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Le plafond de verre / Les défricheurs. Yamina Benguigui
L’entreprise black, blanc, peur





Après avoir sondé la mémoire de l’immigration maghrébine dans un documentaire de référence, Yamina Benguigui, avec une longueur d’avance sur son monde, dresse le bilan accablant des difficultés d’intégration des jeunes diplômés issus de l’immigration. Au plus près des corps marqués, de la parole douloureuse, des regards tantôt désabusés, tantôt déterminés, le documentaire explore les rouages d’une mécanique à exclure bien huilée, perdant pied avec la réalité d’une société pluriethnique. Loin de tout pensum didactique, la réalisatrice s’offre des échappées mélancoliques comme autant d’appels d’air au sein d’une société arc-boutée sur ses préjugés, son passé non assumé et ses réflexes français camembert.

Pafond de verre : Expression de la sociologie américaine des années 1970 qui désigne une frontière invisible en ce qui concerne les emplois et les fonctions, une ségrégation verticale dans le déroulement des carrières des femmes, qui fait qu’à diplôme et compétence égale, on n’accède pas aux positions les plus élevées dans la hiérarchie.

Chiffres à l’appui

Tout débute dans les quartiers d’affaire de Paris. De grands immeubles anonymes, flambant neufs dominent la caméra de Yamina Benguigui. D’emblée, la contre-plongée pose le cadre d’investigation de la réalisatrice. Il s’agit de comprendre, d’analyser, de tenter de percer le fonctionnement, les logiques internes de ces remparts de verre qui ne s’ouvrent qu’à une catégorie bien précise de la population des demandeurs d’emploi. Qu’est-ce qui se trame derrière ces façades inamovibles, hautaines et secrètes ? La réponse ne se fait pas attendre et, si l’on peut considérer que c’est un secret de polichinelle, nous rentrons au cœur d’un système de ségrégation à l’embauche chez les BAC + 3, 4, 5 issus de l’immigration.

Si les faits sont connus, les mécanismes qui engendrent cette injustice restent, eux, bien opaques. Le temps de quelques témoignages aussi concis que lapidaires, la réalisatrice jalonne le terrain : le taux de chômage est trois fois plus élevé chez les jeunes français diplômés d’origine étrangère, Maghreb, Afrique noire, que chez leurs homologues « gaulois ». Un homme au patronyme à consonance française, résidant à Paris, d’apparence européenne, à cinq fois plus de chance de se faire convoquer à un entretien, selon une étude de l’Observatoire des discriminations datant de 2004. La liste des statistiques pourrait s’étaler à l’infini. La pertinence de Benguigui est d’y avoir recours avec parcimonie.

CV colorés, prière de s’abstenir

Dans la droite ligne de l’incontournable Mémoires d’immigrés : L’Héritage maghrébin , c’est par le biais de la collecte de témoignages que la réalisatrice tente de percer le secret de l’usine à frustration que représentent ces grandes entreprises, fleurons de l’économie française. Première difficulté : débusquer et convaincre les personnes clés de ce système, les directeurs des ressources humaines, de témoigner sur les pratiques de recrutement en vigueur. Ce n’est pas une mince affaire. Un seul accepte la rencontre. Mais son discours synthétise parfaitement les suspicions ambiantes. Oui, il s’agit de diviser par dix la pile de CV. Oui, il faut minimiser, en cas de dégraissage, le risque du soupçon de racisme. Oui, le noir ou l’arabe, dans l’inconscient collectif, est un bon exécutant, mais ne peut diriger, commander. Oui, pour éviter les cas de conscience, il ne faut pas mettre le doigt dans l’engrenage, donc ne pas proposer d’entretien à ce genre de candidat. La boucle est bouclée, les portes bien verrouillées. La démonstration implacable.

