lui reprocher d’enfoncer les portes ouvertes et de friser la caricature, les ouvriers immigrés victimes et les bourgeois triomphants lisant le Figaro, affamés d’hôtels particuliers à rénover ; la réalité de procès en cours, de fusibles condamnés, et de responsables acquittés lui donnent raison.

Au final, un polar implacable agrémenté de touches de comédie sociale aiguisées dans la plus pure tradition d’un cinéaste pour qui le drame quotidien consiste à se faire constamment abuser par les cols blancs et les putes en tailleur du 7ème.


Guillaume Bozonnet