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Pour un seul de mes deux yeux - Avi Mograbi
Borgne en révolte pour jumeaux fratricides





Plaçant le spectateur dans l’œil du cyclone Israël/Palestine entre l’immémorial du mythe et le réel au quotidien, Avi Mograbi orchestre une vertigineuse mise en abyme traitant moins de l’histoire que de sa confiscation par l’idéologie. Œil pour œil et hors de raison, un film sur la guerre et l’engagement d’un homme vivant son cinéma en temps réel. Film indispensable par les questions qu’il pose sur l’engagement et la responsabilité individuelles, ou la révolte au pied du mur.

C’est n’est pas un film drôle. Quelques jeunes sont réunis et se tiennent assez proches les uns des autres. Un homme leur demande d’inspirer fort, de fermer les yeux, de faire silence, puis de s’imaginer tour à tour juifs et romains, de se projeter dans l’histoire. La caméra tremble, on entend le vent par rafales. Le spectateur lui ne ferme pas les yeux, mais il voit des visages, des vêtements - Diesel, Nike, Quicksilver, des jeunes parlant anglais. On les croirait issus de n’importe quel suburb d’Amérique, mais ils viennent d’Israël et sont juifs.

La scène se déroule sur le site de Massada, aujourd’hui. Avi Mograbi filme depuis toujours l’histoire en train de se faire, la sienne, celle de son peuple, et comme une ombre derrière, celle du calvaire transitif entre juifs et palestiniens. Avec Pour un seul de mes deux yeux, la dynamique s’inverse. Présent non par humour mais par nécessité, le réalisateur reprend le conflit israélo-palestinien à sa source - l’ancien testament.

Travail d’enquête ou simplement fruit du hasard, Avi Mograbi plante sa caméra, descend parmi les siens et s’aperçoit bientôt avec vertige combien mythes, histoires et temps se mêlent, s’imbriquent sans cesse, jusqu’à se confondre dans une immense névrose.

Avi Mograbi s’est toujours placé en léger décalage face à son objectif. Il a ainsi bâtit de film en film une étrange autobiographie par l’histoire, où la petite, le plus souvent la sienne et celle de ses proches, se mêle à la grande, celle des peuples et des guerres. Pareil ici où le réalisateur insuffle à son film une sorte de schizophrénie propre à Israël. D’un côté large pilier d’écoute, Avi Mograbi observe et se tient comme témoin, tandis que de l’autre il s’engage, s’enrage et déborde en acteur.

Ainsi, en même temps qu’il saisit la confusion des temps, Pour un seul de mes deux yeux enregistre presque en temps réel le passage de la frontière entre documentaire et cinéma. Frontière qu’Avi Mograbi franchit, embrase, bouscule, réaffirmant par la forme non pas un cinéma engagé mais un homme engagé en train de faire du cinéma.

Caméra face au mur, entre parole et violence.

Assis à sa table de travail, Avi Mograbi converse au téléphone avec un ami proche palestinien qui se dit près du suicide. Mograbi bute sur les mots, le rire malhabile. Difficile de jouer des pirouettes d’humour face au désespoir. On ne verra pas l’ami, placé hors champ par la réalité. Mieux, à son visage en train de parler, Mograbi substitue dans son cadre l’image d’un petit poste de télévision. On devine sur ces images d’informations, de journaux, de comptes rendu de ce qui s’affronte au dehors des tanks, des jets de pierres et des chiffres. Deux plans pour montrer comment toute guerre nie l’individu, le séquestre, l’assimile au conflit dont il n’est qu’un élément dérisoire.

Un dispositif réduit donc presque à rien. Deux paroles pour une seule image, dédoublée elle-même par le poste de télévision. Mais aussi ce qu’on ne verra pas dans le film : un ballet triste à la surface de la plaie, d’une guerre rendue transparente par des images si banales qu’elles finissent par être dénuées d’affects. C’est donc à l’intérieur de cette scène initiale, entre parole, séparation et violence, que ce jouera le film.

Avi Mograbi part filmer le hors champ entre les deux amis, tout ce qui n’apparaît pas dans la représentation stéréotypée du conflit par les médias. Il part au plus bas, au poste de frontière, littéralement au pied du mur.