Capter l’indicible, le langage des visages

Les témoignages des principaux concernés, des jeunes laissés sur le carreau, s’enchaînent et viennent ébranler un édifice dont le sommet paraît inaccessible. Dans un style frontal qui caractérise le cinéma de Yamina Benguigui, au plus près des visages, une parole douloureuse émerge chez ses interlocuteurs dont l’amertume, le courage et le désespoir parfois, envahissent tour à tour l’écran, quitte à enregistrer la larme à l’oeil d’un quarantenaire diplômé en micro-économie, et reconverti en jardinier à la suite d’une dépression. La limite est parfois ténue, mais on évite l’écueil du pathos tant ces bribes de phrases, ces hésitations, cette souffrance enfouie s’incarnent avec force et retenue dans les plans serrés et attentifs de la réalisatrice. Ce qui ne lui vaut pas que des amitiés. Certaines associations lui reprochent de véhiculer et d’entretenir l’image du beur ou du black pleurnicheur, de conforter la vision européenne de la victime, du travailleur immigré qui courbe l’échine, de leurs enfants désemparés face à l’incompréhension et l’illogisme de leur situation.

Du cimetière désillusion à l’aliénation identitaire

La force de la mise en scène du film est de réinscrire la situation matérielle de ces recalés du marché du travail dans une perspective de vie, dans leur vie. Loin de figer les témoins dans une logique de l’échec, le parti pris est bien de montrer que, malgré les six cents lettres de candidature d’un ingénieur en mécanique débouchant sur trente entretiens classés sans suite, c’est la persévérance qui continue d’habiter les témoins. Derrière les constats désabusés d’un pays, d’un système éducatif qui encourage aux études pour finalement laisser ses enfants sur le palier de la porte vitrée, les individus s’organisent, rejoignent des associations, remettent en question leurs projets, dévalorisent parfois compétences et diplômes pour mettre un pied dans le sacro-saint monde de l’entreprise. Jusqu’à en nier sa propre identité, telle cette jeune maman d’origine algérienne qui modifie sur ses CV un prénom un peu trop exotique pour accroître ses chances non pas d’être embauchée, mais simplement d’obtenir un entretien.

De la reproduction chez les cadres supérieurs

Si la charge émotionnelle portée par le vécu de ces jeunes diplômés est intense, l’habileté de la mise en scène est de ponctuer ces entretiens de plans larges en extérieur, scrutant les alentours d’une entreprise, d’une habitation, réinscrivant ces jeunes dans leur territoire : ils sont Français, comme le martèle une mère d’origine antillaise à sa fille fraîchement sortie d’une école de commerce. La caméra se promène au détour des paysages et interroge ces lieux anonymes et désincarnés face à l’inquiétude et aux troubles de ces prétendants. Comme le souligne le sociologue Philippe Bataille, qu’en est-il du sort de ces jeunes dont les familles ont subi de plein fouet une exclusion tacite liée à leur origine ethnique et qui ont consenti à d’énormes sacrifices pour rattraper leur retard en termes de langue, de culture, de niveau d’éducation, qui ont gravi tous les échelons mais restent aux portes de l’entreprise, symbole de tous leurs espoirs ? La réponse est désarmante de simplicité. Les responsables de recrutement et autres DRH répondent à une logique qui minimise le risque d’échec sur l’embauche, érige le conformisme et le candidat « classique » en règle du jeu. D’où une préférence pour le CV qui « ressemble » au cadre recruteur parmi lesquels les minorités visibles sont quasi absentes. Une sorte de penchant à la reproduction ethnique que n’aurait pas renié Bourdieu.

Des perspectives compromises par un passé à charge

En guise de solutions, le film de Benguigui s’avance sur la piste savonneuse de la discrimination positive. S’appuyant sur l’exemple américain des Civil Rights et de l’action de Martin Luther King dans les années 60, les pays anglo-saxons ont mis en place un arsenal juridique pour prévenir toute tentative de discrimination raciale à l’embauche. Mais la France comporte deux spécificités qui entravent cette axe de recherche : d’une part, les statistiques établies sur des critères ethniques sont interdites au nom de l’égalité de traitement républicaine inscrite dans la Constitution. De l’autre, la discrimination ethnique au sein des entreprises se fait volontiers insidieuse, latente, « vicieuse », comme le précise une responsable des ventes d’origine algérienne employée chez Yves Saint Laurent.

