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Vimukthi Jayasundara - Interview !
Politics and visual poetry





Rencontré lors de l’excellent festival de films des autres mondes Blackmovie, Vimukthi Jayasundara s’avance avec La terre abandonnée comme un des cinéastes les plus doués de sa génération. Un film qui, au-delà de sa construction narrative, de sa beauté formelle envoûtante, trace le portrait en creux d’une génération perdue. Celles d’hommes et de femmes pris dans le cycle indéfini d’une guerre invisible, abstraite et suspendue. Entretien fleuve sur un film plus politique et référencé qu’il n’y paraît.

Où et combien de temps a duré le tournage de La terre abandonnée ?

Cela nous a pris juste un mois. En ce qui concerne les lieux de tournage, comme vous le savez le Sri Lanka est une petite île et nous avons tourné dans la partie ouest de l’île. Il est assez fréquent de voir des paysages de cette sorte qui surgissent de l’océan, mais la particularité de celui-ci est qu’il était entièrement vierge, pas même cartographié en fait.

Je cherchais vraiment un endroit où nous pourrions absolument tout construire. J’ai également été très impressionné par le vent qui venait de l’océan. Nous avons trouvé cet endroit au bout d’une bande de terre et nous avons donc construit tous les éléments nécessaires au film - la maison, la dune de sable, la route. Tout a été fait en fonction du timing : combien de temps faudrait-il pour aller de la maison à la route, de la maison à la dune, le temps que mettrait le bus pour arriver à l’arrêt, etc. Tout est d’abord venu du paysage.

It took us just one month. As for the location, you know that Sri Lanka is a small island and we were in the west part of the country. You can quite often find this sort of landscape which is appearing from the ocean but we found that virgin landscape almost, which is still not written on the map of Sri Lanka, and I really wanted a place where we could construct everything, from the very beginning.

I was also very impressed by the wind, which came from the ocean. So we found it in a dead-end, and so we built everything, the little mountain, the road and the house. We worked on the architecture of course but above all with the time. Everything was planned in relation to time : how long it would take to walk from the house to the road, from the house to the small mountain, how long it would take for the bus to come to the bus stop, etc. Everything came from the landscape.

Même si le conflit en tant que tel importe peu dans l’intrigue du film, quels sont les faits historiques à la base du film, la place de l’armée au Sri Lanka aujourd’hui ?

Il y a depuis plus de vingt ans une guerre dans la partie nord et dans l’est du pays entre les rebelles du LTTE, les Tigres Tamouls indépendantistes, et les forces armées du gouvernement. Depuis le départ, cette guerre a toujours été une sorte de guérilla, sans combats conventionnels. L’armée est présente sur tout le territoire mais les rebelles contrôlent une partie importante de l’est du pays. Après avoir duré de nombreuses années, la situation a commencé à se stabiliser il y a environ 4 ans, avec la signature d’un cesser le feu.

We’ve had a war in the north and in the east part of the country for more than 20 years now. A war led by the LTTE rebels, the Tamil Tigers and the government’s armed forces. It was never a conventional battle war, more like a guerrilla war. So the army was everywhere in the country but the rebel still controlled an important area in the east. The conflict lasted a very long time. About 4 years ago, they signed like a cease fire agreement.

L’atmosphère étrange que vous créez, faite de sons et d’éléments naturels (le vent, la forêt, l’eau) rappelle beaucoup Tarkovski. Est-ce un cinéaste que vous admirez ?

Tout à fait. J’aime énormément Stalker. Je pense que mon film en est très proche dans un sens. J’y pensais même au moment de la construction des décors, tout en essayant de ne pas être aussi abstrait quand même. Vous savez, tous ces artistes ont été importants pour moi - Tarkovski, Bergman, Antonioni, des écrivains comme Kafka, Beckett.

Mais je pense que d’une certaine manière tous ont, à un moment donné, été tenté par une abstraction intellectuelle s’accordant bizarrement à la fiction. J’ai essayé pour ma part de garder cet aspect intellectuel en la réinvestissant au plus près d’une soi-disant réalité, de ce qui nous entoure. Prenons Tsai Ming Liang, Satyajit Ray ou Kurosawa, qui sont tous plus ou moins lié à l’Asie. On retrouve souvent une manière bien particulière de faire des films abstraits, assez intello, avec parfois même beaucoup de psychologie (sic). J’ai essayé de mêler toutes ces influences en y ajoutant une présence du corps, du sentiment aussi grande que possible. L’idée était de m’éloigner aussi peu du sol, du concret que possible.