Le cinéaste filme l’irréel dans le réel. Là où sa sensibilité à l’absurde se soldait par le passé au parti pris d’en rire, Pour un seul de mes deux yeux entérine le franchissement d’un palier supérieur. Chez son ami hors champ, c’est l’impuissance face à l’absurde qui mène au désespoir, tandis que chez Mograbi, le cinéma mène l’absurde au combat, pour un engagement prenant la forme d’un appel à la désobéissance. Or plus que d’absurde il s’agit d’injustice. Aucune trace explicite de veuve ni d’orphelin, rien qu’un peuple contraint pour vivre à subir l’arbitraire.

Aliénation, humiliation, séparation.

L’armée israélienne tient le pouvoir de permettre ou d’interdire. Une toute puissance légale de la loi du plus fort, dont Mograbi fait l’inventaire des humiliations quotidiennes. Montrer ses papiers plusieurs fois chaque jour au même soldat qui vérifie aux jumelles de sa tour de béton, rester sur une pierre deux heures durant pour ne pas s’être retourné au bon moment, jusqu’à cette scène terrible d’une femme devant se rendre à l’hôpital à qui on refuse de monter dans l’ambulance présente sur place. Pas de parole, pas de visage. Juste une voix sortant à l’hygiaphone de la fente d’un blindé : Dégagez !

Avi Mograbi filme au noir. Deux moments se détachent néanmoins, d’autant plus révoltants qu’ils cristallisent l’absurde et l’injuste. Moments-déclics qui serviront de détonateurs au cinéaste. Des hommes qui cultivent la terre sommés sans raison de s’interrompre sous la menace d’une arme. Des enfants rentrant de l’école qu’on laisse plusieurs heures attendre derrière une grille en plein soleil. Dans les deux cas, un seul motif : l’absence d’autorisation de l’armée vis à vis d’elle même. Un même effet : empêcher la vie, toute la vie, dans ce qu’elle a de plus banal.

Mise en fiction, cette sorte d’enfer administratif et concentrationnaire rappellerait Kafka. Mais le réel a pris les droits. Mograbi filme là deux extrémités d’une seule mèche. De l’anodin à l’impensable, le réalisateur israélien saisit le délire paranoïaque et hiérarchique jusqu’à son apogée, avec la construction du mur, rempart illusoire contre l’autre, matérialisation surtout d’une immense névrose d’état.

Comme si Israël, appliquant en aveugle ou du moins en borgne la conception cyclique de l’histoire des grecs, semblait voué à répéter d’un siècle à l’autre son histoire et ses erreurs, victime de ses propres mythes.

Massada ou le sacrifice vengeur - l’identité confisquée.

Avi Mograbi pose l’origine du cycle à Massada. Face au siège des romains, les juifs zélés refusent de se rendre et optent pour le suicide, se prévalant en cela de Samson, super héros mythique élevé au rang d’idole nationale. Samson que la mort n’effraie pas, mais qui demande à dieu la force, exigeant la vengeance, « pour un seul de ses deux yeux », emportant dans sa mort autant de philistins et d’ennemis que possible. Au delà du revival historique et d’une méditation new age, ce que filme en réalité Avi Mograbi c’est une confiscation de l’histoire, sa manipulation, son détournement idéologique.

Soit en l’occurrence fonder l’identité juive sur la figure du siège, sur la menace d’anéantissement, et figer son peuple dans la posture d’une communauté en permanence sur la brèche, prise d’assaut de toutes part, et dont l’unique raison d’être, le seul salut semblent être le combat, la résistance, jusqu’au suicide s’il le faut.

Revisitant Massada aujourd’hui, Mograbi filme les jeunes adolescents du début, des enfants, des visiteurs du site priés par des guides de revivre l’histoire. Se projeter deux mille ans en arrière, s’entendre hurler en plein milieu du désert « nous ne nous rendrons pas ».

De cette identité tête de monstre en triton - paranoïa, sacrifice et combat, Mograbi filme les résidus présents. Pas une image d’archive, pas un discours officiel, pas une figure politique. Ce sont des bras de l’ombre, guides, éducateurs, soldats, instituteurs que Mograbi filme en train de lentement passer le message, comme un mythe en perfusion, une propagande insufflée de la naissance à l’âge adulte.

Film anti-juif ou désobéissance citoyenne ?

De jeunes rastas réunis autour d’un feu et d’une guitare évoquent Sanson face au lion attaquant sa caverne, Samson tuant 10 000 hommes d’un coup de poing, Samson comparé à Astérix, Superman, Popeye.

