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Nobody knows - Hirokazu Kore-Eda
Le Japon, pays de l’enfant roi ?





Le cinéaste japonais Kore-Eda se rappelle au bon souvenir de son pays en réactualisant un fait divers étrange et douloureux survenu il y a 6 ans en plein Tokyo. Un film qui fait habilement dialoguer perte de l’innocence et utopie sociale.

Un enfant, une valise

Le Japon, pays de l’enfant roi ? Dans Nobody Knows, on croit d’abord qu’ils sont libres comme l’air. Affranchis de toute contrainte sociale ou familiale, ils tissent le fil de leurs journées au gré de leurs envies, des déménagements successifs, des parties de cache-cache avec les voisins de palier. Le film s’ouvre sur Akira, 12 ans, l’ainé de la famille. Il voyage seul dans le métro de Tokyo. Le visage maculé de crasse, un semblant de hardes en guise de vêtement. Et une valise rose, presque aussi grosse que lui pour tout bagage. Mais quelque chose intrigue. Posture impassible, regard hagard, roulis mécanique de la rame imprimant à ce corps prématurément usé des airs de mort vivant. Puis, plan serré sur ses mains noircies posées sur cette valise au contenu énigmatique. Le décor est posé. Cette liberté là est suspecte. Ainsi débute Nobody Knows, sur une scène marquée du sceau de l’irréel, et qui impose pourtant au spectateur, de part sa durée, la sensation que le pire est arrivé, et donc à venir.

Conte cruel de la jeunesse

Le fait divers dont s’inspire le film remonte à 1998. C’est l’affaire des quatre enfants abandonnés de Nishi-Sugamo retrouvés seuls, livrés à eux même dans un appartement de la capitale japonaise. Y règnent la puanteur, la maladie et un bordel lumineux. La mère Keiko, jouée par You, vedette de la télévision au Japon, élève seule et par intermittence ses quatre enfants. Ce qui, dans le Japon moderne, reste une tare culturelle majeure. Au point qu’elle doit maladroitement s’inventer un mari travaillant à l’étranger pour rassurer son couple de propriétaire et leur chow-chow. Elle emménage avec son fils Akira, 12 ans. Le seul, officiellement. Mais la famille s’agrandit vite. Il en sort des quatre coins de la pièce, et surtout des valises. Un bout’chou sachant à peine parler par ici, sa grande soeur par là, et encore un petit frère de ce côté-là. Les lieux affichent complet. Une mère, quatre enfants, la mécanique peut s’enclencher. Car tout le propos du film tourne autour de la lente auto-destruction de la joyeuse bande confrontée aux épreuves du quotidien. Liberté de ne pas aller à l’école, liberté de ne pas subir l’autorité parentale, mais liberté aliénante. Seul l’ainé peut officiellement exister à l’étage. Les autres doivent se terrer, ne pas crier, vivre en veilleuse, en somme. Seule la grande soeur, peut s’aventurer discrètement sur le balcon. Pour vider la machine à laver. Puis la mère travaille un peu, s’ennivre parfois, s’ammourache et s’absente souvent. Laisse de l’argent pour deux semaines. Mais ne revient pas. Du travail à Kobé. A l’attente des enfants succède la résignation.

Le Japon, pas le Pérou

Kore-Eda s’attache alors à décrire minutieusement le lent processus de désagrégation de cette micro-société auto-gérée. L’ainé se tient à ses devoirs, mais n’est jamais allé à l’école. Honte de scolariser un enfant sans père. Il fait les courses, gère les comptes, paye les factures. La soeur prépare les repas, fait la lessive, élève patiemment les deux cadets. Mais les temps sont durs. L’argent manque. La volonté fléchit et les tentations sont toujours plus insistantes dans ce Japon consumériste. Les jeux vidéos, les sodas et les copains d’un jour se substituent aux courses et au ménage dans un appartement se transformant au fil du temps en cloaque où les cartons de pizzas et les dessins d’enfants tapissent le sol. L’eau est coupée, factures non réglées. Rigueur de l’hiver, moiteur de l’été ajoutent au calvaire de la fratrie qui erre maintenant dans un appartement d’immondices. Elle ne doit sa survie quotidienne qu’au système D, à la bonne volonté du vendeur de l’épicerie voisine qui ravitaillle en cachette. Car au delà de l’aspect incroyable de cette l’histoire, Kore-Eda s’attache à montrer en creux l’indifférence absolue de la société japonaise à cet état de fait. Les biens courants sont supprimés un à un, les passants ne s’inquiètent pas du ballet quotidien de ces enfants sauvages faisant leur toilette au beau milieu du parc municipal. La propriétaire même reste inerte à la découverte de son appartement dévasté. C’est bien cet individualisme forcené qui sourd tout au long du film. Un constat politique et humain accablant.

Rivière sans retour

La force de Nobody Knows est d’éviter l’écueil du film "à message". Ici, pas de dogmatisme revendicatif. Mais plutôt une variation sur le passage à l’age adulte, la perte de l’innocence et des rêves d’enfant qui l’accompagne. Un âge qui part en décomposition anticipée, à l’image de l’appartement, mais que chacun des enfant, remarquablement filmé, essaie de retenir. Par des dessins qui côtoient des lambeaux de tapisserie arrachés. Par de simples pots de cultures, de fleurs soigneusement alignés sur le balcon. Dernière activité reliant les enfants à la vie, comme un retour à la nature et contre une civilisation qui les exclue. Au bout du chemin, la mort s’invite et emporte la petite Sakiko qui chute d’épuisement. Mais il faut entretenir le rêve. Et par l’intermédaire de cette valise-cercueil rose que transporte Akira au fil des stations de métro, le corps de la morte est finalement enterré au pied d’un aéroport, symbole d’une liberté désormais forclose. Tout l’art de Kore-Eda réside dans sa maîtrise du récit. Cette capacité à narrer un fait divers tragique de manière doucereuse, fluide, presque apaisée. Ici , pas de brûlot révolté propre aux frères Dardenne, mais bien un conte philosophique qui fait écho aux réalisations de Mizoguchi ou d’Immamura. La texture granuleuse de l’image et le cadrage constamment attentif viennent soutenir la limpidité du récit. Ainsi, sur un sujet périlleux, le film ne verse jamais dans le pathos ou le sordide. Il tente plutôt de définir les contours de ce que pourrait être la naissance d’une micro-société utopique où, tout à coup, l’irréel d’une possible vie en communauté (celle des hommes), se teinte d’une douce rêverie. Et le réalisateur de tracer une ligne de conduite, une éthique de cinéma qui suggère plutôt qu’il n’assène, une avancée en chemin sinueux que bordent des eaux profondes et noirâtres.


Guillaume Bozonnet