Yes, I do. I like very much Stalker. And I think this film is very close to it. Even when we built the landscape, I was thinking about Stalker, in a little less abstract ways though. I like all these artists you know, Tarkovski, Bergman, Antonioni, writers like Kafka, Beckett, but I think almost all of them are, quite too fictional sometimes and they build things in their mind.

So I thought I could try to build things like that in my mind, but then recreate it as far as I could to the so-called reality, the existent reality around us. Talking about film makers, Tsai Ming Liang even Satyajit Ray or Kurusawa, more all less all come from Asia. There is this way of doing abstract, intellectual, and sometimes very psychological films. I wanted to mix together all these influences with a very physical feeling. I didn’t want to take any real distance from the ground.

La forêt est un lieu magnifique dans le film et très important, à la fois concret et métaphorique en ce qui concerne la sexualité d’une part et la légende de l’autre. En quoi a consisté votre travail, comment l’avez-vous trouvée ?

Cette forêt était incroyable, vraiment incroyable. Les forêts tropicales en Thaïlande ou au Sri Lanka sont d’habitude très vertes. Celle-ci avait la particularité d’être noire, avec ce vert en haut des arbres, si bien qu’une fois à l’intérieur tout était noir, noir et blanc, avec beaucoup de marrons aussi. Une impression d’être dans un tableau, vraiment, c’était fantastique. Elle se trouvait à environ quarante-cinq minutes du principal lieu de tournage, très près de la mer. C’est pourquoi il y a toutes ces couleurs.

La seule chose qui n’était pas prévue, c’était les éléphants. Nous ne savions pas qu’ils y habitaient (rires) et nous avons à plusieurs reprises bloqué sans le savoir leurs routes de passage. On a eu quelques difficultés en fait (rires). Ils se sont parfois approchés très près de nous.

Yes, it was amazing, this forest was just amazing. Normally tropical forests in Thailand or Sri Lanka are very greeny. But this one was so special with it its black trees, and the green only at the top, so that inside it was completely black - black and white and very brown too, you know, like a painting, fantastic. It was located near the sea, about forty-five minutes from the main location, that’s why it has all these different colours.

Something wasn’t planned though. We had a lot of trouble with elephants, because we didn’t know they lived there (laughing) and we happened to block their roads so that wasn’t a very easy part (laughing). They sometimes came really close, you know.

Les personnages sont dans cet entre-deux de guerre et paix. Ils ne savent pas quand et si la guerre va reprendre, et le doute, l’incertitude, les questions qu’ils se posent sont aussi celles que se pose le spectateur.

Oui. Il s’agit en fait moins d’une guerre conventionnelle que d’une guerre psychologique. On ne voit pas les gens se battre. Tout est caché, tout se passe en réalité à l’intérieur. L’action, lorsqu’elle se produit, arrive toujours de manière inattendue. (...) J’ai pensé qu’il serait plus intéressant de montrer que la violence, lorsqu’elle intervient dans le film, provient de l’intérieur, même si elle a un effet autour de soi, pas forcément visible d’ailleurs. Cela n’a rien avoir avec des bombardements ou de la grosse artillerie.

Je pense que lorsque Tarkovski fait Stalker, il modifie complètement la manière de faire et de regarder un film de guerre. Dans ce types de films, il y a toujours une certaine fascination pour la guerre - l’action, les bombardements, les morts. C’est un univers qui ne m’a jamais fasciné. Je voulais montrer combien la guerre peut être abstraite et distante. Lorsqu’on est en danger, on cherche d’abord à savoir où il se trouve exactement, ne serait-ce que pour s’en éloigner.

Mais que faire lorsque le danger est non seulement loin, mais invisible ? C’est tellement plus difficile de vivre avec ce nouveau type de guerre. De même pour la notion du temps. Le temps et la guerre finissent par ne faire qu’un. Parce qu’il n’y a ni paix, ni guerre. Il faut vivre, quoi qu’il arrive. La guerre, c’est le temps. Comment se définir par rapport à la notion de temps ?