Plus tard, dans une des scènes les plus incroyables du film, Avi Mograbi se fraye un chemin parmi la foule. Une incursion surréaliste dans un concert de rock orthodoxe juif, où devant des jeunes le poing tendu vers une étoile de David, un vieux fanatique aux longs cheveux blancs couverts d’une casquette de cuir, vocifère son refrain post-punk « Vengeance, Vengeance, pour un seul de mes deux yeux, Vengeance ». On voudrait tous les enfermer, se frotter le seul de nos deux yeux qui reste, en appeler au cauchemar, mais en vain.

Peut-être le plus effrayant tient-il à ces jeunes à la fois consommateurs rastas à la cool attitude télévisuelle et révoltés grunges orthodoxes gonflés d’idéologie biblique mortifère.

Avi Mograbi tend ce miroir vers les siens, dénoncant le double extrémisme officiel et clandestin à l’origine de sa révolte. Faut-il y voir pour autant un film anti-juif comme il ne manquera pas d’être qualifié ? Pas un seul moment en effet Avi Mograbi ne rétablit le déséquilibre en faveur d’Israël. Pas une fois il ne montre son pays face aux attentats suicides ou un palestinien autrement qu’en victime.

Provocation ? Partialité ? Parti-pris d’inversion et de contre balancement de médias jugés eux aussi trop partisans ? Avi Mograbi prend le tout et le verse sur son titre. Il parle d’un œil et d’un seul, l’autre perdu dans la bataille. Son film n’est pas du reportage mais du cinéma. De la mise en scène, du montage, de la parole mise au bâillon qui explose par l’image et sans nul autre artifice.

A travers ses humiliations quotidiennes, l’armée cimente les fondations de la haine, et pour ceux qui cherchent à refaire l’histoire, l’existence se ramène à quatre options : combattre, prier, se rendre, se suicider. Mais vivre ? Non. « Il est plus facile de mourir que de vivre » argumente l’ami d’Avi Mograbi. Quitte à mourir pour mourir, autant ne pas être seul dans sa chute. Mais qui parle ainsi ? Le vertige prend vite lorsqu’on mesure avec quelle ironie les mots du palestinien servent de révélateur au film tout entier.

Les sourds parlent aux aveugles.

Ainsi, tout le discours des orthodoxes juifs vient comme justifier les attentats suicides palestiniens. « S’il est bon de vivre pour dieu, mieux vaut encore lui sacrifier sa vie ». Un basculement ahurissant qui donne au film d’Avi Mograbi ses palmes de très grand film. Donnant la parole au mythe juif et plaçant celui-ci face au réel palestinien, le réalisateur révèle au-delà de l’imaginable combien, dans leur schizophrénie temporelle, Israël et Palestine sont les deux yeux d’un même visage, tendance vaguement suicidaire.

Avi Mograbi remue le couteau dans la plaie avec un art certain de maître boucher. Si à aucun moment pourtant n’apparaît la moindre goutte de sang, c’est que le cinéaste ne questionne pas le symptôme mais bien les causes du mal. En s’attachant aux racines, ce film d’anthropologue moderne dessine l’ampleur du travail à fournir pour inverser un jour la dynamique du talion.

Sans doute cela passera-t-il par l’armée, l’éducation, les jeunes, successivement au centre du film. Mais en tant que cinéaste, Avi Mograbi filme avant tout l’avènement d’une parole. La sienne d’abord, inoubliable lorsqu’il explose et provoque les militaires comme jamais encore le cinéma documentaire ne l’avait montré. Celle de son peuple aussi, qu’il bouscule et malmène, l’obligeant à s’expliquer, se définir, se justifier face aux images qu’il lui tend en miroir.

Dr Gravi and Mister Mo.

Cinéaste démiurge, tantôt immobile, assis et à l’écoute avant d’apparaître le plan suivant sous les traits d’un activiste kamikaze vociférant, Avi Mograbi opère plus que jamais avec Pour un seul de mes deux yeux la fusion entre un cinéaste et son sujet.

En plein dans l’œil d’un cyclone de l’histoire dont il entend rendre compte de la manière la plus subjective qui soit, c’est en confrontant le mythe au réel qu’il pose au centre de son film les questions sur l’engagement, la résistance et la responsabilité individuelles dans une folie collective.

Lors des scènes finales de conversations avec son ami, Avi Mograbi regarde fixement la caméra tandis qu’au fond du cadre une fille passe dans un couloir. En dernière pointe, la vie bien sûr mais surtout l’humour finissent par percer, jusqu’à s’autoriser enfin un sourire, une respiration, un souffle. « I’m sure God will appreciate an honest man when you tell him you didn’t give a shit about praying ».


Stéphane Mas