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Robert Walser - Petits textes poétiques
L’animal subjugué





Ce n’est pas le moindre paradoxe de ces existences dont la modestie et la discrétion confinent à l’anonymat que de susciter le commentaire, la rumeur voire la légende. Le paradoxe atteint son paroxysme quand ces êtres dévoués à l’imperceptible font le choix d’écrire, de publier, de rendre public leur art inimitable de s’effacer. Parmi ces inclassables on songera en premier lieu à Kafka, en raison de sa célébrité, puis, proche de lui, de cinq ans son aîné dont il connaissait et appréciait le travail, au tout aussi singulier et énigmatique Robert Walser.

L’humour, indice d’une distance nécessaire pour mieux voir, se réjouir ou supporter, ainsi qu’un incroyable sens de la brièveté les rapprocheraient au besoin, sans parler de leur existence d’employé instable et insatisfait, de leur foncière asociabilité qui ne fut pas sans rendre problématique jusqu’à leurs amours. L’issue tragique de leur vie complète le tableau, la tuberculose pour Kafka, la schizophrénie pour Walser, laquelle signifia son internement et un silence littéraire d’un quart de siècle.

La Rose fut le dernier livre publié du vivant de Robert Walser, sa révérence en quelque sorte, le geste à la fois délicat et ironique qui devait annoncer son retrait définitif. Même en considérant Le Brigand qui sortira dix ans après sa disparition et qui signale un nouveau déplacement de l’écrivain, un bond supplémentaire qui le déporte encore plus loin dans l’ironie, la liberté de ton et de composition, on peut dire de La Rose qu’il témoigne d’une très grande maîtrise dans l’art de piquer et d’effleurer qui est le sien, dans l’art de tourner le dos aussi, car on ne s’attarde pas chez Walser, en tout cas pas dans ces nombreuses petites proses. On peut dire de ce livre qu’il est entièrement abouti, même si l’aboutissement ou l’accomplissement confine ici au renoncement, au presque rien.

En effet, très vite l’écriture touche un fond où plus rien ne s’écrit, où tout se défait, fenêtre fermée mais transparente donnant sur un monde en germe, accueillant en raison de sa simplicité, de sa virginité, monde à venir auquel le geste d’écrire conduit ou abandonne, délaisse, monde liminaire au seuil duquel l’écriture s’arrête comme si elle avait fait son travail ou plutôt comme si elle se devait d’écourter sa tâche pour ne pas gâcher cet instant de poésie qu’elle a suscité. Disponible pour la traversée et la contemplation d’un paysage, pour la beauté et pour l’amour d’une femme, pour la découverte d’une forme nouvelle et inédite de silence, en un mot disponible pour séjourner au monde, tel s’est durablement voulu Robert Walser et tel il fut sans doute au-delà de ce que nous pouvons imaginer.

Où roules-tu, petite pomme ?

Robert Walser appartient à cette espèce de poète quasiment disparue qu’on a pu dire errante ou vagabonde. Il va de ville en ville, de petit boulot en petit boulot (et s’ils ne sont pas si modestes que cela, il les tient toujours pour dérisoires et éphémères, passagers), emmagasinant sans l’air d’y penser la matière future de ses livres. Pour user d’un terme ordinaire, on pourrait dire de l’essentiel de l’œuvre de Walser qu’elle est autobiographique, ce qui a priori signifie qu’il existe un lien de parenté entre les décors et les personnages de ses œuvres et les lieux qu’il a habités, traversés, les gens qu’il a connus. Mais parler ainsi revient à faire peu de cas de l’action littéraire, du pouvoir de transformation et de création propre au langage. Qui sait si Walser n’écrivait pas pour que ce qui fut cesse d’être vrai ?

