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Cinéma du réel - 28 ème édition
Documentaire grand angle et mélange des genres





A la grande réunion du cinéma documentaire parisien, l’heure n’est plus à s’interroger sur l’état du monde, mais bien plutôt sur le regard que lui portent les nombreux films en compétition au sein du festival. Si la tonalité d’ensemble reste prudente dans son exploration d’une réalité toujours plus inquiétante et complexe, les grandes réussites du festival se situent bien du côté de travaux qui n’occultent pas la composante cinématographique du film documentaire.

Parallèlement à une tendance qui tend à confondre, par facilité ou orthodoxie, l’élaboration d’un regard sur le réel à la restitution brute et informelle d’un enregistrement exsangue, le paradoxe et la richesse de cette 28ème édition se situe au point de friction entre documentaire et fiction. Au fil d’une sélection risquée mais inégale se démarquent une école russe qui revendique la poésie visuelle en guise d’héritage, un OVNI indien enfreignant les règles du genre pour mieux nous faire toucher de l’œil un libéralisme en forme d’aliénation, un cauchemar éveillé et traumatique au cœur d’une prison chilienne. Et pour ligne directrice, le constat récurrent que le film documentaire ne se porte jamais aussi bien que lorsqu’il se nourrit des attributs fictionnels.

Vent d’Est, de la fraîcheur en héritage

Aux quatre points cardinaux de la boussole du festival, l’aiguille est d’abord irrésistiblement aimantée par l’Est. La relative facilité de tournage qu’autorise le cinéma documentaire lui confie une liberté permettant au cinéaste de s’installer où bon lui semble. Y compris dans une station météorologique. L’île d’Olkhon, sur le lac Baïkal, le russe Valeri Solomin filme le quotidien rythmé par les éléments hostiles environnants de Natalia, Youri et leurs deux enfants. La joie de vivre de la petite famille est constamment mise en danger par les déprimes chroniques de l’épouse, rongée par cette autarcie forcée.

A la lente succession des saisons, le cinéaste impose un rythme où la contemplation d’une nature vierge vient ponctuer les scènes d’intérieur débordantes d’humanité. Une tendresse jamais dégoulinante car le regard traversant Le pêcheur et la danseuse sait trouver la bonne distance avec ses sujets, alternant plans fixes en intérieur et panoramiques amples en extérieurs. Avec en filigrane un héritage tarkovskien à peine dissimulé, Solomin construit un objet en forme d’épure naturaliste, épargne au spectateur les clichés de la petite communauté recluse pour, au final, nous toucher droit au cœur. Espérons que le film finira par trouver un distributeur aventureux pour la France...

La lente désagrégation de la mémoire

Le cœur des habitants de Birobidjan est lui aussi en berne. Alexander Gutman, russe encore, dresse un inventaire avant liquidation en promenant sa caméra dans ce qui fût un des premiers kolkhozes juifs créé par Staline en 1934. Avec une subtile utilisation des images d’archives, À la recherche bonheur nous confronte à la lente mort de ce village où l’utopie a cédé le pas à une lente désagrégation d’un rêve finalement brisé par l’autoritarisme du pouvoir soviétique.

Au-delà du témoignage historique, le cinéaste russe s’attache à construire un récit impressionniste pour mieux donner à ressentir les derniers instants d’une communauté vouée à la disparition. Ici encore, la maîtrise de l’espace conjuguée à une temporalité étirée dépasse de loin le simple enregistrement du réel pour nous imprégner de micro biographies en forme de contes philosophiques.

Films de jeunesse : entre splendeur et galvaudage

D’idéaux perdus il est aussi question dans le brûlot contestataire allemand Les enfants de la cité dortoir/Street Punk Moscow. Si les deux jeunes réalisatrices, Janna Ji Wonders et Korinna Kraus, transforment ce premier film de fin d’étude en coup de maître, cela tient autant à la radicalité des protagonistes et du sujet qu’aux choix de mise en scène.

Face à la révolte désespérée qui anime ces punks adolescents subsistant au milieu des tours géantes d’une banlieue moscovite grisâtre, les cinéastes allemandes prennent le parti d’un double regard. D’un côté, la caméra à l’épaule permet de saisir l’énergie électrique des jeunes rockers. De l’autre, un usage du plan fixe pour capter au plus près des visages l’intimité et la parole douloureuses de ceux à qui le néo-libéralisme russe n’a jamais rien offert. Le film, scandé par des plans majestueux d’un ciel orangé et orageux de fin de journée, mangé par la géométrie oppressante de l’architecture stalinienne, prend aussi le temps d’un recul onirique pour mieux mettre à distance un réel corrosif. Cette maturité cinématographique fait cruellement défaut aux deux autres étudiantes, auteures d’un Pas possible chez nous. Le sujet, le tourisme « culturel » au fonds des mines chiliennes où des forçats travaillent dans des conditions dignes de l’époque coloniale, soulève pourtant un questionnement fondamental.

Qu’en est-il du statut du documentariste simultanément témoin et voyeur ? Où se situe la frontière entre sensationnalisme et documentaire évènement ? Et par extension, la place laissée à l’arbitraire du spectateur qui se voit asséner, la faute à une entreprise éminemment bâclée, un succédané de reportage dénué de tout point de vue, foncièrement putassier, laissant l’œil amer et revanchard.

Orient extrême : le manifeste libertaire et la poésie du tragique

Cap au sud pour constater que le cinéma documentaire chinois se maintient en bonne place, affiche une inventivité et une liberté de ton parfois outrancière. Avec en toile de fond le projet périlleux de transposer à l’écran le quotidien dissolu et anarchique de quelques artistes au ban de la société, Meng You/Le voyage poétique détonne et surprend au premier abord dans son désir affiché de joindre le propos à la forme.