Yes, this war is not a conventional war. It’s more a psychological war. You can’t see people fighting here. Everything is hidden, everything is inside. And action happens when you don’t expect it, if it happens at all. (...) So I thought it would be better to give the feeling that violence, which appears in the movie, comes from you own inside, even though it has an effect around you, not always clearly visible. It comes to you but it’s different from big battles and plane bombings.

After watching Tarkovsky’s Stalker, I thought he was questioning conventional war films. In those war films, you are fascinated about war. There is so much action, with the bombings, the killings. And I wasn’t fascinated at all by this action. I thought I could see the other side, how war is abstract and distant. When you know that you are in danger, you really want to see it close to you, with your eyes, so as to know how to leave at least.

But when the danger is far and invisible, what can you do ? So it’s much harder to live with this new, abstract form of war. It’s like with time. Time has become war to you again. Because there is no war, and no peace. So time is war. You have to live this time. How do you deal with your own time ?

Est-ce pour cette raison que Lata, la femme d’Anura, prise dans cette immobilité, décide de s’ouvrir au désir ?

Oui, bien sûr. Elle s’ouvre au désir parce qu’elle est prête pour cela. Elle n’accepte pas ce temps qui file. Elle veut qu’il arrive quelque chose afin de se sentir vivante. Elle refuse d’attendre cinq ans sans rien faire. Dans le film, la sexualité n’est donc pas un sujet à proprement parler. Davantage un moyen de communiquer ce que les mots ne peuvent pas dire.

Yes, of course. She lets desires come out because she’s ready for this. She doesn’t want to accept how time passes. She wants to feel, she wants something to happen. She could otherwise wait for five years, without doing anything, but she refuses that. She wants to feel that she’s living. Here sexuality doesn’t appear as a subject. Sex isn’t a subject here. It’s more a means of communication, through the body, what you can’t express through words.

Il y a cette scène magnifique du désir que la sœur d’Anura refuse quand elle rentre après avoir pris le bus.

Oui, tout est question d’émotion. Il faut ressentir ce que l’on vit. Et c’est très difficile pour elle de ressentir l’amour. Je ne suis pas très optimiste sur ce point. Je ne pense pas que l’amour puisse être une solution pour eux. Parce que ce n’est pas vrai. Ils vivent quelque chose qui n’a rien à voir avec la normalité. Il est impossible de se comporter comme en temps de paix. C’est pourquoi ils doivent d’abord s’exprimer, ressentir par leurs corps.

Yes, it’s all about feeling. You have to feel that you’re living something. And it’s very hard for her to feel love. I’m not too optimistic to say that well love can help them, no. It’s not true, not possible. They live in a different time, something completely different from normal life. You cannot have the same feeling. That’s why they have to feel first through their bodies.

Anura, est à l’inverse un personnage complètement passif.

Oui, parce qu’il a accepté cet état de faits. Il est habitué à sa routine quotidienne. Comme lorsqu’il trouve le vieil homme. Il pourrait être ce vieil homme. En réalité, il se voit lui-même dans le futur. Donc on peut dire qu’Anura, sa sœur ainsi que le vieil homme ont tous trois accepté cette réalité. Ils n’ont plus rien à faire, plus rien contre quoi se battre. Ils acceptent tout. Ce qui leur arrive, ils le prennent. Pour eux, la vie existe telle qu’elle est, point. Rien ne peut changer, il n’y a rien à faire. C’est pour ça que la petite fille demande à la sœur d’Anura si elle va grandir. Pour elle, tout est figé, suspendu dans le temps, même les arbres.

Yes, because he has more accepted the reality. He is used to his daily routine. You know when he goes and finds the old man. He could be the old man. He actually sees himself in the future. So you can say that Anura, his sister and the old man have all accepted the situation. They have nothing to do, to fight for. They accept everything. Whatever comes to you, take it. For them, life exists, as it is. Nothing can change, there’s nothing to do. That’s why the little girl asks Anura’s sister whether she can grow up. For her everything is set, suspended into time, even the trees.