Je ne sais de quoi on cherche à lester l’écriture quand on la qualifie d’autobiographique, certainement pas d’une vérité ou d’une authenticité supplémentaires, ou bien alors on fait fausse route, on refuse de voir que l’écriture se joue ailleurs et comme à rebours de l’ordre du monde. On voit bien d’ailleurs combien il est difficile, périlleux, pour ne pas dire suicidaire, de chercher à justifier une existence par la fabrication d’une œuvre. Certes, l’œuvre double l’existence, mais tant qu’elle reste solidaire du vécu de l’auteur elle trahit sa mission qui est de rejeter dans l’oubli le détail de l’anecdote pour en extraire une valeur métaphorique. Quand Walser écrit : « la gracieuse petite portait deux minces tresses délicates, assez longues, qui tombaient sur sa nuque et son dos et chaque espiègle et gentille natte se terminait par un petit nœud de ruban bleu », l’important est-il que l’auteur ait effectivement vu cette enfant ou bien qu’il ait su en restituer la vision par le biais du langage, et pour nous lecteurs qui n’avons aucune chance de la voir jamais, l’important est-il dans l’enquête historique ou dans le talent de résurrection du poète ?

Si l’on voulait bien admettre ce que l’existence a de poétique ou plus exactement si l’on était capable de percevoir régulièrement la poésie de l’existence, peut-être alors ce terme d’autobiographie pourrait avoir un sens. Mais comme ce n’est pas le cas, reconnaissons à l’art sa faculté d’éclairer l’absence et d’en extraire une figure vivante telle qu’on ne saurait la voir dans la vraie vie sans faire œuvre de poésie. Si nous reconnaissons comme autobiographique l’œuvre de Walser, c’est au sens où la perte semble avoir auréolé sa vie et nimbé chacun de ses instants pour mieux les destiner à la transcription littéraire, nullement parce que la chose a été - et que voudrait dire été, chose, et pour qui ? L’imagination conserve et crée, nier qu’elle crée c’est nier l’œuvre, ni plus ni moins. Car qui me dira si le ruban de la jeune fille n’était pas rose ou violet ?

Mais laissons là cette polémique. Remarquons simplement que l’œuvre de Robert Walser ne manque de rien, qu’elle regorge de richesses, de trouvailles et d’une intelligence, d’une sensibilité, d’un type rare quand son existence de commis, d’amant ou d’écrivain sollicité pour faire une lecture publique semble avoir connu des contretemps fâcheux (je songe à cette anecdote cruelle où je ne sais plus quel membre d’université ou d’organisme de prestige ayant accueilli Walser chez lui fut à ce point effaré par sa voix et sa façon de lire qu’il lui interdit de se produire publiquement le lendemain, au bénéfice d’un autre lecteur qui fut, et c’est le comble, pris pour lui !).

La place qu’occupe Walser non seulement au sein de la littérature mais plus globalement au sein de l’espèce humaine, la manière dont on le perçoit, comment on le lit, pose la question de son appartenance à l’espèce humaine. Son œuvre et ses manières semblent rappeler qu’il vient d’ailleurs, qu’il ne fait pas vraiment partie de la bande. Il n’est pas le seul, d’autres avant lui avaient déjà jeté le trouble et suscité les interrogations les plus profondes. Que l’on songe au surgissement impromptu de Kaspar Hauser, enfant sauvage comme on dit, en 1828 et à l’émoi qu’il suscita dans toute l’Europe. N’y avait-il pas là déjà comme une brèche pratiquée dans l’édifice identitaire du citoyen des Lumières, l’ébauche d’un nouveau type de face à face entre le barbare et le civilisé, perçus alors comme provenant du même monde ?

