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Madame Henderson présente - Stephen Frears
Kitsch transformé en or





Si le titre n’avait déjà été pris pour le seul film de la Columbia tourné avec Marilyn Monroe, peut-être Frears aurait-il opté pour Les reines du music-hall. Emportant le spectateur dans un véritable ballet faisant feu de toutes parts, Mrs Henderson présente place l’allumette sur des sous-genres emboîtés en petites poupées russes au teint cependant très british. Brillant hommage à la comédie musicale et au music-hall, le manège de Stephen Frears visite aussi la comédie dramatique sur fond de drame historique et personnel. Une ambition narrative au seuil de l’obésité dont le réalisateur britannique tire avec brio un film délicieusement frais.

Excentrique, inculte et pétillante quinqua devenue veuve et riche à la veille de la seconde guerre mondiale, Mrs Henderson rachète un théâtre et engage Vivian Van Damm pour le diriger. Une scène, un couple et quelques filles en fleur. Ajoutez un chanteur, quelques notes de piano dans un bain de couleurs. Les comédies musicales du West End London renaissent dans un ballet impressionnant de maîtrise et de légèreté, avec en plus quelques seins dénudés.

S’il s’agit au départ de décrire la première apparition de la nudité sur une scène Londonienne, les voyeurs seront déçus. Pas une once d’érotisme ou de pornographie ne ponctue en effet le film. C’est que Frears comme Hergé cible de 7 à 77 ans, plaçant l’argument dans la matière même de ce qu’il filme : des corps, des rubans, des lumières - du music-hall plein les yeux.

Scène au centre d’un couple sans ménage.

Frears reprend d’abord à Rick Altman le principe de la narration à double-focus dans le dialogue incessant entre ce qui se passe sur la scène et en dehors de celle-ci. Redéployant cette mise en abyme dans un habile jeu de miroirs, le réalisateur britannique va cependant plus loin.

La scène de la comédie musicale est donc le lieu où se rejoue la réalité historique extérieure (la guerre), mais aussi celle plus intime entre Mrs Henderson et Vivian Van Damm. A l’exubérance des couleurs, du chant et de la danse (Mrs Henderson) correspondent les tableaux de nus, dignes et sobres, composés par Vivian Van Damm.

La scène n’est donc pas seulement le centre du théâtre mais bien sûr du film et surtout du couple, lui-même d’autant plus vivant qu’il n’existe pas, ou plutôt qu’il n’est pas reconnu. Veuve récente contre vieux marié, c’est en effet bien autour de cette scène que Mrs Henderson et Van Damm passent le plus clair de leur temps à se courir après.

Frears opte pour le Vaudeville et se délecte à dépeindre ce couple impossible, enfantin et butté, pratiquant pêle-mêle jeu de cache-cache, ping-pong verbal et déguisement. A qui pourra voir et choyer au mieux leurs jeunes protégées, Van Damm et Mrs Henderson sont les parents discordants d’une grande famille bancale qui, avec ou sans vêtements, cache aussi ses secrets et ses meurtres, réels ou symboliques.

Anatomie et comédie musicale.

La réussite au shaker de Frears passe d’abord par l’absorption des trois différents genres que contient la comédie musicale [1]. Celle du spectacle d’abord, où la formation du couple s’associe à la création d’une oeuvre d’art, celle aussi du conte de fée, où le couple se constitue en parallèle d’un ordre restauré dans le domaine de l’imaginaire, celle enfin du folklore où la constitution du couple annonce les retrouvailles de la communauté toute entière avec la terre et la nation qui sont les leurs.

La comédie musicale de spectacle constitue la partie plus importante du film. Couleurs, musiques et danses forment un bouquet de vie qui s’oppose de manière réjouissante à la réalité extérieure. Le music hall apporte ainsi par sa fraîcheur une cure de jouvence à un Londres de l’entre-deux-guerres coincé dans la raideur de son héritage victorien.