N’est-ce pas là une manière de questionner le rôle de la religion en politique, les conséquences de la prédestination, du fait de tout accepter ?

Ce n’est pas contre telle ou telle religion, mais de manière plus générale. J’ai rencontré des gens qui acceptent les choses comme elles sont, qui ne se battent pas, qui ne combattent pas pour ou contre quelque chose. Tout va bien pour eux. Ils peuvent exister des milliers d’années comme ça. Ils ne vivent pas comme des êtres vivants. Ils ne s’impliquent pas. Lorsque vous synchronisez la notion du temps avec votre propre vie, les deux se mêlent et vous pouvez rester comme ça des années.

Mais si le moindre déséquilibre brise cette harmonie, alors il vous faut réagir, faire quelque chose. Quand on accepte la réalité telle qu’elle est, qu’il s’agisse ou non d’une tragédie, on finit par moins ressentir, par avoir moins d’émotions. Alors qu’au contraire ressentir en soi cette tragédie vous force à réagir, qu’elle que soit votre réaction. C’est cette réaction en soi qui est importante.

Well, it’s not just against this or that religion. But in a more global way. I’ve met some people who have accepted time as it is, who aren’t fighting, struggling for anything. They are okay. They can exist for thousands of years. They don’t feel that they’re alive or anything. They don’t get involved. It’s like synchronisation. When you synchronize the existence of time with your life, then it becomes the same, and you can stay like that for years.

But if there’s a little difference, then you feel you have to do something. So when you accept the reality, the tragedy or whatever, you just end up feeling less, without feelings. Whereas feeling this tragedy means somehow reacting to it, however you react, but you do react.

On a le sentiment qu’à travers Anura, vous représentez l’homme comme un vieil animal blessé. Il y a ainsi cette très belle scène ou le vieil homme se couche sur la berge avec son arme .

Tout à fait. C’est vrai pour les deux personnages. C’est pourquoi le vieil homme est presque nu. Et lorsqu’ils sont nus tous les deux, ils gardent cependant une arme à la main. Ils sont donc comme des animaux, sauf que les animaux n’ont pas d’armes. Et ce que nous appelons soit-disant la civilisation ne désigne pas autre chose - l’invention des armes. C’est grâce à ces armes que nous détenons un pouvoir, même si nous sommes vieux, et épuisés.

Exactly. That’s very correct for them both. That’s why the old man is almost naked. And you see that when they’re naked both have weapons in their hands. So they’re like animals, excepts animals don’t have weapons. So what we call the so-called civilization is just this - the invention of weapon. That’s why we have the power, even though we’re tired. We just exist with these instruments around us.

Des animaux avec des armes, mais aussi une culpabilité face au meurtre, non ?

Oui, bien sûr. Vous voyez lorsque Anura est prêt à tuer l’homme, il ignore de qui il s’agit. Une nouvelle fois, l’ennemi est abstrait. On tue des gens sans savoir qui ils sont. Le sentiment n’intervient pas. Il s’agit simplement d’un mécanisme, d’une opération. On le fait parce que quelqu’un nous dit de le faire, nous force à le faire. De la même manière que Bush peut dire à quelqu’un d’aller tuer des milliers de gens sans qu’à aucun moment l’émotion, le sentiment n’interviennent. Lui en tout cas ne se sent pas coupable.

Yes, of course. Well, you know when he’s there to kill the man, he doesn’t know who that person is. So that here again, the enemy is abstract. You’re killing people, but you don’t know who they are. You don’t have any feeling when doing this. It’s the just the mechanism of doing it. You do it because someone makes you do it, forces you to do it. Just like Bush can tell you to go and kill thousands of people without any feeling. He doesn’t have any guilt or anything.

Celui qui ordonne le meurtre se défausse donc de toute sa culpabilité sur celui qui exécute l’ordre ?

Tout à fait. C’est pourquoi je voulais que mon personnage ressente cette culpabilité. Même si elle-même devient abstraite, indéfinie. Car si l’on tue quelqu’un et qu’on entend le lendemain à la radio que des milliers de personnes ont disparues, disparues, non pas exécutées, alors c’est comme si vous aviez tué non pas une personne mais des milliers. Donc il faut prendre cette culpabilité à un niveau plus philosophique. Il ne s’agit pas d’un accident. Si vous tuez quelqu’un dans un accident, vous pouvez découvrir de qui il s’agit et essayer de faire quelque chose pour sa famille. Alors que c’est ici impossible.