De ce fait, les candidats n’ont pas forcément à faire à un acte raciste conscient, mais, selon Laetitia van Eckhout, journaliste au Monde, se heurtent à la logique « d’un système qui se contente de reproduire des situations de moins en moins en phase avec la réalité de la société ». C’est donc bien au niveau de l’inconscient collectif que se situe le principal obstacle, un inconscient français qui, pour évoluer dans ses représentations de l’autre, se doit avant tout d’opérer un examen de conscience à grande échelle. Et Yamina Benguigui de pointer les zones d’ombre de la mémoire française qui ne peut pas faire l’économie d’un certain nombre de points cruciaux : solder l’héritage colonial, pacifier la relation à l’islam, prendre en compte la composante pluriethnique de la base sociale de la population.

Entreprises modèles en quête de rachat

Si le constat paraît accablant et la tâche à accomplir immense à l’issu de la première partie du documentaire, le second volet intitulé Les défricheurs vient apporter un contrepoint salutaire au propos de la réalisatrice. La responsabilisation des entreprises : Une Charte de la diversité a été signée le vendredi 22 octobre 2004 par 35 chefs d’entreprise, s’engageant ainsi à ouvrir au métissage le recrutement de leur personnel. C’est à l’initiative de François-Henri Pinault, PDG du groupe PPR (Pinault-Printemps-Redoute), que Yamina Benguigui installe sa caméra dans les bureaux des différentes filiales du groupe et recueille la parole de « ceux qui ont réussi », ceux qui, à force de volonté et d’abnégation, ont non seulement pénétré ces lieux proscrits à leurs semblables, mais surtout évolués jusqu’à des postes à responsabilité. Toujours au plus près des visages, en plans serrés, toute la fierté et la joie de ces exceptions qui confirment la règle envahissent le spectateur, donnent une bouffée d’oxygène, et, sur fond sonore d’un rap-musette endiablé, ravivent l’espoir d’une situation jusque-là sclérosée.

L’émotion de Mezziane, fils d’immigrés algériens, enfance à Drancy, lucide sur la décadence d’un quartier duquel il incite les jeunes à se détacher, se déverse tout sourire dehors, et une larme à l’œil. La fierté sereine et la joie enfantine de cette femme noire, à présent directrice de la FNAC Bastille à Paris, recevant la reconnaissance de ses employés comme autant de friandises dont on se régale. La quiétude de Gabriel, le fils d’ivoirien, directeur d’un Conforama qui analyse avec lucidité son parcours exemplaire mais scandé d’obstacles liés à sa couleur de peau.

Où le volontarisme angélique se heurte au déterminisme social

Si tous ces portraits sont d’une vivacité et d’un humanisme contagieux, ils ne cèdent pas à l’angélisme et n’occultent en rien les problèmes de fond. Leur présence à ce niveau de responsabilité reste marginale car si la base de l’entreprise et le discours des dirigeants se rejoignent parfois, les blocages les plus importants se situent au niveau des cadres. Responsable d’équipe, chef de magasin, oui ; cadre supérieur, décideur, veuillez patienter. C’est au niveau du « management intermédiaire » que le bât blesse. Et comme les recrutements se décident à ce niveau, le serpent a fâcheusement tendance à se mordre la queue. Autre bémol, la situation de ces jeunes « arrivés » avalise le discours volontariste d’une certaine classe politique française, dont fait partie Azouz Begag : à force de volonté et de courage, on peut gravir ces échelons, et la fleur éclot au milieu d’un terrain vague. Reste que tous ne naissent pas également armés face aux épreuves quotidiennes, aux humiliations ou aux insinuations liées à leur couleur de peau, aux chances qui leurs sont données pour s’extraire de leur condition sociale. Au-delà de l’aspect « film de commande » et de la mise en avant du rôle social de l’entreprise (...), Les défricheurs s’avère être une formidable galerie de portraits plus vivants et énergiques les uns que les autres. Faute de recette miracle, Yamina Benguigui pose le débat, ouvre les perspectives et, au coin d’un sourire, ranime la flamme d’une société rêvée, en phase avec « ses enfants de nulle part ».


Guillaume Bozonnet