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Paris Photo 2006
Si tu savais, Charles...





On pourrait dire que cette année, c’est le contemporain qui a dominé le salon Paris Photo. On pourrait déplorer la quasi disparition de ces merveilles daguerréotypiques que l’on pouvait admirer les années précédentes et qui sont devenues, sûrement, trop onéreuses pour être livrées au regard d’un grand public. Mais ce qui fut fascinant cette année à Paris Photo, ce fut le paradoxe souligné par toutes ces personnes (collectionneurs, mandatés, simples curieux) qui, munies de leur appareil numérique, prenaient en photo les photographies qui les attiraient, les accrochaient, les retenaient.

Personne ici, contrairement aux musées de plus en plus, aux salles de cinéma maintenant, pour leur interdire de reproduire des images dont l’essence même est l’itération : « [La photographie] est une surface immobile et muette qui attend patiemment d’être diffusée grâce à la reproduction », souligne Vilem Flusser dans Pour une philosophie de la photographie (Circé, 1996). Même si le marché, pour exister, et les photographes, pour vivre, feignent de l’ignorer.

Une essence itérative

Depuis le calotype mis au point par Henry Fox Talbot dans les années 1830-1840, tout ce que l’on baptise du nom de photographie, d’écriture par la lumière, est en effet fondé sur l’idée de négatif, d’interface inverse permettant la reproduction à l’infini d’un original positif qui n’existe finalement pas, qui a existé à un instant très précis de la réalité et dont le principe de conservation photographique ne fait que souligner plus encore l’absence définitive. Une fois empreinté sur la surface sensible, le moment échappé peut dès lors être reproduit à l’infini. Difficile, sur cette base, de fonder un marché, une économie, alors que l’objet échangé ignore par essence la rareté. Et pourtant, il tourne. Et tous les moyens sont bons pour retrouver cette unicité qui caractérisait jusqu’alors le marché de l’art. D’abord, les tirages des plus contemporains sont officiellement limités en nombre, ou comment réintroduire la rareté là où elle n’existe pas. Ensuite, on a adapté la notion de vintage à la photographie : désormais ont une valeur supérieure sur la marché les tirages d’époque. On suppose alors que les épreuves ont été tirées selon les indications du photographe, de l’auteur, car il en faut un (et un seul c’est mieux, pour bâtir une icône). On suppose même, avec plus encore de jubilation (d’historien ou de marchand, c’est au choix), qu’il s’agit parfois de tirages réalisés par le photographe lui-même, même si les photographes ne sont pas toujours les meilleurs tireurs de leurs images. Ainsi des écrivains qui ne sont pas toujours les mieux à même de lire leur texte en public, de le révéler à un auditoire. Finalement, l’absence quasi-totale de daguerréotypes à Paris Photo est une sorte de contresens : le daguerréotype est le seul objet photographique à ne pas être défini par l’idée de reproduction. La surface métallique recouverte d’une substance sensible est un original non reproductible, une pièce unique, qui trouve logiquement sa place au sein du marché de l’art traditionnel.

Image imprimée

Tous ces photographes de photographies que l’on a laissé s’égayer dans le salon nous remettent donc face à cette problématique propre à un marché de la photographie qui a peu à peu explosé ces dernières années. Que de conventions à respecter pour qu’il tienne. Tous les marchés sont des construits, mais, comme en matière de prix, on atteint ici des sommets. La reproduction est au cœur de ces gestes photographiques comme elle est au cœur du Mois de la photo cette année, qui a pour thème l’image imprimée, photo de presse, de publicité ou autre, image reproduite à des milliers voire des millions d’exemplaires, multiple par définition cette fois. Quel toupet de choisir un tel thème, aujourd’hui, pour un Mois de la photographie, temps fort de l’achat de photographies en France. N’est-il pas ironique de mettre en avant l’image multiple (celle qui a formé effectivement le regard des gens depuis que la photographie est photographie), alors que tant d’amateurs restent à convaincre de la « valeur » de l’image photographique ?

Loin de Baudelaire

L’idée ici n’est pas de nier la photographie comme art (tout en se faisant tirer le portrait par le Nadar de l’époque). La photographie est un art, elle est bien autre chose, c’est ce qui en fait la complexité, ce qui explique son statut aujourd’hui flottant, entre cimaises (de plus en plus) et pages des journaux (de moins en moins). Loin de rejouer Baudelaire et son Salon de 1859 avec un siècle et demi de retard, de déplorer la fameuse perte d’aura, on peut simplement rappeler que la valeur de l’image photographique ne repose pas, pour la première fois dans l’histoire de l’art, sur son unicité. Reste à déplorer qu’on feigne de le croire pour en tirer profit. Il existe tant d’autres critères pour aimer ou détester une œuvre.


Nathalie Petitjean