On dit de Walser interné en 1929 et décédé en 1956 qu’il vécut durant ces années retranché, silencieux, coupé du monde. Est-ce à dire qu’il n’a rien su du nazisme et des camps de concentration, du coup de grâce que l’histoire portait à l’humanisme et à ses valeurs ? Comment Walser se voyait-il ? Voyait-il dans sa « sauvagerie » et sa passion de la différence un moyen efficace de s’opposer à la barbarie, de résister au mal du temps ? Son œuvre est une œuvre apolitique. Comme si ignorer l’histoire était une manière de dire, fût-ce naïvement, je ne suis pas de cette espèce là, je n’ai rien à voir avec ce monde qui me révulse. A l’époque où Walser vit à l’asile de Herisau (second lieu d’internement où il atterrit en 1933 contre son gré, date à partir de laquelle il n’écrira plus du tout), il y a un philosophe allemand exilé qui se bat avec ses questions d’appartenance et de dignité. Il s’agit de Théodor W. Adorno qui, dans ses Minima moralia qu’il compose de 1944 à 1947 et qu’il publie en 1951 en Allemagne, livre amer et intransigeant sous-titré Réflexions sur la vie mutilée, écrit après avoir souligné les contradictions insolubles dans lesquelles se trouve quiconque veut s’affranchir du monde qui est et demeure le sien quoi qu’il en pense : « Il n’y a pas moyen d’échapper au système. La seule attitude défendable consiste à s’interdire toute utilisation fallacieuse de sa propre existence à des fins idéologiques et, pour le reste, à se conduire en tant que personne privée d’une façon aussi modeste, aussi discrète et aussi peu prétentieuse que l’exige, non plus ce qu’était il y a bien longtemps une bonne éducation, mais la pudeur que doit inspirer le fait qu’on trouve encore dans cet enfer de quoi respirer. »

En un sens tout oppose Adorno et Walser, à commencer par la densité minérale du style du philosophe et la tendresse presque féminine de celui du poète. Et cependant, si l’on oublie momentanément que l’injonction d’Adorno est pour une part intenable (toute l’ambiguïté ou la latitude d’interprétation de cette formule repose sur le sens du mot « fallacieux » - à partir de quand un usage de mon existence à des fins idéologiques devient-il fallacieux et selon quels critères ?), n’a-t-on pas avec l’exemple de Robert Walser l’incarnation quasi parfaite de cette modestie, de cette discrétion, de cette pudeur en lesquelles Adorno reconnaît des valeurs ?

Devant l’énigme.

Modeste n’est jamais loin de vouloir dire sans ambition ou hypocrite. Discret renvoie à une manière d’être peu expansive, à un complexe d’inhibitions. Pas de quoi fonder une morale ou construire un exemple. Méfions-nous des belles âmes. Les choses sont ainsi faites qu’une qualité n’est jamais loin de dégénérer en un défaut, un défaut de se transformer en une qualité. Si l’on songe aux personnages de Walser, ils sont généralement dociles voire soumis mais souvent avec une pointe de rébellion ou un franc-parler qui leur causent des inimitiés, parfois même, et la chose serait arrivée au poète, leur coûtent leur emploi. Modeste et fier donc, ambitieux et indifférent, obéissant et intraitable, en un mot ambivalent, paradoxal, problématique. Walser dépeint avec humour cette étrangeté à soi-même, cette incompréhension, cette énigme que son propre comportement vient révéler et mettre au jour comme étant la sienne propre. Qui suis-je, de quoi suis-je fait qui me pousse à mal faire ou me condamne à la stupeur, à l’impuissance voire à l’idiotie ?

Dans les Petits textes poétiques récemment réédités figure L’histoire d’Helbling, un jeune homme ordinaire dont la banalité confine à l’excès. Il occupe un poste sans grand intérêt qui visiblement l’ennuie, pour lequel il ne se sent pas fait. Sait-il pour quoi il est fait ? sans doute que non, à ses yeux tout se vaut. On pourrait penser qu’il a une assez haute opinion de lui-même pour tout rejeter mais par un tour du sort assez singulier, cette estime est toujours sur le point de se retourner, et l’ambitieux de devenir modeste, le malin empêtré, le fort en gueule discret, taciturne. Un invisible obstacle se dresse devant le jeune homme entreprenant qui du coup ne sait plus, doute de tout, se perd, s’oublie. Une faille se fait jour au sein même du bonhomme, un mystère s’insinue dans les replis de sa pensée qui semble le requérir au-delà de ce qu’il peut penser. Pris dans la tourmente voilà ce qu’Helbling dit de lui-même : « Je ne sais si je possède de l’esprit et j’ai du mal à y croire, car j’ai souvent eu l’occasion de me convaincre que je m’y prends comme un sot à chaque fois qu’on me charge d’un travail qui demande de la pénétration et de la jugeote. Et de fait, cela me donne à penser et m’incite à me demander si je n’appartiendrais pas à cette étrange sorte de gens qui ne sont intelligents que pour autant qu’ils se l’imaginent et cessent d’être intelligents dès qu’ils doivent montrer qu’ils le sont réellement. »