Montrant l’un comme l’autre avec panache, Frears se joue des stéréotypes comme un bambin dans un bazar de l’histoire des arts et des nations, jamais aussi à l’aise que dans la juxtaposition puis dans le mélange actif des genres et surtout des cultures.

Mrs Henderson & Lady Conway : AbFab chez les aristocrates.

Soit Mrs Henderson, figure excentrique d’une aristocratie anglaise dont la fortune s’est faite en Inde, contre Van Damm, directeur de théâtre avide de discours, de grandes idées et d’indépendance artistique. Une femme dont le dynamisme et le franc parler assassin, l’ennui de l’étiquette, des conventions, rapproche plus du nouveau riche américain que de l’aristocrate anglaise.

Mrs Henderson pratique le sport, la gaudriole et l’insolence, formant par contraste avec Lady Conway (Thelma Barlow, irrésistible), confidente et maître-stratège, une version septuagénaire et antidatée d’AbFab à son meilleur.

L’humour so british, verbal et cinglant du couple féminin s’oppose au sérieux Van Damm dont l’idéal d’avant-garde théâtrale sera vite adouci par l’impératif économique. Joyeux mélange des genres dans lequel le Windmill Theater, double du film, porte décidément bien son nom. Théâtre du Moulin à vent, où l’on brasse de l’air, des corps et de la fantaisie. Une volonté de brassage qui chez Frears s’opère surtout entre grande et sous-culture, pour un cinéma omnivore où l’on trouve presque tout expliqué aux petits.

Kitsch et bazar de l’art. Hommage au bord de la parodie.

Si la comédie musicale classique tient avec beaucoup de savoir-faire le devant de la scène, les tableaux immobiles de jeunes femmes nues empruntés à la peinture classique apparaissent à l’arrière-plan nimbés d’une lumière toute suggestive.

Ce mélange où Delacroix puis Manet rivalisent d’anachronisme avec David Hamilton ou des clichés sur les Celtes, l’Egypte ou le Nouveau Monde dignes d’un calendrier des postes ou d’une double page de magazine, constitue par essence le charme très kitsch du film.

Car c’est de ce kitsch enfantin et populaire, issu de la comédie musicale, dont le film se nourrit de bout en bout. Et si le spectacle fonctionne, c’est parce que Frears admire sincèrement l’univers qu’il dépeint, même si, souvent penché vers l’auto-parodie, il laisse au spectateur la possibilité d’en rire.

Renverser une jeune fille et voir dans son regard la nouvelle star d’une revue de music-hall ? So charming ! S’interdisant le ralenti, le réalisateur opte pour le sauvetage de noyade et joue des clichés pour une symbolique en cocarde. L’artifice n’a rien de transparent ; bien au contraire les ficelles sont cordages, les symboles des enclumes.

Pathos s’en va-t-en guerre.

Avec l’entrée en scène de la guerre, le burlesque cède la place au mélodrame. Frears n’évite pas le pathos puisque celui-ci fait partie du contrat. Prenant le tout pour le tout, il assume même son goût des métaphores hypertrophiées.

C’est donc du bas-ventre, en sous sol, par le théâtre de belle chair que se retrouve un certain esprit de résistance : des femmes aux seins nus se tiennent debout sous les bombes, reprenant littéralement l’adage le plus galvaudé des arts de la scène, The show must go on. Enfin viennent la mort, les larmes et la douleur. Alors quoi ? Osé, facile, grotesque, symboliste et pompier ? Qu’importe puisque l’outrance, loin de surprendre, n’est que la suite du programme annoncé.

S’il est d’usage de rire et de pleurer dans toute comédie musicale, du moins Frears laisse-t-il son spectateur libre du choix. Certains pourront pleurer la mort de Maureen tandis que d’autres iront rire de la réconciliation franco-britannique via la Marseillaise. Tous en revanche ne pourront que rallier Mrs Henderson dans son discours sur le fronton du théâtre fermé : la liberté de créer comme ultime rempart face à la barbarie de la guerre, ou l’art au secours du politique.