Aux déambulations dénudées et alcoolisées de ses protagonistes, Huang Wenhai répond par un noir et blanc granuleux, une caméra affolée et un montage parfois lâche. Si le projet fait ouvertement écho à une forme d’hommage entre dadaïsme et situationnisme, il pêche aussi par manque de rythme, érige l’auto célébration avec une certaine complaisance pour finalement accoucher d’un objet où la fulgurance le dispute à la vacuité, malgré le prix du jury.

La palme de l’originalité revient à Bai Budan qui exhume une coutume ancestrale particulièrement cruelle dont les derniers témoins survivent dans la plus grande pauvreté. Retour au village natal du cinéaste, dans la campagne du Shanxi. Un couple de vieux paysans continue à travailler la terre. Particularité, l’épouse a les pieds bandés depuis son plus jeune âge, chausse peut-être du 20, et souffre le martyre à chaque déplacement. La faute à une mutilation imposée en guise de symbolique patriarcale.

Sur un sujet encore tabou, Celles qui ont de petits pieds évite le piège du misérabilisme et du moralisme pour opérer un croisement épuré et audacieux, comme si Wang Bing (A l’ouest des rails) et Depardon travaillaient à l’adaptation cinématographique d’une toile de Millet. Au final, un film précieux et éblouissant dont le souffle et la force de dénonciation l’autorise à dévoiler « l’immontrable » , les moignons de chair difformes de la vielle épouse pour tout témoignage d’une pratique en forme de soumission castratrice.

Future is now, l’Inde ou la frénésie moderniste au service de l’aliénation

Dans la lignée de cette volonté d’assujettissement de l’autre à un autoritarisme ancestral et accessoirement masculin, The Great Indian School Show, sur le ton de la comédie cette fois, tire son épingle du jeu et, malgré quelques carences formelles, met à l’index les pratiques totalitaires d’un directeur d’école dont le livre de chevet serait 1984.

Il faut bien les 185 caméras disséminées à l’intérieur même des classes et des couloirs pour en finir une bonne fois pour toutes avec le problème de la discipline. Professeurs menés à la baguette, élèves déclamant des chants patriotiques, le spectateur navigue entre hilarité, stupéfaction et incrédulité devant un tel dispositif sécuritaire. L’avenir indien sera « under control » ou ne sera pas. Telle est la condition des jeunes travailleurs totalement américanisés de John and Jane. Les lauréats potentiels s’accrochent désespérément à l’unique planche de salut d’une société indienne en pleine transition. Tous les indicateurs pointent vers une globalisation instaurant le déni et la lobotomisation identitaires en guise d’impératifs.

Ashim Ahluwalia travaille aux fondements même du style documentaire, subvertit les codes du genre pour injecter une dose de fiction. Mise en scène au scalpel, bande son irréelle, récits parallèles incarnent au plus près le quotidien de ces aspirants « Self Made Man ». Le cinéaste indien alterne radiographie sociologique et film d’anticipation pour nous faire pénétrer de plein pied dans un univers oscillant entre virtuel et réel où la quête de la performance et de l’efficience dans l’analogie font tragiquement office de miroir aux alouettes.

Quid de l’Ouest ?

Le continent américain, peu représenté dans la sélection internationale, offre deux essais foncièrement singuliers. Ryan Feldman prend le prétexte d’une réconciliation avec sa grand-mère Cécile pour livrer un « work in progress » biographique et intimiste s’étalant sur trois années. Un quotidien au sein duquel se dessine la personnalité tour à tour attachante, drôle et facétieuse de l’aïeule qui, au fil d’une beauté envolée et d’une mémoire capricieuse offre à la caméra numérique de Lick Salt un récit artisanal qui rappelle par moment et dépasse constamment la tentative de psychanalyse égotique de Jonathan Caouette dans Tarnation.

Sr un sujet en apparence rebattu, les brouilles familiales qui perdurent, la sensation de dépossession de soi, le canadien tient en son personnage principal une belle métaphore de son art. Fuyant la Pologne dans les années 20, Cécile conte les pogroms et l’exil au Canada malgré l’incrédulité de la cellule familiale. Et peut importe la véracité de cette histoire, il s’agit bien ici de mettre en perspective une vérité plurielle qui revendique sa subjectivité, celle d’un auteur, d’un personnage, tout comme un film documentaire, en toute humilité, apporte un point de vue sur un évènement donné en évitant l’énonciation de vérités générales.

Estas loco ? No señor, es mi cabeza...

Du côté de l’Amérique du sud, Arcana s’avance comme le film choc du festival. Au départ, un projet multiforme sur la fermeture de la prison de Valparaiso. Un site, un livre et une année entière à déplacer une caméra dans le dédale d’une prison où règnent une saleté et une promiscuité innommables.

De part le choix d’un noir et blanc calciné, et à l’aide d’un travail quasi industriel sur la bande-son, Cristobal Vicente donne à son film des allures de cauchemar éveillé où l’œil et l’oreille subissent une agression permanente, une apnée dans l’oppression d’un système concentrationnaire. Loin de tout formatage idéologique, un festival référence en forme de panoramique nous tient en haleine, mêlant avec richesse une pluralité de regards, précipité d’une mixture hétérogène avec au fond, de fines paillettes aurifères qui irradient l’œil, aux aguets pour la prochaine édition.


Guillaume Bozonnet