Ce malaise fait qu’Helbling finit par arriver régulièrement en retard au bureau, retardé qu’il est selon sa propre analyse par la peur (de décevoir, d’être reconnu, d’exister ?). Adorno parlait de pudeur, de réserve. Ces sentiments sont liés à la peur, à la honte, sentiment fondamental même si les plus jeunes enfants semblent l’ignorer, tonalité de référence pour l’être qui prend progressivement conscience de qui il est et du monde qui l’entoure. C’est que l’identification de soi et de l’humain est en jeu dans ce que révèle la honte, ce divorce d’avec soi-même, ce hiatus.

Pour humains que soient tous ces travers, on aura plutôt tendance à se démarquer de celui qu’ils frappent ou paralysent. La réputation d’Helbling est faite. Elle est mauvaise, et même s’il cherche à s’en déprendre et à minimiser son importance, il ne peut nier qu’en lui peut-être plus que chez un autre est questionnée sans cesse cette problématique du faire, du faire avec et de la séparation entre soi et son acte, entre soi et les autres mais aussi entre soi et soi qu’elle implique. Je ne pense pas ici à la schizophrénie dont Walser sera victime des années plus tard, mais à ce qui définit l’humanité d’un être et qui peut se définir comme une pratique visant à distinguer l’homme de l’animal de telle sorte que l’homme se sente digne de ses actes et de ses pensées, qu’il en réponde et se rende par là capable de construire une relation avec les autres. Pourquoi Helbling se sent-il incapable d’agir, pourquoi ressent-il comme indigne de se former comme de rejoindre les autres et d’appartenir à la société qu’ils forment, pourquoi est-il si timide avec les femmes et pourquoi ne voit-il pas ce qu’il pourrait leur murmurer pour les rendre heureuses ?

Je ne cherche pas à faire de la psychologie, je cherche à dire quelque chose de la nature de l’être en tant qu’elle le met face à lui-même comme à un autre qui se refuse à lui. Sortir de cette emprise que l’autre exerce sur soi dans la mesure où il se refuse, échappe ou se tait, c’est vital. Pour l’homme il semblerait que cette « sortie » ne puisse se faire que par le truchement du langage. En un sens, en parlant (ou en écrivant) nous donnons voix à l’animal qui nous subjugue, à l’animal subjugué. Par là nous tentons de nous rendre maître du lien qui nous enchaîne à lui comme à une créature étrangère et fermée. En effet, il ne s’agit pas de prêter un langage ou des sentiments humains aux animaux. Il s’agirait plutôt de renaître au plus près de l’animal et contre l’ancien humanisme, jugé à juste titre souvent hautain et, au regard de notre présent, trop sûr de lui. Renaître à ses côtés pour se distinguer de lui et le laisser être dans sa différence, voilà ce qui serait faire preuve d’humanité.

L’art de se confier

Deux types d’hommes seraient particulièrement en prise avec l’animalité, les brutes et les incapables. Les brutes cèderaient à leurs instincts, ils agiraient comme des bêtes. Les incapables seraient confrontés à leur propre animalité comme à un mystère impénétrable qui les paralyserait. Si l’on veut comprendre pourquoi depuis Dostoievski L’idiot est devenu un personnage littéraire capital, plus éclairant encore que l’aristocrate débauché, il faut accepter de faire sienne l’idée selon laquelle c’est l’être le mieux placé pour éclairer notre humanité.

Nous n’en avons certes pas terminé avec le souci de maîtriser la nature et nos semblables, mais ce n’est plus par la domination et l’humiliation qui l’accompagne qu’on définira l’homme. Exercer une puissance ne suffit plus pour définir l’homme et ses perspectives d’épanouissement. Nous sommes contraints d’en revenir au seuil où une possibilité d’agir se conjugue avec une impuissance. Ayant perdu sa confiance ou son pouvoir, l’homme se trouve devant sa tâche comme devant un monde étranger, inaccessible. Est-ce souffrance, frustration ? Ça se pourrait si ce monde prenait la figure d’un être aimé qui se dérobe. A défaut c’est l’ennui qui domine, une perception flottante d’une réalité qui n’offre aucune prise ni ne prête aucun accès.