Et si jamais la finesse venait à manquer, prenez cet accessoiriste greffé d’une gigantesque poitrine sous la forme de deux énormes ballons placés contre son torse : ce plan ne vaut-il pas à lui seul quelques louches de pathos ?

Apocalypse et conte de fée : Coppola vs Frears.

Un plan qui viendrait d’ailleurs faire raccord avec un cinéma aux antipodes de Frears. Evoquer l’effort de guerre par des corps nus de femmes convoque presque par automatisme la scène mythique du débarquement des bunnies de Playboy dans Apocalypse Now.

Mais pour quelle perspective ? Là ou Francis Ford Coppola filmait une descente aux enfers et donnait une version grandiose et sauvage d’un mythe aussi bien cinématographique (la guerre du Vietnam) que littéraire (le Heart of Darkness de Conrad), Stephen Frears enchante l’intérieur d’une comédie musicale avec la légèreté frivole d’un dandy amusé.

Il ne s’agit bien sûr pas ici de comparer ces films, mais de se surprendre à les évoquer ensemble. Frears et Coppola rendent d’abord tous deux hommage à leur manière à deux genres phares du cinéma - le western et la comédie musicale. Or là où Coppola se distingue en mauvais élève génial, Frears brille en élève très doué, leurs visions s’avèrant aussi différentes que l’apocalypse l’est du conte de fée.

La frêle silhouette du soldat amoureux de Maureen, rose rouge à la main, fait en effet bien pale figure face au ténébreux capitaine Willard. De même que les soldats de Frears, sagement parqués dans le Windmill Theatre devant des corps nus immobiles ont bien peu à voir avec ceux de Coppola, prêts à en découdre pour s’approcher des bunnies débarquées d’hélicoptère.

L’antagonisme n’empêche néanmoins pas la convergence. Ainsi, entre la symphonie épique de Coppola et l’opérette pétillante de Frears, on peut noter entre les personnages d’étranges passerelles face à la mort et la vieillesse.

Kurtz observe Willard comme un fils spirituel dont il sera finalement la victime, tandis qu’à l’inverse Mrs Henderson provoque la mort accidentelle de Maureen, qui pourrait figurer comme sa fille. Plus tard, dans un très beau plan, on voit pour la seconde fois Mrs Henderson endeuillée seule dans une barque au fil de l’eau. Plus personne ne rit alors, et la lumière, la teinte du ciel, les arbres immenses rappèlent soudain toute la peinture de Corot.

Tout au fond du soleil, une petite pointe de noir.

Au delà de sa performance d’actrice avec Bob Hoskins et Thelma Barlow, Judi Dench impressionne dans la très belle séquence où elle s’observe dans un miroir avec les mêmes plumes dont, par une série de plans alternés, on voit sa jeune et belle protégée se servir.

Une preuve de plus que l’académisme souvent reproché à Frears ne l’empêche pas de viser juste. Ce rapport à la mort et au vieillissement donne en effet au personnage de Mrs Henderson une profondeur bienvenue dans un film aussi léger et lumineux.

Mi-bouffon, mi-sérieux, Stephen Frears se tient sans doute à l’exact entre-deux de ses personnages principaux. Chef d’orchestre d’un film-opérette ayant pour chœur une comédie tout à la fois musicale, sentimentale et dramatique, le réalisateur britannique joue à merveille du pathos et du rire, mais aussi de toute cette industrie des décors, des costumes, des accessoires évoluant dans l’ombre des acteurs. En véritable état de grâce, Frears signe un très bel hommage aux grandes comédies musicales des Kelly, Sinatra et Minnelli. Une véritable petite danse de délices.


Stéphane Mas

[1] Cf. Rick Altman, The American Musical, Indiana University Press.