Exactly. That’s why I wanted my character to feel this guilt. But at the same time, that guilt itself becomes abstract, indefinite. You can kill someone and hear the next day on the radio that thousands are missing. Missing, not dead, not killed. Well you can say it’s like I’ve killed not one, but thousands of them. It could be all them. So the feeling of guilt is here to be taken to a more philosophical area. It’s not like an accident. If you kill someone by accident, you’re going to be able to find out who he is and try to do something for that person’s family. Whereas here you can’t.

Donc vous êtes condamné. Et que se passe-t-il après ? On le voit courir, ressentir cette culpabilité, puis tomber sur le sable.

Je pense que c’est en fait la seule fois qu’il cherche vraiment à ressentir quelque chose physiquement. Il court, il court, puis il se retrouve sur le sable, les yeux ouverts. C’est comme une confession de ce qu’il a fait et cela le terrifie.

Well I think it’s the first time that he wants to feel something physically. So he’s running, he’s running and then when he’s lying on the sand, eyes open. It’s almost a confession to the world that he has done something. And he’s terrified by that.

Qui est l’home enfermé dans le sac ? S’agit-t-il de son ami, de l’amant de sa femme ?

Ah (rires). Je ne pense pas qu’il se dise qu’il a tué quelqu’un de proche, comme son ami ou le vieil homme. Mais pour le sens dramatique du film, c’est évidemment mieux si le doute subsiste pour le spectateur.

Well (laughing). I don’t think that he thinks he has killed someone close to him, like his friend or like the old man, but for the drama, for the audience of course, it’s better if the doubt is here.

Et en ce qui concerne la mort de la sœur d’Anura ? Quel lien y-a-t-il entre sa mort et son refus, son déni de la sexualité ?

Avec sa volonté de disparaître de la surface de la terre, il y a l’idée d’un retour comme dit le vieil homme, de revenir à nouveau marcher, marcher, marcher encore. C’est une femme qui ne sait pas ce qu’est la féminité. Elle ne sait pas vraiment qui elle est. Elle devient une victime parce qu’elle ne vit pas sa sexualité. Donc on peut dire qu’elle représente les femmes qu’on transforme en victimes dès lors qu’on leur refuse leur droit à la sexualité. Et lorsqu’on refuse la sexualité, on devient étranger à sa propre nature.

C’est pourquoi il y a dans la légende du Petit Oiseau cette femme qui cherche un homme pour se marier, faire des enfants et prendre à nouveau part au cycle de la nature. Or comme l’homme souffre lui-même d’une profonde blessure psychologique, il ne peut l’aider, et la roue continue de tourner. Donc tous les personnages féminins du film se retrouvent dans la légende.

With this desire to disappear from this land, there is the notion of a return, a coming back, like the old man says, to walk and walk and walk again. She is a woman but she doesn’t know what womanhood is, she doesn’t know who she is exactly. She becomes a victim because she doesn’t feel her sexuality anymore. So yes, you could say that she represents women who are victimized when asked not to feel their sexuality. And when you refuse sexuality, you separate yourself from nature.

That’s why in the Little Bird legend, there’s this girl looking for a man to get married and have children and take part again in the cycle of nature. But as the man himself suffers from a psychological trauma, he can’t help her, and the wheel keeps on spinning. So all the feminine characters of this film become part of the legend.

D’où vient cette légende. Existe-t-elle réellement ou est-ce vous qui l’avez écrite ?

Non, elle existait. Il y a une très forte tradition orale du conte au Sri Lanka. J’avais l’habitude enfant, d’entendre ce type d’histoires de ma grand-mère ou de ma mère. Je suis sûr qu’elle date peut-être de plus de deux mille ans. Elle s’est transmise oralement, et sa puissance provient du fait qu’elle parle de traumatisme psychologique. Il y a cette dimension d’un art pur, crée non par une seule personnes mais par des générations entières. Comme ce que disait Tarkovski à propose des églises orthodoxes russes.