On dit de celui qui paresse qu’il végète, comme s’il se contentait de se nourrir et de respirer sans rien espérer ni projeter. Cela n’est pas humain, cela c’est le propre de l’animal, de la plante. Ou, plus exactement, s’ennuyer c’est d’un point de vue humain se tenir devant soi ou la possibilité de se relier au monde comme devant un monde étranger, un monde animal où la relation, notamment celle que le langage permet de construire, n’existe pas. Disons plutôt où elle est différée, suspendue, mais jamais annulée. Inutile de préciser qu’au regard de ses semblables l’individu en proie à l’ennui sera tenu pour méprisable. Ce n’est pas pour rien que dès que l’on nous regarde on fait semblant de s’occuper, on ouvre un livre, on feuillette un journal. Plus commode encore, on se plante devant la télé, on allume la radio. Ne fait-on pas quelque chose, ne sommes-nous pas reliés, ne sommes-nous pas humains ? Pour universel que soit l’ennui, celui qui s’ennuie encourt toujours le risque de perdre le contact avec les hommes, ses semblables, ses frères. Qu’il aille se coucher. Et pourtant si l’on en croit de nombreux esprits et parmi eux celui de Walser ou celui de son Helbling, « je crois bien que c’est par pur ennui que l’on écoute le murmure de l’âme ». L’humanité active se défait, toutes ces choses, objets, projets, discours, mots d’ordre, s’effacent pour ouvrir sur une réalité méconnue, profondément ordinaire et ignorée, celle de la terre, des arbres ou du ciel, celle des gens aussi, de leurs vêtements, de leurs visages, de leurs attitudes, affairées ou non, car quelquefois l’être humain qui s’abandonne à rien s’expose et se donne en spectacle, c’est le cas dans les métros, les halls de gare, les aéroports... Comme si notre ennui croissait à proportion de notre suractivité.

C’est alors que le poète se manifeste, il s’immerge dans l’ennui et le désoeuvrement jusqu’à se frayer un accès à la terre nouvelle de laquelle il extrait son chant, sa mélopée. A ce point l’homme cède à un instinct qu’on nomme inspiration. Une force s’empare de lui dont la violence et la soudaineté pourraient faire penser à celles qui s’emparent du fauve au moment de bondir. Certains parlent de dictée. Quoi qu’il en soit une force de vie se libère et s’épanche, circule dans tout le corps et au-delà, cherche à se frayer un chemin vers l’œuvre comme vers une surface où enregistrer les sensations, les émotions. Génie du désoeuvrement auquel seraient suspendus non seulement l’avenir de l’art mais l’avenir de l’homme. Homme simple dont le souffle se mêle aussi bien au grondement du vent qu’aux ronflements des moteurs, aux gémissements des animaux, à la voix des hommes. On dit souvent des artistes qu’ils s’exposent, nombre d’entre eux revendiquent d’ailleurs la part physique de cette opération, comme si l’animalité de l’homme, l’homme en entier se devait d’exposer, en plus de son âme étalée, dépliée, la totalité de son corps afin qu’un autre l’accepte et le reconnaisse pour ce qu’il est : une réalité tangible dont la présence serait en soi un petit miracle, un mystère non pas pénétré ni épuisé mais offert, inépuisable en raison même de son abandon.

« Une vague bleu d’azur m’a submergé et m’a enseveli sous son bon gros corps fluide. Je reprends goût à la vie car j’ai oublié bien des choses, je me suis repris à vivre car je vois que la vie est belle. Par moments il me semble que je voudrais étreindre le monde en entier et le serrer contre mon cœur plein de joie. Je m’exalte ! Trop heureux d’en être encore capable. J’aimerais toujours savoir le faire. »


Pascal Gibourg
Robert Walser, Petits textes poétiques, Gallimard, 2005, 176 p.