No, it already existed. We have a very strong story-telling culture in Sri Lanka. When I was small, I would hear those stories from my grand-mother and my mother. I’m sure this story is about two thousand years old, because it just came from mouth to mouth, you know. And it’s very powerful because it talks about psychological trauma. I think it’s a sort of a pure art, because it wasn’t created by one person. It was created but whole generations. Just like Tarkovski’s work on orthodox churches.

Le travail des icônes dans Andreï Roublev ?

Oui, c’est pareil. Je ne fais que passer l’histoire, je ne la transforme pas. Je la laisse telle qu’on me l’a transmise pace qu’elle a cette force, cette puissance. Quand quelque chose est aussi ancien, tout l’accessoire, tous les détails ont disparu à mesure pour ne laisser que l’essence. Dans ce cas, cette histoire parle vraiment de violence psychologique et physique, d’où sa forme cyclique. Elle ne vous dit rien sur ce qui est bien ou mal, simplement qu’en nous il y a ce côté sauvage, et qu’il fait parti de notre nature.

Yes, it’s the same. And I’m just using it, I’m passing it. I’m not transforming it, I leave it as it is because it’s so powerful, so unique. I think when something has existed for a very long time, everything that is unimportant disappears and you have only the core left. Here I think it’s absolutely a story on physical and psychological violence, hence the repeating structure. It doesn’t tell you what is good or bad. It only tells you that you are row, in a way, and that it’s part of your nature.

A quel moment dans l’écriture est intervenue la fable, qui redistribue tous les rôles du film à postériori ?

Au départ, il y a longtemps, je ne voulais faire un film qu’autour de cette histoire du Petit Oiseau. Quelque chose de très féerique, très abstrait, un peu dans le goût des Rêves de Kurosawa. Puis j’ai compris que je ne pouvais plus faire ça. C’était trop de l’ordre de l’imagination. J’ai donc décidé d’utiliser cette très vieille histoire en la transposant autour de personnages actuels, des personnages sans passé. Si bien que le seul élément passé du film provient de cette légende.

I was thinking about making a film on that Little Bird story alone. I originally wanted to make it like a fairy tale, a very abstract story, something close to Kurosawa’s Dreams. That was my intension at first, and then I understood I couldn’t create that anymore, because it had so much to do with imagination. But I decided to use that very old story with characters living now, characters who don’t have a past. So that the only past we are aware of comes from this legend. The art of civilization coming through that legend.

Quelle a été la première idée, le premier élément à la base du film. Etes vous parti d’abord de la légende ?

Non (pause). Je ne me rappelle pas (rires). Je pense que je connaissais ces personnages, surtout celui d’Anura. Je savais qu’il serait amené à se voir en vieil homme. Tous les rapports avec les autres ont été établis à partir de lui. Et tous ces personnages, différents les uns des autres et qui sont pour certains issus d’autres films, ont une chose en commun, une chose qu’il partagent - l’espace où ils vivent, le paysage. C’est le paysage qui les relie.

No (pause). I just can’t remember (laughing). Well, maybe the thing is I knew these characters. I was thinking about them, specially about Anura. I knew he would see himself as an old man. The relationships were all built from him. And all these characters, who are very different from one another somehow, and who come from different films also, well there’s something they have in common, something they share - the landscape where they live. The landscapes binds them together.

Que pouvez-vous dire sur vos acteurs et la manière dont vous avez travaillé avec eux sur le set ?

Mahendra Perera est sans doute un des grand acteurs sri-lankais. Je disais aux acteurs « Tout est logique, donc vous pouvez poser n’importe quelle question ». Mais très vite ils ont cessé de poser des questions parce qu’il n’y a aucune logique, c’est ça la logique (rires). Non, je voulais qu’ils soient nus, qu’ils soient naturels face au paysage. Je leur ai demandé de réagir aux lieux de tournage, à la lumière. Et comme au Sri Lanka le soleil est vite très haut, nous ne tournions qu’aux alentours de six heures du matin ou à partir de 7 heures du soir.

Mahendra Perera is definitely one of the great actors in Sri Lanka. I would tell them « Everything’s logical, so you can ask any question you want ». But somehow they stopped asking questions really soon because there’s no logic, that’s why it’s logical (laughing). No, but I wanted them to be really naked, just to be themselves on the locations. I asked them to react to the locations, to the light. But you know in Sri Lank, the sun being so high up, we either had to shoot at six in the morning or from seven in the evening.

Malgré leurs différences, Lata, Soma, Batti, sont donc toutes enfermées dans cette dépendance vis à vis des hommes. Une dépendance qui ne leur apporte rien sinon la souffrance. Ce que vous montrez de l’armée et de manière plus cachée sur la religion sont elles à l’origine de l’interdiction du film au Sri lanka ?

Le film n’a pas été interdit. Mais l’état sri-lankais est un peu, comment dire (rires) abstrait, si vous voulez. Le film a été accepté officiellement, sans aucun problème. L’armée l’a ensuite accepté parque ce que le gouvernement l’avait accepté. Et c’est un régime démocratique, donc tout à chacun peut être contre le film. Mais des gens influents se sont exprimés dans les médias contre le film, puis les médias se sont tournés à leur tout contre moi, puis des articles ont été écrits contre le film et les gens m’ont pris à parti ainsi que le film.

Pour moi, le vrai problème est que le gouvernement n’est pas aujourd’hui capable de protéger l’art. Il n’existe pas d’institution qui aurait pu empêcher cet effet boule de neige. Rien n’a été fait. Certainscinémasn’ontpasvouluprojeterle film parce qu’ilsnevoulaient pas s’impliquer. Il ne s’agissait plus d’art mais de politique selon eux. Et au bout de deux semaines, les projections ont cessé. C’était terrible.

The film wasn’t banned at all. That’s why the state of Sri Lanka is very (laughing) abstract, you know. Officially, the film was accepted, without any problems. Afterwards, the army accepted it because the government accepted it. And you know it’s a democratic system, so anybody can be against the film. And then powerful people turned to the media and the media turned against me and articles were written against the film and people turned against me and against the film.

To me, the main problem is that government today is notcapable enough to safeguard art. An institution could have prevented all this to happen. But nothing was done. Theatres said they couldn’t show the film because they didn’t want to get involved. It wasn’t about the art but about politics. So two weeks later the screenings were stopped. It was terrible.

Vous êtes presque devenu un personnage du film, dans une guerre en suspension ? Et vous êtes parti.

Tout à fait. Je me sentais comme un ennemi. Je suis devenu victime de tout ça. Mais bien que cela ait été difficile en tant qu’artiste, je suis tout de même heureux. Dans le sens où les gens ont réagi au film, de manière très émotionnelle, très violente, mais ils ont réagi. Et je n’ai montré que ce qui se passait là-bas. Il y eut une réaction : « Nous ne voulons pas de ça, nous le savons ou nous ne voulons pas le voir, nous ne l’acceptons pas. Nous ne voulons pas être comme Anura. Nous voulons vivre, nous voulons voir autre chose ». Donc c’est tout de même quelque chose qui...

Exactly. You know I felt just like an enemy. I became a victim at the same time. But even though it’s very difficult for me as an artist, somehow, I’m happy. In the sense that I’ve made them react. They reacted to my film, very emotionally, very violently. And I just showed them what was going on there. There was a reaction : « We don’t want that, we know it or we don’t want to see it, we don’t accept it. We don’t want to be that Anura. We want to live, We want to see something else ». So it’s something (laughing)...

C’est une grande réussite, quand bien même douloureuse.

Disons que c’est une réussite très risquée. Cela s’est passé, voilà. A un moment donné, je me suis demandé en quoi j’étais vraiment responsable. J’ai fait un film. Je dois me retrouver maintenant. Je suis conscient d’un danger que je n’imaginais pas auparavant. Jusqu’à présent, je rêvais de Tarkovski ou Bergman, dans une conception très intellectuelle de l’artiste. Je pense que cette expérience m’a vraiment fait entrer de plein pied dans la réalité (rires).

Well, it’s a very risky one anyway. Let’s say it just happened. I asked myself what I was really responsible for. I made my film. And I have to synchronize my time now. I am aware of danger. Until making this film, I was dreaming of Tarkovski and Bergman, I was living in that psychological dream of the artist. Now I think that experience made me really come into reality, you know (laughing).


Stéphane Mas